L’été arriva, accompagné d’une forte pluie.
Les gouttes qui éclaboussaient les fenêtres rendaient le paysage flou. On ne pouvait distinguer la ville des montagnes lointaines qu’à travers les couleurs.
Debout devant la porte-fenêtre Roland, entendait encore résonner dans sa tête le chant de “La Cité de l’Amour”, dont la première représentation avait eu lieu trois jours auparavant.
Il n’aurait jamais imaginé que la pièce, combinée à la capacité d’Écho, puisse avoir un effet aussi saisissant.
Le spectacle terminé, un grand silence était tombé sur le public, tellement touché que la plupart des gens avaient les larmes aux yeux. Pour Roland, on ne voyait cela que lors des grands opéras de son passé. Dans les cinémas commerciaux destinés aux masses, les spectateurs n’étaient pas aussi émus alors que dire des gens de cette époque arriérée.
Il avait vu toutes les scènes réputées émouvantes et pourtant, il en frissonnait.
Cela était dû au pouvoir du “Chant de Résonance”.
Roland s’était aperçu de l’importance du chant inspirant au cours d’une guerre d’usure où, si les machines ne se fatiguaient pas, les gens eux étaient épuisés. Même s’ils transportaient sans relâche des fusils et des munitions sur le champ de bataille, les soldats étaient submergés par la pression liée à l’instinct de survie. Lorsque les vents leur étaient défavorables et que l’armée subissait de lourdes pertes, ce sentiment amplifié pouvait facilement leur faire perdre foi en la victoire finale.
Tout au long de l’histoire, les gens avaient envisagé de nombreux moyens de remonter le moral des troupes. L’un d’entre eux consistait à faire en sorte que les soldats puissent manger autant de repas chauds ou de crème glacée que possible. Une autre solution était de nommer un commissaire ou un aumônier militaire pour accompagner l’Armée. Mais pour Roland, cela n’était pas réalisable. D’une part, il aurait fallu une excellente capacité logistique d’approvisionnement et d’autre part, il était difficile en si peu de temps de former un groupe de soldats de soutien à la foi puissante, capables d’encourager les autres.
La capacité d’Écho lui offrait un moyen rapide d’améliorer le moral de l’Armée.
Même si, de prime abord, cela pouvait sembler un peu absurde, c’était la solution la plus efficace comparée à d’autres méthodes.
Il en était là de ses réflexions lorsqu’il entendit frapper à la porte.
C’était Barov.
– « Votre Majesté, les dernières statistiques concernant les achats de maisons sont enfin disponibles. »
– « Qu’est-ce que cela donne ? »
– « Exactement ce que vous aviez prévu », répondit-il, enthousiaste, en dépliant une liste sur la table d’acajou. « Depuis la première représentation de la nouvelle pièce, le nombre de gens qui se présentent à l’Hôtel de Ville pour louer ou acheter une maison a considérablement augmenté, de même que les demandes d’enregistrement de mariages. »
– « Vraiment ? »
Roland retourna à son bureau pour étudier les statistiques de Barov. “La Cité de l’Amour” n’était pas seulement un divertissement sans signification. En plus de louer la grandeur du travail et de la construction, la pièce véhiculait un autre message qui liait mariage et résidence stable. Plutôt que de laisser les étrangers développer lentement leur sentiment d’appartenance et de les faire progressivement accepter par les résidents au fil des contacts quotidiens, il était préférable pour lui d’établir une norme simple pour permettre aux réfugiés de s’intégrer plus vite à la population.
Et cette norme était le logement.
« Prenez un logement chez nous et vous serez des nôtres. »
Quoiqu’un peu rustre à première vue, ce slogan permettrait de gagner un temps précieux en cette période si particulière.
S’ils voulaient être reconnus par les résidents et fonder un foyer, les étrangers devaient absolument avoir leur propre maison. Et lorsqu’ils auraient acquis des biens immobiliers, c’est tout naturellement qu’ils défendraient la région. Bien entendu, il n’aurait pas été convenable de transmettre verbalement ces idées, cependant, à force d’assister à des représentations théâtrales, le public les concevrait de lui-même.
Un peu comme pour les diamants.
Le fameux slogan “Un diamant est éternel” en avait fait le roi des joyaux et au moment de leur mariage, tous les gens rêvait d’en posséder un, oubliant du même coup qu’il n’était pas aussi rare ni précieux qu’on voulait bien le laisser entendre.
Un logement était tout de même plus pratique qu’un diamant.
