Parvenu à cette conclusion, Roland se sentit légèrement soulagé.
La capacité de combat basique des démons n’excédait pas l’efficacité des armes à feu conventionnelles. En effet, la mitrailleuse et le canon suffisaient à pulvériser tous les ennemis à une distance de cinq cents à mille mètres alors que manifestement, le lancer n’était pas adapté à une guerre de tranchées. Etant donné qu’il fallait trois à cinq secondes pour que la Pierre Magique se recharge et prenne effet, les Diables Fous n’auraient aucune chance face à un tir continu.
Mais il fallait pour cela que les humains soient compétitifs sur les lignes de front du champ de bataille.
– « Il est dommage que vous ne soyez pas né à Taquila », soupira Ayesha en regardant l’arme que tenait Roland. « Dans les Plaines Fertiles, les nombre de personnes ordinaires était cent fois plus élevé que dans le Royaume de Graycastle et il y avait tellement de sorcières que si chacun avait été en possession d’un fusil comme celui-ci, les Diables seraient sans doute retournés d’où ils venaient. Et en courant! »
Roland sourit mais au fond de lui, il n’était pas d’accord.
Il ne fallait pas oublier que, quatre cents ans auparavant, ce royaume était dominé par les sorcières.
« Les chefs de l’Union auraient elles accepté aussi facilement qu’il puisse exister une arme capable de donner davantage de puissance aux gens ordinaires qu’aux sorcières ? Les sorcières ont toujours été minoritaires : quelques milliers seulement parmi des millions d’êtres humains. Du Pays de l’Aurore jusqu’aux Plaines Fertiles, cela a toujours été le cas. Quant aux gens ordinaires, si longtemps opprimés, auraient-ils été prêts à se rendre sur le champ de bataille ? Une fois les forces inversées, l’effondrement de la hiérarchie dominante entraînerait inévitablement une guerre civile. Lorsque le nationalisme est né, l’idée de devoir se battre pour la survie de l’humanité n’était encore qu’un vague concept. Comment des gens ayant vécu comme des esclaves auraient-ils pu partager un tel idéal ? » Pensait-il.
Il va de soi que Roland n’avait pas l’intention de faire part à quiconque de ces considérations. Par ailleurs, Ayesha n’étant qu’une chercheuse, mieux valait ne pas l’impliquer dans des questions politiques.
Le test de dégâts terminés, Anna coupa une nouvelle fois les membres du Diable et l’enferma dans une cage d’acier.
– « Est-ce tout ? » Demanda Ayesha.
– « Pour aujourd’hui, oui », répondit Roland. « Dès demain matin, nous procéderons à un test de blessures. »
– « De quoi s’agit-il ? »
– « Nous allons tester la capacité de résistance du Diable au tir, et ceci en différentes parties de son corps. Puis nous évaluerons les effets des produits chimiques, de la Pilule de Folie et de l’Eau des Rêves », répondit Roland. « Ah, j’oubliais! Nous demanderons à Lucia de séparer les différents composants de la Brume Rouge pour voir ce que nous pouvons en retirer. »
« Malheureusement, nous n’allons pas pouvoir le garder en vie très longtemps », pensa-t-il., « sans quoi nous aurions pu obtenir des données plus complètes en testant sur lui le pouvoir de guérison de Naela. »
Ayesha bâilla et dit :
– « À vous de jouer! Mais pour réaliser le Sceau, j’aurai besoin de deux assistantes parmi les sorcières. De plus, il va me falloir préparer les matériaux à l’avance car une fois le Diable mort, son sang se désagrège très vite. Il vaudrait mieux fondre la Pierre du Châtiment Divin tant qu’il est encore en vie. » Elle marqua une pause : « À propos, quel genre de Sceau voudriez-vous que je fasse ? »
– « Si nous avons suffisamment de Pierres Magiques, pouvons-nous réaliser celui que nous voulons ? »
– « Bien sûr », répondit-elle. « En cas d’échec, ce n’est pas la pierre en elle-même qui est consumée, mais je… Non, rien. »
Roland leva les sourcils :
– « Quoi, vous ? »
– « Ne faites pas attention, ma langue a fourché », répondit Ayesha avec une moue. « Dans le pire des cas, vous n’aurez perdu que des matières premières. »
La sorcière n’ayant visiblement pas l’intention d’en dire plus, Roland n’insista pas.
– « Laissez-moi le temps de faire l’inventaire de notre Collection de Pierres Magiques », répondit-il. « Je vous donnerai la réponse demain. »
Cette nuit était bien partie pour être une nuit blanche.
Debout à la fenêtre, Edith Kant contemplait la ville sous le ciel nocturne.
« Les hommes d’affaires se réfèrent toujours à la chandelle pour évaluer la richesse. Plus un endroit est éclairé la nuit, plus il est prospère », pensait-elle.
