Roland se demandait quelle arme incendiaire était la plus simple à fabriquer lorsqu’un garde entra :
– « Votre Majesté, les ambassadeurs de la Région du Nord demandent à vous voir. »
« Il ne s’est passé qu’une journée depuis que je les ai rencontrés… », pensa Roland, un peu surpris. « Auraient-ils l’intention de refuser mon offre sans même en avoir informé le Duc ? »
– « Conduisez-les au salon », ordonna-t-il, « Demandez aussi à Carter de bloquer toutes les issues vers le bâtiment des Affaires étrangères et d’empêcher la délégation de partir. »
– « Bien, Votre Majesté. »
En refusant sa politique, ceux-ci ne lui laissaient pas d’autre solution que de les retenir de force.
En entrant au salon, Roland s’aperçut que les deux personnes, à l’autre bout de la longue table, avaient changé de place. Cette fois, la dame était assise dans le fauteuil réservé à l’invité d’honneur, tandis que Cole tenait un livre à la main.
– « Votre Majesté, je suis Edith Kant, fille aînée du Duc de la Cité de la Nuit Eternelle et sœur de Cole. Je vous présente les hommages de la famille Kant », dit-elle en se levant et en effectuant une révérence très aristocratique. « Je vous prie d’excuser Cole qui a totalement oublié de me présenter lors de notre précédent entretien. »
– « La fille de Calvin ? » Intrigué par la tournure inattendue que prenaient les évènements, Roland marqua une courte pause et demanda : « Si je comprends bien, c’est vous le véritable chef de la délégation ? »
– « Oui », répondit-elle, la main sur le cœur. « Mon père, qui m’a remis son sceau, m’a autorisée à agir en son nom pour toutes les questions relatives à cette visite. »
À l’époque, il était plutôt rare qu’une femme participe aux affaires politiques, surtout une jeune et jolie personne comme elle. À en juger par l’expression confiante d’Edith, il était évident que ce n’était pas la première fois qu’elle traitait avec des chefs d’État. Son attitude était irréprochable. Roland savait que si elle n’avait pas immédiatement dévoilé son identité, c’était une petite astuce de sa part pour attirer son attention. Il ne s’agissait pas d’une tentative délibérée de dissimulation ou de tromperie, mais d’un simple déguisement destiné à induire son interlocuteur en erreur. La majorité des nobles considéreraient cela comme un geste audacieux et espiègle et il devait reconnaître que c’était particulièrement efficace.
– « En d’autres termes, vous êtes en mesure de prendre la décision au nom de votre père ? »
– « Oui, Votre Majesté, ou plus exactement, il se fiera à mon avis. »
« Elle est vraiment sûre d’elle », pensa Roland, qui, amusé, regardait Cole se gratter la tête.
« Très bien, Mademoiselle Edith. Alors, quel est la raison de votre visite ? »
Roland, qui était persuadé qu’elle allait refuser poliment ses conditions ou tenter par un moyen plus “ludique” de le dissuader de mettre ses nouvelles lois en application, ne s’attendait pas à la voir sortir de son sac le livret qu’elle posa bien à plat sur la table.
– « J’aimerais vous poser quelques questions », dit Edith de but en blanc. « Vous avez dit que les nobles féodaux deviendraient obsolètes à mesure que le pouvoir centralisé irait en augmentant. Mais sans l’aide des nobles, comment aurez-vous l’assurance que toutes les autorités locales seront efficacement gérées ? »
« Aurait-elle l’intention de parler politique avec moi ? » Pensa Roland.
À voir son regard, il était évident qu’elle ne plaisantait pas.
C’était la question la plus intéressante qu’on lui ait posée depuis longtemps.
Roland réfléchit un moment avant de répondre :
– « Grâce au peuple et au développement technologique. »
– « Vous parlez des hommes libres je suppose. Quant au développement technologique, de quoi s’agit-il ? »
– « Je veux parler d’une équipe de gestion formée, par l’Hôtel de Ville qui prendra en charge les salaires et les frais administratifs, fournira le travail et l’équipement nécessaire. Les administrateurs ne seront donc pas tenus de disposer de grandes propriétés ni de main-d’œuvre abondante. Par ailleurs, qu’ils soient nobles ou pas n’a aucune importance. »
Sur ce, Roland lui expliqua ce qu’était un gouvernement centralisé dans lequel les gens ordinaires auraient des opportunités de promotion, ainsi que la signification pratique des technologies dans la gestion territoriale. Il lui a fallu une demi-heure pour tout détailler.
