– « La perspective d’un nouveau monde ? » Roland ne put s’empêcher de sourire.

Puis il demanda à Rossignol de convoquer Anna.

Dans ces moment-là, la jeune femme quittait volontairement la pièce pour les laisser seuls tous les deux.

Anna portait une robe bleu pâle qui lui descendait jusqu’aux genoux, une paire de bas noirs et à ses pieds des mocassins. Elle semblait pleine d’énergie. Cette tenue, de style moderne, avait été conçue sur les directives de Roland durant ses moments de liberté et Soraya en avait fourni le tissu qu’elle avait enduit d’un revêtement fluide. Extrêmement légère, facile à porter et très résistante, elle convenait parfaitement à Anna lorsque celle-ci travaillait.  

Chaque fois que Roland regardait ses yeux étincelants, un sursaut de bonheur s’emparait de lui.

Evidemment, il n’avait plus à se comporter aussi convenablement qu’auparavant.

Il la prit dans ses bras et l’attira sur ses genoux. Puis, après avoir respiré le parfum de ses cheveux, il déposa un baiser sur sa joue et alla droit au but :

– « J’ai l’intention de développer une nouvelle source d’énergie. »

– « Quelque chose comme la machine à vapeur ? »

Elle tourna la tête vers lui. Roland tendit la main et caressa sa clavicule qui saillait à la base de son cou, ce qui la chatouilla au point qu’elle eut un petit rire.

– « Votre Majesté, tenez-vous convenablement. »

– « Très bien », répondit-il en riant à son tour. Il déposa Anna sur le siège et se leva pour prendre une pile de dossiers bleus posé sur le côté de la table.

« Regardez d’abord celui-ci. Que comprenez-vous ? »

– « Voyons… »

À chaque fois qu’Anna étudiait quelque chose, elle prenait un air très solennel. Curieusement, lorsque Roland l’observait, un sentiment de honte et d’infériorité s’emparait de lui. Il avait l’impression d’être dans une salle de classe en train de regarder discrètement le meilleur élève.

Pour contrecarrer ce sentiment, il se mit à penser à tout ce qu’il lui ferait la nuit venue.

– « Je crois avoir à peu près compris », dit Anna après avoir regardé les derniers plans et réfléchi un moment. « Cette machine est également alimentée par la vapeur, mais le piston a été remplacé par des pales d’éolienne, ce qui économise de l’énergie sur le mouvement alternatif des bielles. Est-ce exact ? »

– « Tout à fait », répondit Roland, qui, chassant ses folles pensées, reprit un visage sérieux.  « C’est ce qu’on appelle une turbine à vapeur. Elle est également alimentée par de la vapeur à haute pression, mais son efficacité est beaucoup plus élevée qu’une simple machine à vapeur. »

C’était un produit révolutionnaire que Roland avait conçu depuis longtemps.

S’il voulait que les industries de base ne soient plus dépendantes des sorcières, c’était surtout à cause d’Anna. Ce n’est que de cette façon qu’elle pourrait se consacrer à la production mécanique haut de gamme.

La turbine à vapeur était une expérience dans ce domaine.

Les turbines pouvaient servir à bon nombre de choses, comme par exemple alimenter les navires et surtout, fournir de l’électricité. Lorsque la Crête du Dragon Déchu aurait été saisie, la Comtesse Sephora allait sans doute devoir y passer un bon moment pour régler les affaires gouvernementales. Il ne serait donc pas judicieux de ne pouvoir compter que sur le pouvoir magique de Lune Mystérieuse pour éclairer le secteur des usines, en plus de fournir de l’électricité aux quartiers résidentiels. Roland, qui se refusait à admettre qu’il s’agissait là d’un défaut de stratégie lié à son manque d’expérience, devait donc réfléchir à un autre moyen de produire de l’électricité.

En raison des défauts inhérents au principe de circulation, l’électricité produite par les machines à vapeur était incohérente. De plus, Roland ne s’y connaissait guère en matière de régulation de tension, aussi serait-il plus approprié d’utiliser des turbines à vapeur dont la puissance de sortie était plus régulière et le rendement thermique plus élevé.

– « Que devrai-je faire en premier ? » Demanda Anna.

