Ce problème était apparemment insoluble, la quantité totale de céréales étant limitée.
Les Mois des Démons terminés, il y avait pénurie de grain dans tout le royaume. Les prix allaient certainement grimper en flèche et avant peu, on n’en trouverait plus sur le marché. Les réserves de céréales ne pourraient pas être renouvelées avant la prochaine récolte. La plupart du temps, c’était en automne que son commerce était le plus prospère. Mais au retour des Mois des Démons, la situation se dégradait à nouveau.
Evidemment, les transactions concernant le grain avaient généralement lieu entre les riches hommes d’affaires et les aristocrates. Quant aux réfugiés démunis et aux Rats, ils passaient l’hiver l’estomac vide, quelle que soit la quantité de blé disponible.
Des années d’expérience en qualité de ministre adjoint lui avaient appris qu’en principe, les hommes d’affaires des grandes villes attendaient la maturation des épis de blé pour le vendre en grande quantité. Ce qui restait suffirait peut-être à nourrir quelques milliers de personnes, mais jamais dix mille.
« Puisque nous ne sommes pas en mesure de nous procurer davantage de céréales, nous allons devoir restreindre sa consommation. »
« Réduisons l’approvisionnement en céréales de la ville ainsi que la ration quotidienne de chaque personne. Demandez aux gens de manger du gruau d’avoine à la place du pain et ce jusqu’au jour de la prochaine récolte. » Voilà les suggestions auxquelles il s’attendait de la part d’Edith.
« Le cas échéant, je réfuterai ses suggestions dans la mesure où elles vont à l’encontre des promesses de Sa Majesté de ne jamais laisser le peuple manquer de grain et également des valeurs intrinsèques du royaume. Par ailleurs, elles risquent de causer la panique alimentaire.
« Si j’en crois l’expression d’Edith et sa manière de froncer les sourcils en parcourant la liste, je devine qu’elle doit être embarrassée. Encore quelques minutes et elle va me demander conseil. »
Tout à ses pensées, Barov tripotait sa barbe. Lorsqu’il parlait de “savoir gérer l’ensemble des situations”, cela ne signifiait pas seulement que le ministre concerné devait être compétent et expérimenté dans les affaires gouvernementales, mais il devait parfaitement connaître les caractéristiques de la ville. Lorsqu’il était à la Cité du Roi, il était capable de donner sans hésiter le prix de n’importe quelle spécialité de l’Atelier d’Alchimie, ainsi que la quantité de minerai importée chaque mois de la Cité D’Argent. Il fallait du temps pour mémoriser tous ces chiffres.
Mais la principale caractéristique de la Cité Sans Hiver restait la présence des sorcières.
Au sein de l’Association, il y avait une femme aux cheveux verts appelée Chloris qui était capable de faire pousser le blé à une vitesse incroyable. Si elle laissait de côté l’entretien des terres, elle était même en mesure de semer et récolter le blé dans une même journée et les épis qu’elle obtenait n’avaient rien de comparable avec les Dorés.
En d’autres termes, il lui suffirait de demander à la sorcière de faire en sorte d’obtenir une récolte rapide sur un champ de blé et le problème du grain serait aussitôt résolu.
Il savait pertinemment que Sa Majesté avait demandé à Chloris de contrôler la Forêt aux Secrets à l’ouest de la ville afin de construire une ligne de défense contre les Diables. Mais comme ils avaient encore du temps avant que ces ennemis ne se manifestent, la sorcière pouvait sans crainte prendre un ou deux mois pour faire autre chose.
Cela, Edith n’avait aucun moyen de le savoir.
Même si elle était extrêmement talentueuse et participait à la gestion des affaires de la Région du Nord depuis sa majorité, en aucun cas elle ne pouvait tout savoir d’une ville qui, un mois auparavant, lui était encore totalement étrangère. À plus forte raison les différentes capacités des sorcières.
Elle ne savait même pas pourquoi le bureau du Ministère de l’Éducation était adjacent aux archives ni pourquoi son Ministre avait le pouvoir d’examiner tous les documents.
Après un long moment de réflexion, Edith posa la liste et sourit légèrement.
