Lorsque le feu jaillit de l’artillerie de bord, Hache-de-Fer sentit légèrement trembler le navire d’acier sur lequel il se tenait.
Quelques secondes plus tard, une explosion se produisait et un nuage de fumée s’éleva des remparts de cette ville étrangère. Le bruit des bombardements se tut un moment et lorsque tout se fut dissipé, il prit sa lunette d’observation : il y avait une importante fissure à la base du mur de pierre.
Contrairement à la Cité du Roi, la Crête du Dragon Déchu, située au sud des terres centrales du royaume, n’était que très rarement attaquée. De ce fait, ses remparts n’étaient pas particulièrement élevés, moitié moins que ceux de la Forteresse de Longsong. Le chemin de ronde au sommet était si étroit qu’il ne pouvait y circuler qu’une seule personne à la fois. Ils ne pouvaient donc pas y installer de trébuchets ou autres équipements de défenses imposants. L’artillerie put alors se déployer à cinq cent mètres des murs.
Afin de permettre aux quelques centaines de soldats des troupes d’avant-garde de pénétrer facilement dans la ville, Hache-de-Fer décida de créer trois ouvertures dans le mur. Les ennemis qui tenteraient de les combler et de défendre ces secteurs seraient bombardés sans ménagement par les canons de douze livres. Ils tenaient à présent la porte et le mur côté nord. Sitôt qu’ils se seraient emparés de la dernière entrée, il donnerait l’ordre d’attaquer.
« Si seulement les sorcières avaient pu nous accompagner », pensa Hache-de-Fer. À ses yeux, c’était du gaspillage que d’utiliser ces précieux obus contre des pierres.
Avec Dame Rossignol, il leur aurait suffi de trois paquets d’explosifs pour détruire la totalité des remparts, la défense de la Crête du Dragon Déchu étant beaucoup plus faible que celle de la Cité du Roi.
Amusé, il réalisa combien ses convictions avaient changé. Six mois auparavant, il avait insisté auprès de Sa Majesté pour que l’armée accomplisse seule sa mission mais depuis la conquête de la capitale avec l’aide de l’Association des Sorcières, il lui était venu à l’esprit que la meilleure manière de se battre était de faire appel à elles pour les repérages ou les raids.
– « Monsieur! » Cria un soldat depuis un point d’observation. « Il y a du mouvement du côté de la porte! On dirait qu’ils sont en train de rassembler des chevaux! »
Hache-de-Fer prit sa lunette pour observer la porte endommagée. Sa vision étant limitée, il n’aperçut qu’un vague nuage de poussière de l’autre côté du mur.
– « Dois-je ajuster l’artillerie navale et tirer dans cette direction ? » Demanda Van’er.
– « C’est inutile, cela ne ferait que gaspiller deux ou trois autres obus », répondit le Commandant. « Je pense qu’ils projettent de rassembler des Chevalier pour tenter de lancer un assaut contre la ligne de blocus de notre artillerie de campagne. Il n’y a donc pas de quoi s’affoler. » Puis, se tournant vers la Comtesse Sephora, il ajouta : « Après cet assaut, j’ai bien peur qu’il ne reste plus beaucoup de Chevaliers sur vos terres. »
« À partir du moment où ils ont décidé de se ranger du côté de mon frère, ces hommes ne sont plus mes Chevaliers », répondit-elle calmement. « Ils vont payer le prix de leur trahison. »
– « Je vois. » Hache-de-Fer réfléchit un instant : « Que comptez-vous faire de Redwyne Passi? »
La veille, il avait reçu une lettre secrète en provenance de l’Hôtel de Ville dans laquelle on lui demandait instamment d’escorter tous les nobles à la Cité Sans Hiver, à l’exception des proches de Sephora. Ceux qui tenteraient de résister seraient exécutés sur le champ et leurs domaines saisis par la Première Armée, en attendant l’arrivée des fonctionnaires chargés de les récupérer.
Au vu de cette lettre, les nobles seraient probablement condamnés à travailler dans les mines. Pour l’heure, plusieurs parmi celles du District de Longsong manquaient de personnel et en comptant les membres de leur famille, les complices et les serviteurs, on obtenait des centaines de personnes disponibles. De toute évidence, cette année, il y aurait davantage de minerai de fer à la Cité Sans Hiver.
Quant au coupable, Redwyne Passi, la lettre lui ordonnait de le remettre en main propre à la Comtesse.
À en juger par l’expression hésitante de Sephora, elle n’avait sans doute pas encore pris sa décision.
