Chapitre 57, Cara, la Sorcière aux Serpents
Wendy n’était pas aussi excitée que Rossignol l’aurait cru. Elle demanda, sceptique :
– « A-t-il vraiment dit ça ? »
– « Oui! Avant mon arrivée à Border Town, il avait déjà sauvé deux sorcières, Anna et Nana. Depuis le début, le prince n’a jamais pensé que le pouvoir d’une sorcière lui venait du diable. Il affirmait que c’était notre propre force… »
Rossignol s’interrompit soudain, réalisant que son amie n’en croyait rien.
« Bon, stop », pensa-t-elle, « ce n’est pas la faute de Wendy. Elles ne le croiraient probablement que si elles l’entendaient directement de la bouche du prince, et encore, ce n’est pas certain. Après tout, c’est exactement ce à quoi toutes les sorcières aspirent. Elles ont été trop longtemps opprimées. De l’Est au pied de la Chaîne des Montagnes Infranchissables, nous avons vu de nombreux exemples vivants de sorcières trahies et abandonnées, sans personne pour leur tendre la main. »
Tandis qu’elle réfléchissait à tout cela, son enthousiasme retomba progressivement. Ce voyage ne serait peut-être pas aussi paisible qu’elle l’avait cru.
– « Wendy, vous savez que ma magie a évolué lorsque j’ai atteint l’âge adulte. En plus d’être en mesure de voir le flux magique d’une personne, je suis également capable de savoir si quelqu’un ment ou non », déclara gravement Rossignol. « Quand je lui ai demandé pourquoi il prendrait un tel risque pour nous sauver, nous autres sorcières, il a répondu : « A Border Town, nous ne nous soucions pas de vos origines ». Il veut simplement que toutes les sorcières puissent vivre en personnes libres. »
– « S’il fait cela, il deviendra une épine dans le pied de l’Église ». Wendy fronça les sourcils et ajouta : « Si le prince ne comprend pas ce que cela signifie, vous le savez, vous, n’est-ce pas? »
Rossignol eut un petit rire :
– « Au départ, je pensais comme vous. Mais je lui ai demandé : Pensez-vous réellement pouvoir réaliser cela ? Et savez-vous ce qu’il m’a répondu ? » Elle marqua une pause, avant citer textuellement le prince : « Si vous ne tentez pas, vous ne connaitrez jamais la réponse”. »
Surprise ? Wendy demanda :
– « Ce n’était pas un mensonge ? »
– « Absolument pas », confirma Rossignol.
– « Cela semble incroyable. »
Wendy se détendit un peu. Rossignol était son amie depuis de nombreuses années, aussi ne voyait-elle aucune raison pour qu’elle essaye de la tromper.
– « Je sais… »
La jeune femme soupira profondément. Si elle ne l’avait pas personnellement entendu, étant donné qu’elle pouvait le vérifier avec ses capacités, elle ne l’aurait probablement pas cru si rapidement. Maintenant, rétrospectivement, lorsqu’ils se tenaient sur le mur de la ville et discutaient, Roland n’avait que très rarement menti. Au cours des deux mois qu’elle avait passés à ses côtés, mise à part leur conversation sur le mur, peut-être avait-il essayé de de la duper une fois, mais Rossignol était globalement très satisfaite de ses réponses.
Peu lui importait si le prince ne lui disait pas absolument tout. Confier ainsi tous ses secrets à une sorcière inconnue tiendrait de l’absurdité.
– « Ce soir, lorsque nous nous réunirons, je ferai part de cette importante nouvelle à toutes nos sœurs! » Dit Rossignol qui ajouta en regardant Wendy : « Et je voudrais que vous m’aidiez à les convaincre. »
Lorsque le soir arriva, les sorcières qui étaient occupées à l’extérieur du campement rentrèrent l’une après l’autre. En voyant que Rossignol était de retour saine et sauve, elles se réjouirent et se précipitèrent vers elle pour lui demander comment elle s’y était prise.
A la vue du tissu blanc noué autour de leur bras, la jeune femme se sentit le cœur lourd. Au départ, elle répondait tout de même aux questions, mais au fil du temps, elle se fit plus silencieuse.
C’est alors que Rossignol commença son long récit.
Elle évoqua la façon dont elle s’était faufilée dans Border Town, comment elle avait rencontré Roland, Anna et Nana, parla de l’édification du mur de la ville, de la construction de la machine à vapeur, raconta comment ils avaient résisté à l’attaque des bêtes démoniaques pour finir avec le passage à l’âge adulte d’Anna.
La jeune femme leur montra même les plans de construction de la machine à vapeur, pour prouver à tout le monde qu’elle ne mentait pas.
La plupart des sorcières, depuis leur entrée à l’Association, menaient une existence cloîtrée. Il leur était difficile d’imaginer la vie dans le monde extérieur, aussi écoutèrent-elle avec attention. Mais lorsque Rossignol déclara qu’Anna n’avait pas souffert durant son jour de passage à l’âge adulte et en était sortie indemne, l’auditoire fut en effervescence.
C’était leur grande préoccupation. Le passage à l’âge adulte inquiétait les sorcières au point de les amener à quitter leur vie douce et sécurisante. Elles partaient pour la Chaîne des Montagnes Infranchissables, renonçant à tout pour chercher la légendaire Montagne Sacrée. Si ce que Rossignol avait dit était vrai et qu’il existait un Seigneur disposé à les accepter sur ses terres, qui savait même comment faire pour qu’elles ne souffrent plus de la Morsure du Démon, cela ne serait-il pas plus idéal encore que la Montagne Sacrée ?