– « Vous rappelez-vous ce que vous avez fait pour la canonnière ? »

Roland lui montra le plan d’une lame : « Vous devrez construire un modèle opérationnel de ceci. Il ne devra mesurer qu’un mètre de long. Le principal problème que vous aurez à résoudre est l’angle de la lame qui doit permettre à la vapeur à haute pression de circuler librement à travers chaque aubage. Si vous réussissez, vous aurez fait plus de la moitié du travail. »

Mais comment construire un produit final opérationnel sans données détaillées ?

La seule façon était de faire des essais répétés.

Quant au noyau de la turbine, Roland ne s’inquiétait pas de la difficulté de modifier la roue à aubes dans la mesure où la précision de coupe du Feu Noir était beaucoup plus élevée que n’importe quel outil d’usinage moderne. Il ne se souciait pas non plus de la solidité des matériaux : les turbines fonctionnant habituellement à une température de 500 à 600 ° C, l’alliage d’acier découvert par Lucia serait plus que suffisant. Le principal problème résidait dans la coordination angulaire entre la grille d’aube fixe et la roue mobile. La première était une sorte de barrière capable de modifier l’angle directionnel du passage de la vapeur, de façon à la détendre, réduisant ainsi l’impact de celle-ci avec la roue. Du même coup, elle préviendrait tout désordre directionnel et l’éventuelle production de forces opposées. En substance, elle était semblable à un peigne régulateur du flux d’air.  

Si le modèle construit par Anna s’avérait opérationnel, Roland pourrait alors le produire en série et toute difficulté serait résolue.  

Après amélioration des méthodes de transformation et de la qualité des matériaux, les résultats industriels seraient inévitablement conséquents.

– « Je comprends », dit Anna dont les yeux brillaient.

De toute évidence, elle était impatiente de commencer à travailler.

– « Rien ne presse », dit Roland en lui prenant la main. « Wendy a dû vous dire que j’avais décidé de lancer une opération pour capturer des Diables. »

– « Oui », répondit Anna. « Comptez-vous y participer ? »

Roland secoua lentement la tête.

« Dans ce cas, tout va bien », dit la jeune femme en posant la tête sur son épaule. « La dernière fois que je vous ai vu blessé, j’ai bien failli mourir de peur. »

– « Vraiment ? Pourtant, Rossignol disait que de toutes, vous étiez la plus calme… Si vous n’aviez pas agi de manière décisive, je serais sans doute… »

Avant qu’il n’ait pu terminer sa phrase, Anna lui couvrit la bouche de sa douce main.

– « Ne prononcez pas ce mot. »

Lorsque Roland eut acquiescé, alors seulement elle retira sa main.

– « Quoi qu’il en soit, je vous demande de prendre bien soin de vous, d’accord ? Si quelque chose venait à se produire, servez-vous immédiatement du Sceau de la Divine Volonté. Surtout n’hésitez pas! Ce n’est pas grave si vous ne capturez pas de Diables. Je vous attendrai au château pour fêter votre retour. »

– « Ne vous inquiétez pas », répondit Anna en riant.  « Je ne vais pas non plus les laisser blesser les autres sorcières. »

Après le départ d’Anna, Roland demeura longtemps silencieux avant de murmurer :

– « Vous êtes là? »

« Bien sûr », répondit Rossignol en apparaissant, assise sur le bureau. « Mais je n’ai pas écouté votre conversation. Je ne suis revenue qu’après son départ. »

Roland se leva et se dirigea vers la fenêtre. Tandis qu’il regardait en direction des montagnes enneigées, il lui expliqua le plan qu’il avait conçu pour la chasse aux Diables.

– « Avant de partir, vous devrez répéter ceci à plusieurs reprises afin de vous familiariser avec l’ensemble de la procédure de chasse et savoir quel sera le rôle de chacune. En outre, ce plan ne sera efficace que si vous n’êtes confrontées qu’à un petit nombre de Diables. Il faudra l’ajuster en fonction de la situation. » Il marqua une brève pause et reprit : « Si jamais vous vous trouviez dans la pire des situations, j’entends par là une situation désespérée et inextricable, quoi qu’il advienne, vous devrez ramener Anna. »

Rossignol ne répondit pas. Elle attendit que Roland tourne la tête vers elle pour demander d’un air intrigué :  

– « N’est pas là la véritable raison pour laquelle vous ne venez pas ? »

– « Vous choisiriez sans doute de me sauver, je me trompe ? »

– « Je vois », répondit la sorcière avec un léger soupir. « Je ferai de mon mieux. »

– « Après Anna, vous êtes la seule personne en qui j’ai confiance », dit Roland. « Je compte sur vous. »