Hache-de-Fer soupira intérieurement : « Personnellement je lui couperais la tête sans hésiter. Il n’y a pas de crime plus impardonnable que la trahison. »
– « Ils arrivent! » Cria soudain l’observateur.
Le Commandant de la Première Armée laissa de côté ces détails et reprit sa lunette pour observer le champ de bataille.
Comme il s’y attendait, une troupe de chevaliers fonçait droit vers le champ d’artillerie.
C’est alors que des coups de feu retentirent dans la nature et la forêt environnante. Des nuages de fumée flottaient dans les airs. Plus de vingt chevaliers et leurs écuyers, qui avaient à peine parcouru une centaine de mètres, s’effondrèrent sur le sol boueux.
S’il s’agissait du Duc Ryan menant ses troupes contre Border Town, les chevaliers, en agissant tous ensemble, auraient pu représenter une légère menace pour la Première Armée mais ces tortues de fer, qui n’avaient aucune possibilité de riposter, n’étaient rien de plus que des cibles vivantes.
Les fusils et les deux mitrailleuses lourdes ayant suffi à parer l’attaque ennemie, n’eurent pas besoin de recharger les canons.
Une autre série de tirs de l’artillerie navale et le mur mince s’effondra. Aussitôt, Hache-de-Fera ordonna de sonner la charge et de passer à l’attaque.
Les troupes d’avant-garde se divisèrent en trois groupes et ciblèrent une ouverture dans les remparts.
La bataille destinée à reprendre la Crête du Dragon Déchu venait de commencer.
Deux heures plus tard, la Première Armée s’était emparée du château et de l’église.
Les ennemis, trop effrayés par le grondement constant de leurs armes, n’avaient opposé aucune résistance. Le dernier groupe de chevaliers détruit était tout ce qui restait de soldats à Redwyne.
Les membres de l’Eglise ne s’étant pas montrés, tous leurs biens et matériaux furent évacués. Quant au prêtre Rosad, il avait également disparu.
Comme il n’existait ni tunnel secret ni porte latérale dissimulée à la Crête du Dragon Déchu et que, par ailleurs, la ville étant située à flanc de montagne, il n’y avait aucun moyen de s’échapper, les soldats retrouvèrent l’usurpateur au sommet du château et l’immobilisèrent.
Hache-de-Fer ordonna d’emmener les ministres qui, tombés à genoux, imploraient leur pitié, et de laisser la Comtesse Sephora seule avec son frère. Redwyne, qui était solidement ligoté à une chaise, ne pouvait pas lui faire de mal.
– « Je ne comprends pas… » dit Sephora après un long silence. « Qu’espériez-vous gagner en devenant Seigneur ? Notre jeune frère et vous ne connaissez rien à l’administration et au commerce. Vous siégez peut-être, cependant vous confiez votre pouvoir à vos vassaux. Je compte bien moins à vos yeux que ces étrangers, n’est-ce pas ? »
– « Vous êtes une sorcière, un sous-fifre du Démon! » S’écria Redwyne en tendant le cou. « Père se trompait à votre sujet, vous l’avez dupé! »
– « Mais je suis toujours votre sœur! »
– « C’est faux! » Répondit-il en serrant les dents. « Vous n’êtes qu’une bâtarde que Père a adoptée! »
– « Co…comment ?! »
Sephora était stupéfaite.
– « Un jour où il était ivre, je l’ai personnellement entendu le dire. Vous êtes le résultat d’une erreur de jeunesse, et non une Passi! » S’écria Redwyne, furieux. « Pourquoi hériteriez-vous à ma place ? Je ne fais que reprendre ce qui m’appartient. La véritable étrangère, c’est vous! »
Sephora porta les mains à sa tête. Elle ne se souvenait absolument pas de son enfance.
– « Une erreur de jeunesse ? »
– « Sinon, pourquoi seriez-vous si différente de ma mère ? Vous ne vous souvenez pas de votre arrivée à la Crête du Dragon Déchu ? »
– « Dans ce cas… vous n’êtes pas vraiment mon frère. »
– « Non! Je suis le Comte de la Crête du Dragon déchu, seul véritable héritier de la famille Passi! Relâchez-moi immédiatement, j’exige d’être traité avec les égards dus à un noble! »
Sephora quitta la pièce en titubant. Hache-de-Fer se précipita pour la soutenir et demanda :
– « Vous allez-bien ? »
« Oui », répondit-elle. Puis, prenant une profonde inspiration, elle ajouta : « Emmenez mon f… Redwyne Passi à la Cité Sans Hiver. Il a complètement perdu l’esprit. Sa place est à la mine. »
– « À vos ordres », répondit Hache-de-Fer qui, visiblement, approuvait cette décision.