À ces mots, Ayesha se sentit légèrement soulagée.
– « Est-ce tout ? »
La force des Diables résidant dans leur nombre, s’il ne s’agissait que de quelques-uns, une ou deux sorcière suffiraient à les vaincre.
– « Avez-vous trouvé un moyen de les emprisonner ? » Demanda Ayesha
– « Oui, grâce aux nouvelles sorcières », répondit Roland. « Lorsqu’Ivy aura attrapé les démons, nous pourrons aisément transporter la cage par ballon. Je vais préparer des fers, ainsi, nous n’aurons guère de difficultés à les dompter. Ce qu’il faudrait que je sache, c’est combien de temps les réservoirs de Brume Rouge peuvent durer et si, une fois morts, le sang des Diables peut encore être utilisé pour fabriquer des Sceaux ? »
– « Je vois… » Dit Ayesha, qui, jusqu’ici, avait parfaitement compris ce que Roland s’apprêtait à faire. En général, un réservoir de Brume Rouge dure environ une journée. En fonction des tâches qu’ils ont à accomplir, les Diables décident du nombre de réservoirs qu’ils vont emporter. S’ils effectuent, par exemple, une mission de surveillance ou de patrouille, leur monture devra en porter trois ou quatre. C’est d’ailleurs le maximum qu’ils puissent emporter. »
– « Pour quelle raison ? » Demanda Roland.
– « Une fois sortie de l’étrange Pagode de Pierre Noire, la brume perd peu à peu son efficacité », expliqua-t-elle. « Si ce n’était pas le cas, la Société de Recherches aurait pu garder des Diables, des Bêtes du Chaos et produire quantité de Sceaux. Les Trois Chefs de l’Union ont bien essayé : elles ont pris l’initiative d’attaquer quelques-uns de leurs avant-postes dans le but de s’emparer de la Pagode de Pierre Noire, cependant, sitôt qu’ils se savaient vaincus, les ennemis les détruisaient, laissant aux Guerrières Sacrées une tour de pierre flétrie. »
– « Flétrie ? » Demanda Roland, étonné. « Parce que les pierres peuvent flétrir elles-aussi ? »
– « Personne ne savait exactement ce dont il s’agissait, mais à en juger par la pierre que nous avons ramenée, “flétrie ” est ce qui convient le mieux. Sa surface, autrefois lisse, était devenue rugueuse, terne, et s’effritait lorsqu’on la frottait. Son aspect n’avait plus rien à voir avec ce que les guerrières ont pu voir la première fois. »
Roland réfléchit un moment :
– « Si nous parvenions à ramener un Diable, seriez-vous en mesure de fabriquer des Sceaux de Pierres Magiques ? »
– « Si vous me fournissez suffisamment de matériel expérimental, un laboratoire indépendant et 20 personnes ordinaires pour m’assister », répondit Ayesha en comptant sur ses doigts, « j’ai 80% de chances de réussir à fabriquer des Sceaux simples. Quant aux Sceaux avancés… de toute façon, vous n’avez pas les Pierres Magiques qu’il faut pour les réaliser. »
« Le problème n’est pas là », dit Roland, qui hésitant, demanda doucement : « Si jamais la mission de capture venait à attirer trop de Diables ? »
Ayesha ne put s’empêcher de rire :
– « Vous me paraissiez si confiant que je pensais que cela ne vous inquiétait pas. »
– « Hum… Je veux seulement avoir toutes les certitudes possibles. »
– « Dans ce cas, emmenez-nous, Mlle Anna et moi », répondit Ayesha d’un ton apaisant.
– « Vous et Anna ? »
– « Vous ne savez pas tout des sorcières qui vivent sur vos terres, Votre Majesté », soupira Ayesha. « L’Union, dont le pouvoir couvrait toute la Plaine Fertile, comptait à peine plus de 100 Sorcières Senior, dont 40 seulement étaient des combattantes. Elles occupaient des postes élevés au sein de l’Union et constituaient l’épine dorsale de l’Armée Sacrée. Par ailleurs, vous avez pas mal de Sorcières Senior dans votre Association. Si l’on ajoute à cela vos étranges armes, elles peuvent s’avérer aussi puissantes que les Guerrières Sacrées, aussi ne sera-t-il pas difficile d’avoir le dessus sur un groupe de Diables. Mais si jamais nous tombons sur un Seigneur des Enfers, Mlle Anna sera là pour activer le Sceau de la Volonté Divine. »
– « Ah… j’avais presque oublié », répondit Roland qui venait de comprendre. « Merci pour votre suggestion. »
– « Je vous en prie. Toute ma vie, j’ai rêvé de vaincre ces Diables alors s’il vous plaît Majesté, ne me laissez pas tomber. »
Ayesha s’apprêtait à sortir lorsque Roland l’arrêta.