Cependant, si Roland voulait réaliser ses objectifs, il ne pouvait pas mettre la barre trop haut car les gens auraient le sentiment qu’il leur était impossible de l’atteindre. À la Cité Sans Hiver, il était à présent possible de louer une maison pour un royal d’or de loyer annuel. Une fois qu’ils avaient payé suffisamment de loyers pour rembourser le coût de la maison, les locataires en devenaient automatiquement propriétaires.
Le but n’était pas facile à atteindre dans la mesure où une chambre individuelle, la moins chère, coûtait au minimum 20 Royals d’or. Les ouvriers, comme par exemple les travailleurs temporaires et les hommes à tout faire, mettraient donc vingt ans pour s’offrir un logement de quinze mètres carrés pouvant à peine contenir un lit, une table et une salle de bain. À l’époque d’où venait Roland, on l’aurait qualifié d’”agent immobilier sans scrupules”.
À en juger par les statistiques de Barov, “La Cité de l’Amour” avait indubitablement contribué à promouvoir ses idées.
La plupart des demandes de location provenaient de nombreux réfugiés et de serfs qui venaient d’arriver dans le District Frontalier. Quant aux propositions d’achat, elles étaient déposées soit par des artisans dont les salaires étaient plus élevés, soit par des nobles déchus qui avaient pu emporter quelques biens. Une fois installés à la Cité Sans Hiver, ils deviendraient résidents à vie.
Devant le succès de cette expérience, Roland imaginait déjà le contenu d’une nouvelle pièce dont le thème serait le mariage et le travail assidu permettant de s’offrir une grande maison.
– « Excellent travail », dit-il en roulant la liste pour la rendre à Barov. « Il faut continuer de solliciter les réfugiés car la Cité Sans Hiver ne saurait se développer sans une population abondante. Cette mission et bien sûr prioritaire. »
Barov se mit à rire à s’en déformer les moustaches.
– « Bien, votre Majesté. »
– « Pendant que j’y pense, envoyez-moi Sophia. J’ai quelque chose à lui dire. »
– « Vous vouliez me voir, Votre Majesté ? » Demanda la sorcière en entrant dans le bureau. Elle portait une jupe noire et un chemisier blanc qui lui donnaient un air très professionnel.
– « Je voudrais élargir le champ de l’éducation et y inclure les réfugiés qui viennent d’arriver », dit Roland en lui versant une tasse de thé. « Si nous ne nous préoccupons que des citoyens officiels, les réfugiés devront attendre encore au moins un an pour pouvoir bénéficier d’une instruction primaire. »
– « J’ai bien peur que ce ne soit difficile dans l’immédiat », répondit Sophia. « Ils sont beaucoup trop nombreux. Je n’aurai jamais assez de professeurs ni de salles de classe. Pour que je puisse donner suite à votre demande, il me faudrait doubler, voire tripler les effectifs. »
– « Je connais une méthode capable de réduire la pression des enseignants. » Roland marqua une courte pause avant de poursuivre : « Les laisser étudier par eux-mêmes. »
– « Un auto apprentissage ? »
– « Exactement. Chaque semaine, nous donnons une conférence publique afin de leur enseigner les bases de la lecture et de l’écriture et le reste du temps, ils utiliseront des manuels illustrés leur indiquant la prononciation et feront seuls les exercices. Ils ne seront soumis à aucun examen de fin d’études et rien ne leur sera imposé. Ils apprendront à leur rythme. »
– « Mais… » Par réflexe la sorcière passa la main dans ses cheveux trempés par la pluie : « Votre Majesté, je doute que cela fonctionne. Sans la supervision d’un professeur, neuf personnes sur dix n’apprendront pas correctement. »
– « Aucune importance », répondit Roland en riant. « Je veux seulement leur en donner l’opportunité. »
Il se trouverai toujours quelqu’un qui, lassé de son emploi ennuyeux et mal payé, aurait à cœur d’atteindre au plus vite ses objectifs. Pour d’éviter que ces personnes ne s’égarent, il lui fallait les guider sur la bonne voie afin qu’elles puissent progresser. »
À l’avenir, de plus en plus d’emplois nécessiteraient des gens sachant lire et écrire, assortis de salaires de loin supérieurs à ceux des hommes toutes mains. De ce fait, ce serait une solution pour ceux qui voulaient acheter une maison et tirer un trait sur leur vie misérable et épuisante que de s’instruire par eux-mêmes.
Grâce à cette méthode, ces travailleurs pourraient rapidement prendre part à la construction de la ville.
Roland restait persuadé que s’il voulait préserver la vitalité du nouveau régime, la dernière chose à faire était de paralyser l’évolution des niveaux inférieurs.