A cet instant, le groupe s’écarta pour laisser passer une sorcière aux cheveux verts, dont la moitié du corps était recouvert de tatouages représentant des serpents. Celle-ci s’avança vers Rossignol, qui s’inclina et la salua respectueusement.
– « Bonsoir, Honorée Maîtresse. »
La nouvelle venue était la fondatrice de l’Association de Coopération des Sorcières, Cara, la Sorcière aux Serpents. Toutes les sorcières l’appelaient maîtresse.
– « J’ai entendu ce que vous venez de raconter », dit Cara d’une voix rauque et caverneuse. « Essayez-vous de dire à tout le monde que nous faisons fausse route ? »
– « Non, maîtresse, ce ne sont pas des histoires, je veux dire… »
– « Assez » interrompit Cara avec impatience : « Je ne sais ce qui vous est arrivé, mais depuis que vous êtes allée à Border Town, vous dites de telles choses! Un prince, qui sympathise avec une sorcière ? C’est presque aussi ridicule que de sympathiser avec une grenouille. »
Elle se retourna avec un sourire froid et leva les bras dans l’air en criant : « Sœurs! Avez-vous toutes oublié comment ces mortels vous ont traitées ? »
Sans laisser à Rossignol l’occasion de s’expliquer, elle continua à crier :
« Oui, les mortels, le groupe d’incompétents qui prétendent se battre au nom de Dieu, et qui ont toujours une lame tranchante ou un fouet dirigés contre nous. S’ils n’avaient pas ce Médaillon du Châtiment de Dieu, comment pourraient-ils nous piétiner, nous, les sorcières ? Nos capacités ne viennent pas du diable, c’est un don de Dieu! C’est nous, les sœurs de l’Association de Coopération des Sorcières, qui devrions être en charge de l’autorité divine, et non eux! La Montagne Sacrée consignée dans les livres anciens est la résidence des dieux! »
« Quoi ? » Rossignol ne pouvait pas croire ce qu’elle entendait, même si la maitresse de l’Association de Coopération des Sorcières avait toujours été considérée comme excentrique. Elle était fortement attachée à la recherche de la Montagne Sacrée, avec une passion dépassant celle de toute personne ordinaire, mais elle était loin d’être folle. Bien que Cara ne soit pas aussi accessible que Wendy, au moins avait-elle toujours pris sincèrement en considération le sort de ses sœurs. Mais La jeune femme n’aurait jamais imaginé qu’elle puisse être aussi hostile aux gens ordinaires.
« Aurait-elle passé toutes ces années à réprimer sa haine et sa colère ? Sa soi-disant décision de ne pas s’impliquer dans les affaires profanes, simplement pour garder le pouvoir, afin que nous puissions un jour imposer un tonnerre de représailles ? » Rossignol se demanda si c’était là la vraie raison pour laquelle Cara demeurait cachée…
– « Nous avons trouvé un indice au sujet du portail de la Montagne Sacrée, exactement comme c’était décrit dans les livres anciens. Il ne reste plus que vingt jours avant que la lune rouge n’apparaisse dans le ciel nocturne, comme une goutte de sang qui s’élève de la direction du Grand Shimen, nous finirons par arriver de l’autre côté! »
Cara se tourna vers Rossignol et s’écria : « Vous avez été trompée par les mortels! Depuis notre naissance, nous n’avons vécu qu’une immense escroquerie. La souffrance endurée au jour du passage à la vie adulte est une épreuve de Dieu. Seule une forte volonté, nantie d’un don à toute épreuve et d’un pouvoir authentique, peut la dépasser. Quant à l’Église… » Elle ricana pour la seconde fois « Ce n’est qu’un groupe de mortels qui osent prétendre qu’ils agissent au nom de Dieu. Tôt ou tard, ils finiront en enfer.
« Et vous, mon enfant, il est temps que vous nous reveniez! »
Cara marqua une pause et poursuivit : « Si vous oubliez toutes ces histoires, je peux pardonner votre ignorance et vos erreurs. En tant que membre de l’Association de la Coopération des Sorcières, vous bénéficierez de notre aide, et avec nous, vous poursuivrez la recherche de la Montagne Sacrée pour obtenir la liberté éternelle. »
Le cœur de Rossignol était glacé. Ainsi, la douleur n’était qu’un test ? Cette souffrance vécue au jour de l’éveil… Les sœurs qui n’étaient pas assez fortes pour s’accrocher ne valaient donc rien, elles n’étaient que des perdantes ? Cet argument rejoignait purement et simplement celui de l’Eglise. Alors que toutes les sorcières faisaient écho de manière inattendue, même Wendy, qui ne se manifesta pas pour exprimer sa désapprobation, Rossignol se sentit soudain sombre. En un clin d’œil, la fondatrice de l’Association, la maîtresse de toutes les sorcières, était devenue une étrangère.
Rossignol secoua la tête :
– « Dans ce cas, je serai disposée à emmener avec moi toutes les sœurs qui souhaitent partir, mais si vous décidez de rester… je vous souhaite bonne chance. »
Au moment où la jeune femme s’apprêtait à partir, elle ressentit un léger picotement à la jambe. En baissant les yeux, elle constata qu’un serpent brillant rayé bleu et noir l’avait mordue au mollet. C’était la magie du serpent de Cara : elle était silencieuse et la sorcière avait à sa disposition un éventail de toxines.
La paralysie se répandit rapidement dans tout son corps, et alors que Rossignol tentait de parler, elle sombra dans les ténèbres.