Lorsque Roland revit Barov, il eut le sentiment de se trouver face à une toute autre personne.
Ce dernier avait l’air vigoureux, radieux, et sa poitrine s’était considérablement redressée. Ses pas décidés révélaient un fort sentiment de confiance. On n’aurait jamais dit que ce ministre avait 50 ans.
De toute évidence, les quelques jours qu’il avait passé à la Cité du Roi lui avaient été très profitables.
– « Si j’avais su, j’aurais attendu un peu avant de vous rappeler », plaisanta Roland.
– « Non, Votre Majesté, aussi prospère que puisse être la Cité du Roi, elle ne saurait être comparée à la Cité Sans Hiver, que vous avez vous-même construite », répondit Barov en lissant sa moustache. « Où que je sois, mon cœur sera toujours à vos côtés. »
Pourquoi avait-il l’impression que ces paroles résonnaient étrangement ?
Roland toussota et tenta de changer de sujet :
– « Comment vont les choses là-bas ? »
– « Ne vous inquiétez pas, mes élèves et la Première Armée sont là. Même si les aristocrates récemment recrutés avaient l’intention de créer des problèmes, ils ne le pourront pas », répondit le directeur d’un air suffisant. « C’est volontairement que je leur ai laissé plus de largesses pour se disputer l’argent et le pouvoir. À partir du moment où cela n’a pas d’incidence sur les moyens de subsistance des citoyens, cette situation est tolérable. Je suis persuadé que, durant un bon moment, ils vont manigancer et se disputer le moindre supplément de pouvoir. N’oublions pas que, jusqu’ici, ces gens n’étaient pas qualifiés pour entrer à l’Hôtel de Ville. »
– « C’est une bonne idée, en effet », répondit Roland.
Même s’il connaissait une ou deux ficelles relatives à l’équilibre politique et autres stratégies de contrôle, il était évident que pour les mettre en pratique, il n’était pas aussi doué que les vieux renards qui baignaient dans la politique depuis longtemps. Barov n’était peut-être pas aussi rusé qu’eux, cependant, il était suffisamment imposant et malin. Cet homme révélait enfin la véritable étendue de ses talents.
En tant que Roi, Roland pouvait se permettre de rester à l’écart de ces manœuvres politiques plus ou moins louches. Etant donné que le personnel, la loi et le pouvoir militaire étaient entre ses mains, personne n’oserait convoiter son autorité.
– « Votre Majesté, puis-je vous demander où vous avez envoyé le Trésorier Laurent Moreau ? » Demanda Barov, légèrement mécontent. « L’officier de cérémonie m’a dit que vous ne l’aviez pas exécuté. »
– « Il a détourné quelques-unes des rations de secours distribuées à la population, a été complice de l’ancien Premier Ministre et impliqué dans l’exploitation des réfugiés », répondit Roland en haussant les épaules. « Ses crimes ne justifiaient pas l’exécution et, à son âge, il n’aurait pas été judicieux de l’envoyer dans les mines. Je n’ai donc pas eu d’autre choix que de le bannir. »
– « C’est vraiment regrettable. »
– « Pourquoi ? Vous aviez besoin de lui ? »
– « Bien sûr que non, mais Laurent était plutôt influent à la Cité du Roi. Je craignais que les petits aristocrates ne sachent pas comment le prendre », répondit Barov. « C’était mon mentor. Il passait son temps à me harceler, aussi, je regrette seulement de ne pas avoir eu l’occasion de le voir implorer notre pitié. »
Roland se mit à rire :
– « À mon avis, il a dû déménager au Royaume de l’Aube avec toute sa famille. Qui sait, peut-être le reverrez-vous un jour. Ceci étant dit, je vous ai convoqué car j’ai l’intention de construire quelques usines. Celles-ci sont directement liées à la prochaine série de réformes majeures que je compte mettre en place à la Cité Sans Hiver. »
– « Vous faudra-t-il beaucoup de monde ? »
– « Oui, sans quoi j’aurais posé la question à Karl. Je vais avoir besoin d’au moins trois mille personnes. »
Barov eut un sourire forcé :
– « Votre Majesté, cette énorme demande vous ressemble bien. Jamais, dans d’autres villes, un projet ne saurait nécessiter trois mille personnes d’un coup. »
– « La bonne nouvelle, c’est qu’il ne sera pas nécessaire d’alphabétiser tous ces gens. Si deux cents seulement pouvaient achever leurs études primaires, ce serait parfait. »
– « Que voulez-vous construire ? »
Depuis longtemps, les projets avaient été rédigés. Roland les déposa devant le directeur :
– « Une usine de coke, une aciérie et une forge. »
– « L’acier produit par Mlle Anna n’est-il pas suffisant ? » Demanda Barov.
