Exaspéré, Ayesha faisait les cents pas devant la table en acajou.
– « Donc, selon vous, si le Sceau de la Divine Volonté peut pénétrer la Pierre du Châtiment Divin, c’est parce que son pouvoir magique est supérieur et si les Bêtes du Chaos ont modifié cette pierre, s’était dans l’intention de réduire sa puissance et d’en faire une Pierre Magique spécifique ? »
– « C’est ce que je pense, en effet. »
– « Non, cela ne saurait être… » Elle s’interrompit brusquement. « Si la zone sombre résulte d’un immense pouvoir magique, pourquoi rien ne se produit chez la sorcière ? »
– « La sorcière ? » Répéta Roland, stupéfait.
– « Je veux parler d’Anna. » Ayesha réfléchit un moment : « Son pouvoir magique est assez fort pour activer le Sceau de la Divine Volonté à deux reprises. Elle est encore plus puissante que la Pierre du Châtiment Divin mais malgré tout, celle-ci affecte son Feu Noir tandis qu’Anna n’affecte pas le pouvoir magique présent dans son voisinage. Si l’on croit votre théorie, cela n’a aucun sens! »
– « Voyons… »
Durant un moment, Roland garda le silence. Il ne pouvait trouver une explication raisonnable au problème qu’Ayesha venait de soulever. Une Pierre du Châtiment Divin, fut-elle de la plus mauvaise qualité, aurait tôt fait de désactiver le pouvoir d’une sorcière. Le puissant Feu Noir d’Anna lui-même n’y résisterait pas. Par ailleurs, dans l’univers brumeux de Rossignol, le pouvoir magique d’Anna ne ressemblait pas à un trou noir mais avait la forme d’un cube de métal solide.
– « Une autre question se pose », poursuivit Ayesha. « Pourquoi le pouvoir magique est-il indispensable pour activer les Pierres ? « Même si leur puissance a été réduite, ces pierres devraient encore contenir suffisamment de magie et pourtant, les personnes ordinaires ne peuvent pas s’en servir. La Société de Recherches a également découvert que le pouvoir magique de ces pierres ne pouvait être transféré, ce qui fait qu’elles ne sauraient servir de source de puissance. » Elle s’interrompit un instant avant de poursuivre : « Comme la plupart des chercheurs, ma supérieure était persuadée que seuls les êtres vivants conservaient leur pouvoir magique. Ainsi que le démontrent le sang des Diables et celui des sorcières, celui d’un organisme mort perd son efficacité. Cela ne m’ennuie pas que vous contredisiez leurs conclusions mais tant qu’elles ne sont pas chargées par une sorcière ou montées en sceaux, les Pierres Magiques ne sont ni plus ni moins que des gemmes ordinaires. »
Roland restait silencieux. Apparemment, son hypothèse au sujet de l’intensité du pouvoir magique était quelque peu irrationnelle. Cependant, le Tonnerre de Pouvoir Magique, sorte de lumière noire, était si semblable à la Pierre du Châtiment Divin qu’il était impossible que ces deux entités ne soient pas liées d’une manière ou d’une autre. Qu’avait-il bien pu négliger ?
Malheureusement, à cette époque, il n’existait pas encore de méthodes d’observation ou d’analyse fiables. Le seul moyen d’étudier le pouvoir magique passait par les capacités des sorcières ou la Pierre de Mesure. Cela ne lui apporteraient rien de plus qu’une idée générique des caractéristiques du pouvoir magique qui lui serait guère utile pour approfondir les recherches.
Roland réfléchit un moment et, finalement, décida de laisser cette question en suspens. Peut-être trouverait-il une explication par la suite, au cours du processus de fabrication du Sceau.
Trois jours plus tard, les préparatifs concernant l’opération “Point de Fusion” étant terminés, Roland envoya personnellement les soldats sur le quai.
C’était la première opération militaire à grande échelle où les sorcières seraient les chefs de guerre. Il y avait là deux navires remplis de vétérans expérimentés de la Première Armée, dont Brian était le capitaine. Ces soldats, qui tous avaient combattu les bêtes démoniaques avec Roland sur les remparts, avaient pleinement confiance en leur Seigneur et le respectaient profondément. Lorsque Roland les avait choisis, il avait insisté à maintes reprises sur le fait qu’ils auraient très probablement à affronter un ennemi extrêmement féroce, plus dangereux encore que les hybrides démoniaques. Il avait également souligné que quiconque ne souhaitait pas participer à la mission était en droit de le faire savoir. Cependant, personne ne s’était désisté. Rossignol confirma par la suite que tous avaient pris leur décision de plein gré.