– « Comment allez-vous éviter la déréliction du devoir parmi les administrateurs de la Cité du Roi ? »
« Comment le commerce sera-t-il réparti lorsque le Royaume de Graycastle aura été unifié ? »
« Avez-vous une possibilité d’évaluer les résultats de votre politique sur la productivité ? »
Les questions pleuvaient, et au fur et à mesure qu’elle les posait, les yeux d’Edith brillaient d’excitation.
Il était environ midi lorsqu’ils mirent enfin un terme à l’entretien. Soulagée, la jeune femme soupira :
– « Je vois que vous aviez tout étudié en profondeur avant de rédiger cette introduction. »
Satisfait, Roland but une gorgée de thé. N’étant pas un spécialiste des sciences politiques, c’était là tout ce qu’il pouvait faire.
– « Votre Majesté, je vous suis infiniment reconnaissante de m’avoir consacré tout ce temps. Je ne m’attendais pas à ce que vous répondiez à mes questions de manière aussi détaillée. »
– « Dans cette ère nouvelle, le rôle fondamental de l’Hôtel de Ville sera de faire connaître cette politique et de permettre à tous de s’en faire une idée globale, ceci afin de faciliter sa mise en application par la suite. »
Edith lui adressa un signe de tête approbateur et changea de sujet :
– « Pourriez-vous fournir à la Région du Nord l’équipement et la main d’œuvre nécessaires à la fabrication de machines à vapeur ? »
« J’ai bien peur de ne pas être en mesure de vous envoyer des ouvrier, la Cité Sans Hiver étant déjà à court de personnel. Ceci dit, si la noblesse de la Région du Nord accepte de renoncer à ses droits féodaux et à être régie par l’Hôtel de Ville, vous pourrez envoyer vos hommes ici afin qu’ils soient formés. »
– « Vous leur apprendrez aussi comment fabriquer des bateaux à aubes ? »
– « Bien sûr, s’ils sont prêts à payer. Mais déplacer la filière de production dans le Nord en un court laps de temps sera difficile sans l’aide des sorcières. »
– « Votre franchise me surprend agréablement, Votre Majesté. » Elle réfléchit un instant : « Mais il y a une chose que je ne comprends pas très bien : si j’en crois votre projet, dix ans suffira pour unifier le Royaume de Graycastle. D’ici là, votre nouvelle politique ne se verra guère opposer de résistance de la part du public et vous n’aurez pas à vous soucier de nos opinions. Pourquoi êtes-vous donc si inquiet à l’idée de mettre en applications ces nouvelles lois ? »
Roland resta un long moment silencieux :
– « Tenez-vous vraiment à le savoir ? »
Edith, qui ne s’attendait pas à un ton aussi grave, répondit d’un air solennel :
– « Oui, s’il vous plaît. »
– « Dans ce cas suivez-moi », dit-il en se levant. « J’ai quelque chose à vous montrer. »
Roland conduisit Edith dans le hangar de bois situé dans les jardins ombragés du château, au milieu des oliviers.
Un Diable aux membres coupés était allongé sur une longue table entourée de toutes sortes de fioles et de récipients. Ayesha prélevait des échantillons de sang pour terminer ses préparatifs.
Stupéfaite, Edith souffla :
– « Mon Dieu, qu’est-ce que c’est ? »
Roland remarqua au passage que si elle était surprise, elle ne semblait pas le moins du monde effrayée.
– « J’aurais dû fermer le hangar et demander à Chloris d’isoler la cour », dit Ayesha en fronçant les sourcils. « Ne me dites pas que vous avez l’intention de permettre à des gens ordinaires d’assister à la fabrication du sceau! Heureusement que je n’étais pas en train de fondre la Pierre du Châtiment Divin, sans quoi j’aurais probablement échoué. »
– « Bien sûr que non! Nous n’allons pas rester longtemps d’ailleurs » répondit Roland, embarrassé, en se raclant la gorge. Puis, se tournant vers Edith, il expliqua : « La créature que vous voyez ici n’est pas de race humaine. C’est ce que vous appelez communément un démon. Ils vivent au nord de la Chaîne des Montagnes Infranchissables et sont les plus grands ennemis de l’humanité. Avec eux, c’est un combat à mort, qui n’a rien de comparable avec les petites guerres de pouvoir ou d’intérêt. »
– « Des démons ? Une guerre mortelle ? » répéta Edith à voix basse.
– « C’est une longue histoire que l’Eglise s’est bien gardée de divulguer. Elle remonte à il y a mille ans. À l’époque, les gens l’appelaient « la Bataille de la Divine Volonté. »