– « Le problème est que ce n’est pas adapté », soupira Roland. « Son pouvoir magique devrait être réservé à la fabrication d’objets plus sophistiqués au lieu d’être gaspillée à préparer les matériaux nécessaires aux machines à vapeur. J’espère être en mesure cette année de relever les sorcières de leur affectation à la fabrication des produits industriels de base. »
Pour l’heure, les industries de la Cité Sans Hiver se trouvaient à un tournant décisif. S’il ne parvenait pas à trouver une percée, il lui serait difficile de progresser. Comme les machines destinées à fournir de la puissance dépendaient pour beaucoup des matériaux préparés par Anna, l’échelle de production n’avait pas pu être augmentée. Mais en réalité, il n’était pas nécessaire d’avoir recours à une telle qualité d’acier pour fabriquer les machines à vapeur. Celles de première génération n’étaient-elles pas en fer ?
À présent, les conditions étaient réunies pour réaliser une avancée. La mine de charbon était capable de gérer tous les processus de cokéfaction, le coke étant l’un des principaux ingrédients requis par la sidérurgie à grande échelle. La douzaine de hauts fourneaux du Secteur des Fours, de son côté, produisait une abondante quantité de lingots de fer. Il suffirait d’un simple convertisseur pour fondre l’acier et l’on pourrait utiliser les marteaux à vapeur de la forge pour créer des composants destinés aux autres usines. Si ces procédures pouvaient former un cycle, Anna serait complètement libérée de ses fonctions. L’on n’aurait plus recours qu’à des personnes ordinaires tout au long du processus de fabrication.
Roland lui ayant expliqué les principales tâches de ces trois usines, Barov comprit aussitôt ce qu’il avait l’intention de faire.
– « Je vois, Votre Majesté, mais ces choses sont-elles vraiment réalisables ? » Demanda-t-il, visiblement peu convaincu. « Pensez-vous vraiment que nous puissions obtenir suffisamment d’acier sans le pouvoir des dém… euh, des sorcières ? Vous ne le savez peut-être pas mais dans certaines villes, il n’est pas rare qu’un morceau d’acier coûte 20 fois le prix d’un morceau de fonte. »
À cette époque, l’acier était forgé au marteau par les forgerons. Le martèlement répété des lingots de fer entraînait l’oxydation de l’excès de carbone ainsi que des impuretés jusqu’à obtention de l’acier. Il va de soi que ce procédé, relativement peu efficace, gaspillait énormément de matières premières. Une quantité importante de fer se détachait suite à l’oxydation, de ce fait, il fallait plusieurs lingots de fer pour produire une pièce d’acier utilisable. Cela expliquait pourquoi de nombreux chevaliers rêvaient de posséder une armure entièrement faite d’acier qui pourrait se transmettre de génération en génération comme un trésor familial.
Vue sous un certain angle, la méthode laborieuse de production de l’acier pouvait donner la fausse impression que l’effort requis rendait celui-ci d’autant plus précieux et de meilleure qualité. Maintenant que la Cité Sans Hiver était en mesure de produire de l’acier en quantité, ce que la plupart des gens attribuaient au travail des sorcières, les soupçons de Barov pouvaient aisément se comprendre. Cependant, aux yeux de Roland, l’acier n’était rien d’autre que du fer dont la teneur en carbone différait quelque peu.
– « Je ne prétendrai pas que ce sera facile. La cokéfaction et la conception d’un convertisseur relèvent de techniques qui ont été découvertes suite à de nombreux essais et erreurs, cependant… » Roland s’interrompit un instant. « Ces projets sont réalisables. Bientôt, vous verrez des centaines de cheminées dans la zone industrielle. Nous produirons plus d’acier en un mois que nous n’en produisons actuellement en un an, ce qui nous permettra de fabriquer des bicyclettes, des navires, des bateaux, toutes sortes de machines et même des maisons. Tout sera fait d’acier, y compris les outils et ustensiles de la vie courante.
Barov demeura muet durant un bon moment. Finalement, il répondit :
– « Je vais établir au plus vite un plan de recrutement et un projet de financement afin que vous puissiez l’examiner. »
– « Entendu. Je vous charge des préparatifs », répondit Roland d’un ton encourageant.
Alors que Barov se dirigeait vers la porte, il se retourna brusquement et s’inclina :
– « Ce sera pour moi un plaisir et un honneur de voir naître un monde tel que celui que vous décrivez, Votre Majesté. »