À la Cité du Roi, seuls les tavernes et les théâtres étaient bien éclairés.
Cependant, elle ne comprendrait jamais comment ici, au sud de la Rivière Ecarlate, la nuit pouvait être aussi claire.
Vue de loin, la rive était aussi visible qu’en plein jour. Cela n’avait rien à voir avec la lueur orangée des feux de camps. C’était une lumière d’un jaune pâle, brillante et continue, qui évoquait un fin voile de rayons de soleil.
La nuit, les usines de ce secteur produisent toutes sortes de marchandises qu’ils appelaient des produits industriels.
La machine à vapeur en faisait partie.
La visite de l’après-midi avait laissé Edith dans un état de choc indescriptible. Un choc bien supérieur à celui que l’on éprouve lors d’une bataille. Il surpassait même celui qu’elle avait ressenti lorsque Sa Majesté leur avait annoncé sa décision d’abolir les fiefs.
En entrant dans l’usine, elle avait vu des lingots de fer tournés et forés un à un. Immédiatement, cela avait attiré son attention, surtout en voyant les blocs de fer sales, éraflés et couverts de graisse devenir de brillants composants. La beauté prenait un tout nouveau sens à ses yeux.
Quel merveilleux spectacle que ces machines rugissantes qui fonctionnaient toutes seules, donnant des formes différentes à ces matériaux solides pour ensuite les assembler d’une manière très spéciale!
L’usine, avec ses eaux usées, son sol jonché de résidus métalliques, son ambiance bruyante et humide, n’était pas un endroit des plus reluisants. Cependant, Edith y avait passé tout l’après-midi.
Elle repensa au fonctionnaire de l’Hôtel de Ville qui dirigeait la visite : à en croire son expression soulagée lorsque le groupe avait annoncé sa décision de partir, il était impatient de quitter ces lieux bruyants et aurait bien voulu s’en aller plus tôt.
Ses paroles lui revinrent à l’esprit :
« Qu’est-ce que cette machine a de si intéressant ? Il n’y a guère que Sa Majesté pour voir de la beauté cachée dans toutes ces taches noires. »
« De la beauté cachée ? »
Edith sentit soudain une forte résonance.
C’était vrai… Il y avait de la beauté dans cette puissance à l’état pur, capable de modeler et transformer le métal sans limites. C’était une forme de beauté que de savoir tirer parti des forces naturelles, surtout depuis qu’elle avait compris le principe de fonctionnement de la machine à vapeur.
Cette beauté surpassait de loin celle des pierres précieuses colorées et des plus beaux vêtements de luxe.
Quelque chose avait légèrement touché son cœur.
« Comment Sa Majesté a-t-il acquis ces connaissances ? Que sait-il d’autre ? »
Soudain, on frappa à la porte, interrompant le fil des pensées d’Edith.
– « Ma sœur, je viens de prendre un bain », dit Cole en passant la tête par l’entrebâillement : « L’eau est encore chaude, si vous voulez en profiter. »
– « Demandez à un serviteur de faire bouillir une nouvelle bassine d’eau », ordonna-t-elle. « Savez-vous comment l’eau parvient jusqu’ici ? »
– « J’ai envoyé quelqu’un se renseigner. Il semblerait que l’eau qui passe dans ces tuyaux vienne de cette tour de fer », répondit Cole en se frottant la tête. Il entra dans la pièce : « Personne ne nous a expliqué comment l’eau sortait du puits… Au fait, vous devriez essayer cette chose, dans la salle de bain. Cela ressemble à une sorte de graisse mais lorsque vous la trempez dans l’eau, cela sent vraiment bon. Se laver avec ce produit est un vrai plaisir. Je puis vous assurer que même le lait et la rose ne sont pas aussi agréables! »
« Tout cela aurait-t-il été délibérément organisé par Sa Majesté ? »
Edith ne put s’empêcher de réfléchir. La résidence où était logée la délégation se trouvait à proximité des quartiers du château. C’était un bâtiment de quatre étages dont le dernier dépassait de moitié la demeure seigneuriale. Non seulement ils pouvaient admirer la Cité Sans Hiver de nuit, mais la disposition des chambres et leurs installations étaient plutôt ingénieuses. Elles n’étaient pas particulièrement spacieuses mais offraient un grand confort. Un agent d’accueil de l’Hôtel de Ville leur avait expliqué que cette résidence, spécialement conçue par Sa Majesté à l’attention des émissaires étrangers, avait pour nom le Bâtiment des Affaires Étrangères.
De toute évidence, Roland Wimbledon comptait bien leur montrer ce système de valve, qu’il suffisait de dévisser pour que de l’eau claire en sorte, ainsi que ce produit de lavage dont Cole faisait si grande éloge.