Malgré leur résolution et leur courage, Roland ne sous estimait pas la peur de ces cent soldats, sachant pertinemment que dans ce monde, les gens craignaient profondément les démons. Il avait vu tant de scènes violentes à la télévision ou au cinéma que ces monstres ne le surprenaient plus, mais ces hommes seraient sans aucun doute terrifiés. Il se pourrait même que le souvenir cauchemardesque de cette bataille les poursuive toute leur vie.
En réalité, ces soldats soigneusement triés sur le volet n’étaient pas supposés participer directement aux combats. Ils se posteraient sur la rivière, à deux ou trois milles du champ de bataille et n’interviendraient qu’en cas d’accident obligeant les sorcières à battre en retraite.
Roland avait choisi pour cette mission ses plus puissantes sorcières, c’est à dire Anna, Rossignol, Wendy, Chloris, Ayesha, Sylvie, Ivy, Foudre et Maggie. Selon Ayesha, une telle équipe serait plus que suffisante pour tuer un Seigneur des Enfers.
– « Prenez bien soin de vous, votre sécurité est une priorité absolue », souligna gravement Roland. « Vous n’êtes pas obligées de terminer la mission. Je vous attendrai au château. »
Anna s’approcha et le serra dans ses bras.
– « Ne vous inquiétez pas, je les protégerai. »
– « Moi aussi, Votre Majesté! »
– « Goo! »
Assurèrent la petite fille et le pigeon en étreignant Roland à leur tour.
Toutes les imitèrent, à l’exception d’Ayesha et Ivy.
La première renifla et marmonna pour elle-même : « Ce n’est qu’une simple opération de chasse et non des adieux définitifs… Si avant chaque départ nous nous disions adieu, comme nous le faisions à Taquila, les Diables seraient déjà aux portes de la ville. »
De son côté, Ivy était stupéfaite. C’était la première fois qu’on lui donnait un ordre aussi « désinvolte » : « Vous n’êtes pas obligées de terminer la mission, uniquement de rentrer saines et sauves. » En se montrant trop indulgent avec les sorcières, Sa Majesté ne les encourageait-il pas à la lâcheté ? À l’Association du Croc Sanguinaire, chaque bataille était considérée comme un combat à mort. En effet et malheureusement, ces dernières années, plusieurs sorcières avaient été tuées sur le champ de bataille. Les sorcières qui ne pouvaient achever les tâches confiées par leur maitresse étaient sévèrement punies, voire même considérées comme inutiles par les membres de l’association. Mais l’attitude de Roland Wimbledon, à l’égard des sorcières semblait complètement différente.
Il ne les traitait ni comme des bêtes, ni comme des agneaux, mais simplement comme des « êtres humains ».
Un sifflement retentit tandis que de la fumée s’échappait de la cheminée, puis le bateau quitta lentement le quai.
Soudain, Roland sentit des mains invisibles saisir son visage.
Elles étaient froides mais douces.
– « Prenez bien soin de vous durant mon absence. Ne quittez pas le château sans raison valable », chuchota une voix familière. « Je serai vite de retour. »
Quelque chose effleura ses lèvres.
Ce toucher n’avait rien à voir avec ce qu’il avait ressenti sur son visage : il était doux, légèrement humide et tiède.
C’était un baiser fugitif, comme s’il l’avait rêvé. Lorsqu’enfin Roland réalisa ce qui venait de se passer, il étendit la main mais ne rencontra que du vide.
Le navire à vapeur étant beaucoup plus lent que le ballon, il leur fallut près de deux jours pour atteindre l’extrémité de la rivière Écarlate.
Tous demeurèrent saisis à la vue de l’imposant manteau blanc qui recouvrait les montagnes. C’était magnifique. Comme la neige fondait beaucoup moins vite en altitude que dans la forêt, l’eau accumulée depuis des mois dévalait le long des pentes montagneuses et, rencontrant des rochers, se divisait en multiples ruisseaux. Vus de loin, ceux-ci ressemblaient à autant de minces et fragiles fils d’argents, mais en s’approchant, ils réalisèrent que ces cours d’eau étaient aussi larges qu’une rivière. L’eau se déversait dans le lac au pied de la montagne avec un grondement de tonnerre.
De toute évidence, ce lac devait avoir plusieurs voies d’évacuation, sans quoi toute cette eau aurait tôt fait de faire déborder la rivière Écarlate.
Après une nuit de repos, les sorcières gonflèrent le ballon à hydrogène qui s’éleva dans les airs tandis que les soldats, qui, comme prévu, s’étaient retranchés à trois kilomètres de là, établissaient un front défensif le long de la rivière.
L’opération “Point de Fusion” était officiellement lancée.