– « Attendez! Il y a autre chose que je ne comprends pas. »
– « De quoi s’agit-il ? »
– « Pourquoi étiez-vous fermement opposée à ce que j’attaque la Cité des Diables ? » Demanda Roland. « Autrefois, vous n’auriez pas réagi ainsi. Je me souviens qu’à l’époque, non seulement c’est vous qui demandiez à les attaquer, mais vous vouliez à tout prix capturer les Bêtes du Chaos susceptible de vivre au sein de leur camp. Je me trompe ? »
Ayesha sentit soudain ses joues s’enflammer. Elle n’avait pas besoin de vérifier pour savoir qu’elle devait être écarlate.
Comment expliquer à Roland qu’à ce moment-là, elle croyait vraiment qu’il n’était pas en capacité de vaincre les Diables ? Mais comme il vantait sa puissance militaire, elle avait dit cela dans un accès de dépit. À présent, le Territoire était solide et avec le temps, la sorcière était convaincue que les humains deviendraient de plus en plus puissants, c’est pourquoi elle avait changé d’attitude.
– « Vraiment ? Je ne me souviens pas avoir dit cela. »
– « Mais vous étiez… »
– « Hum… Pardonnez-moi, Votre Majesté, mais je tombe de sommeil », dit la jeune femme avec un bâillement forcé. « Permettez-moi de me retirer ».
Puis, sans attendre la réponse, elle quitta aussitôt le bureau.
Alors qu’Ayesha traversait le couloir menant à la Maison des Sorcières, une brise fraîche lui caressa doucement le visage. Peu à peu, le calme revint.
Elle regarda les innombrables étoiles dans le ciel et se rappela soudain les paroles de Wendy.
« Un jour, j’en suis persuadée, il deviendra le Roi de Graycastle et nous mènera à la victoire contre tous nos ennemis. »
En regardant l’expression convaincue de Wendy, Ayesha s’était sentie un peu triste et en même temps, elle l’enviait. Elle l’enviait de ne pas avoir été submergée par la dure réalité et elle était triste car jamais la conviction de cette sorcière ne pourrait avoir raison de la disparité des forces entre les humains et les Diables.
À présent, elle commençait elle-aussi à le croire.
Ivy ne se rappelait pas comment elle était revenue dans la chambre.
Elle avait la tête pleine d’images de fusils et de canons rugissants. Des centaines de soldats, soigneusement alignés, tiraient sur des cibles placées devant eux. Elle ne voyait rien d’autre qu’une épaisse fumée blanche et même si son pouvoir magique lui permettait de sentir les balles, la jeune femme n’avait pas le temps de les piéger dans sa cage.
« Sa Majesté disait vrai, les balles en métal sont beaucoup plus puissantes que celles que Maggie a utilisées quand elle s’est battue avec moi. Ces projectiles sont capables de transpercer des cibles de bois placées à 100 pas, alors qu’à cette distance, la seule chose que puissent faire les sorcières est d’attendre d’être battues. »
« Quant à l’autre arme, qu’ils appellent un canon, elle est encore plus terrifiante. Sa portée d’attaque est plusieurs fois supérieure à celle des fusils, à tel point qu’il faut un miroir d’observation pour constater les résultats des tirs. Par ailleurs, d’après le chef des gardes, il ne s’agissait là que de l’ancienne artillerie de campagne. Le véritable atout de l’artillerie serait une arme qu’ils nomment “Canon de Forteresse de 152mm”. »
Tandis que le bruit des explosions résonnait dans sa tête, une pensée lui vint.
– « Heidi Morgan nous a menti », murmura Ivy.
– « Heidi Morgan ne savait peut-être pas qu’une telle puissance existait », répondit Plume, en proie à des émotions complexes. De toute évidence, elle aussi était sous le choc après avoir vu l’armée s’entraîner durant l’après-midi. « Qu’allons-nous faire à présent ? »
Ivy ne répondit pas. Elle pensait : « Quelles qu’aient pu être les intentions d’Heidi au départ, cela n’a plus aucun sens dans la mesure où l’Association du Croc Sanguinaire ne pourra jamais offrir au Prince ce qu’il attend. Les sorcières auxiliaires de Tilly Wimbledon lui sont plus utiles que les combattantes de notre Association. »
En faisant le bilan de ces dernières années, la sorcière réalisa que sa capacité et son évolution, dont elle se sentait si fière, n’étaient en fait que de la poudre aux yeux. Annie était le seul souvenir qui lui soit cher.
Un long moment passa, puis, relevant la tête, elle dit :
– « Je ne veux pas retourner à l’Association du Croc Sanguinaire. »
Dans un mouvement quasi imperceptible, Plume acquiesça :
– « Moi non plus. » Puis, surprise, elle demanda : « Vous pleurez ? »
Ivy sentit quelque chose de salé couler dans sa bouche. Elle passa sa main sur son visage : le bout de ses doigts était humide.
Elle qui, depuis longtemps, n’avait pas goûté aux larmes, répondit :
– « Je ne sais pas. »
« Les bêtes ne pleurent jamais », pensa-t-elle. « Et quand bien même elles le feraient, ce ne serait pas sur leur propre sort. Si seulement Annie et moi nous étions précipitées dès le départ vers l’Association des Sorcières! »
Ivy ferma les yeux et une pluie salée jaillit de son cœur.
« Pardonnez-moi, Annie. »