– « En réalité, ce problème n’est pas difficile à résoudre. »
– « Eh bien… » Un peu distrait, Barov hocha la tête puis soudain, il sursauta : « Pardon ?! »
– « Avant que la ville de Deepvalley ne se développe, la plupart des terres de la Région du Nord n’étaient pas adaptées à la culture du blé : chaque printemps, la pénurie de céréales était très importante aussi les Seigneurs locaux lorgnaient-ils sur la Région de l’Est et le Royaume de l’Aube. »
– « Suggéreriez-vous qu’ils… »
– « Comme ils n’étaient pas suffisamment prospères pour en acheter, ils n’avaient pas d’autre solution que de le voler », répondit simplement Edith. « Ne sommes-nous pas exactement dans la même situation ? L’armée de Sa Majesté compte attaquer la Crête du Dragon Déchu et j’ai entendu dire que le frère de la Comtesse Séphora avait convaincu bon nombre des nobles locaux de s’opposer à elle. Je me trompe ? Nous avons le motif et les moyens : allons là-bas et tuons les un par un. Je vous laisse imaginer les quantités de céréales et d’argent que nous pourrons trouver dans leurs soubassements. »
– « S’il y a pénurie de céréales, c’est parce que la quantité en circulation est bien trop faible. De ce fait, les nobles se partagent la plus grande partie de la production céréalière, ce qui leur permet de garder le contrôle sur les hommes libres et les agriculteurs présents sur leurs terres et de gagner beaucoup d’argent lors des années de vaches maigres », dit-elle lentement, d’une voix qui donnait froid dans le dos à Barov. « Si nous ratissons la Crête du Dragon Déchu, je pense que nous aurons résolu le problème de la nourriture pour ces dix mille personnes. Il a également plusieurs villes dans la Région du Sud-Est qui n’attendent que d’être pillées par Sa Majesté. »
– « Mais ce sont tous des nobles… »
Barov s’interrompit : « Mais j’y pense : lorsque Sa Majesté aura pris le contrôle des territoires du Sud, ces gens ne seront plus des nobles. Si nous agissons suffisamment vite, nous pourrons récupérer assez de grain pour remplir les greniers de la Cité Sans Hiver », se dit-il.
« Contrairement à la Cité du Roi, la Crête du Dragon Déchu, qui est aussi le principal passage vers la Région du Sud, est totalement tombée sous le contrôle de Sa Majesté. D’ici là, non seulement l’Hôtel de Ville aura envoyé des gens pour aider la Comtesse Sephora à établir un nouveau gouvernement, mais le centre-ville adoptera également les lois, l’urbanisme et le système d’éducation de la Cité Sans Hiver. »
Mais Barov était intrigué : comment Edith avait-elle pu accepter si vite la volonté de Sa Majesté de mettre fin à l’aristocratie féodale ? Lui-même avait encore du mal à s’adapter, même s’il soutenait de tout cœur les ordres de Sa Majesté …alors que dire de l’héritière du Duc de la Région du Nord!
De retour au bâtiment des Affaires étrangères, Edith poussa la porte et aperçut Cole penché sur la table, occupé à feuilleter un mince livret.
– « Qu’est-ce que c’est ? » Demanda-t-elle.
– « Je l’ai acheté sur le marché de proximité. Cela ressemble à un livre d’images mais il contient des histoires. C’est très intéressant », répondit son frère en levant les yeux. Vous avez l’air heureuse! »
– « Vraiment ? »
– « À la Cité de la Nuit Éternelle, je vous ai rarement vu ce sourire », dit Cole. « Est-il vrai que nous n’allons pas y retourner ? »
– « Pas pour le moment. Lorsque Père aura donné sa réponse, Sa Majesté vous permettra certainement de repartir pour la Région du Nord. »
Edith prit place en face de lui et ferma le livret : sur la couverture était écrit en lettres imprimées : « Journal d’une Sorcière »
– « Mais… et vous ? »
– « Je reste ici. »
– « Pourquoi ? » Demanda Cole, confus. « L’Hôtel de Ville est donc si intéressant ? »
– « S’il est intéressant, ce n’est pas parce que c’est l’Hôtel de Ville, mais parce que c’est celui de Roland Wimbledon », corrigea-t-elle en souriant. « Savez-vous comment je procédais à la Cité de la Nuit Eternelle ? »
– « Il vous suffisait de le dire à Père et c’était fait. »
« Presque. Je n’avais qu’à donner un ordre pour que les gens s’empressent de l’exécuter. Mais maintenant que j’y pense, s’ils obtempéraient, ce n’était pas pour moi mais pour ce que je représentais. Ils savaient pertinemment que Père se rangerait à mon avis. Bien entendu, cela n’était valable que dans la juridiction de la famille Kant », expliqua Edith avec enthousiasme. « Ici, non seulement mon identité ne me sert à rien, mais elle serait même plutôt une entrave. Il n’y a guère de nobles à l’Hôtel de Ville et personne ne se soucie vraiment de savoir que je suis la fille du Duc de la région du Nord. Tout repose sur les compétences, vous comprenez ? »
Cole secoua la tête.
« Si les gens vous écoutent, ce n’est pas parce que vous êtes quelqu’un mais parce que vous êtes compétent. Et cette règle s’applique même en dehors de votre juridiction. Sa Majesté a raison sur une chose : si à première vue, la féodalité semble donner un grand pouvoir à la noblesse, en réalité, elle le limite. À en croire la situation actuelle, Sa Majesté est tout à fait capable d’étendre son domaine à l’ensemble du continent. L’Hôtel de Ville deviendra alors une immense institution et sa juridiction s’étendra à tout Graycastle. Si vous êtes reconnu au sein de cette organisation, il vous suffira d’un mot pour que tout le royaume obtempère. Pourquoi devrais-je me contenter de ce petit fief ? »