Au fond d’un grand trou brûlaient d’innombrables bougies dont le faible scintillement évoquait autant d’étoiles posées sur le sol.
– « Est-ce là la nouvelle gamine ? Levez-la tête je vous prie, que je voie votre visage. »
Ivy leva timidement la tête et aperçut un masque dans lequel se reflétait une lumière froide. Elle faillit hurler.
– « Je suis Heidi Morgan. Ne craignez rien, je ne porte ce masque que pour préserver mon identité », dit la femme dont la voix était bien plus douce qu’Ivy ne l’aurait pensé. « À partir de ce jour, vous voici membre de l’association du Croc Sanguinaire. »
La jeune fille rassembla son courage :
– « Pourquoi… ne pouvez-vous pas accueillir Annie ? »
– « Quelle arrogance! » S’écria la femme aux cheveux roux.
Toutes les sorcières éclatèrent d’un rire moqueur.
– « Tout va bien », dit Heidi en agitant la main. Elle descendit de l’estrade et s’approcha d’Ivy : « Je ne suis pas en mesure de subvenir aux besoins de tant de sorcières. »
– « Elle… elle est capable de trouver seule de quoi se nourrir. »
– « Et vivre comme un rat ? Passer ses journées dans une fosse et se nourrir des restes des autres ? À vivre de cette façon, on devient de jour en jour plus sauvage », répondit Heidi. Elle secoua la tête : « L’Association du Croc Sanguinaire a besoin de bêtes et non de rats qui attendent d’être massacrés. »
– « De bêtes ? » Répéta Ivy, interloquée.
– « Oui, avez-vous déjà vu un loup des montagnes ? »
La jeune sorcière secoua la tête.
– « Les loups sont le symbole du royaume de Wolfheart et les maîtres de la montagne. S’ils peuvent mettre au monde trois ou quatre petits à chaque portée, tous ne survivront pas. Savez-vous pourquoi ? » Expliqua calmement Heidi. « Parce que si la louve ne trouve pas suffisamment de nourriture pour subvenir aux besoin de tous ses louveteaux, elle devra en tuer certains afin de s’assurer que les autres soient correctement nourris. La génération suivante, qui a grandi dans ces circonstances, saura survivre dans un environnement hostile. »
Ivy ouvrit la bouche mais ne sut que répondre.
« Bien sûr, elle pourrait aussi réduire les portions de chacun afin que tous puissent rester en vie, mais ils ne feraient que survivre. Si les jeunes loups ne sont pas suffisamment nourris, ils ne seront pas en mesure de chasser seuls lorsqu’ils seront grands. Ils ne sortiront pas du nid et n’auront aucune chance de se reproduire. Dans ces conditions, à long terme, les loups des montagnes finiraient par disparaître, ne croyez-vous pas ? »
– « Je… »
De son doigt, Heidi releva le menton d’Ivy.
– « Mon enfant, c’est Dieu qui nous inspire : si les sorcières veulent survivre à l’oppression, il leur faut agir comme les animaux sauvages. Les puissantes sorcières de combat, dont vous faites à présent partie, deviendront naturellement un symbole pour toute la race. »
La lueur des bougies se mit à vaciller. Quoiqu’Ivy n’entendit pas d’exclamations, elle pouvait sentir leurs émotions où se mêlaient la joie, l’enthousiasme et l’inspiration, comme un volcan silencieux.
Quelques minutes passèrent.
– « Et… et s’il y avait suffisamment pour nourrir tous les loups ? » Demanda-t-elle, hésitante.
– « Dans ce cas, ce ne seraient plus les loups, mais des chiens », répondit Heidi en riant.
Le fouet cingla sur le dos d’Ivy.
– « Imbécile, vous n’êtes même pas capable de terminer un entraînement aussi court! Vous gaspillez toute la nourriture que nous vous offrons! Dites-moi, à combien de coups en sommes-nous ? »
– « 24 » répondit Ivy en serrant les dents.
Les coups de fouet reprirent de plus belle. Du sang et de la sueur coulaient le long de son dos et son pantalon était tout trempé.
– « Ce sera tout pour aujourd’hui. Mais si jamais l’entraînement de demain se passe de la même manière, la punition sera doublée », dit la femme aux cheveux roux qui jeta aux quatre sorcières punies un énorme morceau de viande : « L’heure du dîner étant passée, j’ai demandé pour vous un supplément à Dame Heidi. Partagez-vous ceci. Je vous rappelle que vous n’êtes pas autorisées à utiliser la magie. »
Il y avait suffisamment pour remplir leurs quatre estomacs. Cependant, la formation au combat nécessitant une grande quantité d’énergie, leurs chances d’en venir à bout seraient nettement supérieures si elles pouvaient bénéficier d’un apport alimentaire supplémentaire entre les repas.
« Comme une bête… »
« Seules les puissantes sorcières survivent… »
Ivy regarda son quartier de viande et se jeta sur la sorcière la plus proche.
– « L’Association du Secret vient d’être détruite par l’Eglise. Il paraîtrait que personne ne soit parvenu à s’échapper. »
– « Pas même leur chef. »
– « L’Eglise a installé un camp sur la côte Est! »
– « Maudits nobles! » Grimaça Heidi. « Je finirai bien par les mettre en pièces! »
L’influence des sorcières au sein du Royaume de Wolfheart ayant été progressivement éradiquée, il ne restait plus que l’Association du Croc Sanguinaire qui du reste, avaient bien du mal à survivre. Même si Ivy ne voyait pas très bien le rapport entre leur organisation et la noblesse de l’île, elle sentait bien que la situation devenait critique.
– « Dans ce cas, envoyez Sandy et moi. Nous vous débarrasserons d’eux », suggéra Ivy.
– « Il est trop tard, l’Église connaît maintenant l’existence de l’Île du Grand-Duc. Nous ne pouvons plus rester ici », répondit Heidi, les dents serrées. « Nous partons pour l’Île Dormante. »
– « Vous voulez parler de l’association qui nous a envoyé un pigeon porteur d’une lettre ? »
– « Exactement. Nous y trouverons du renfort. Par ailleurs, ce n’est que temporaire. Tôt ou tard, je reviendrai ici, car le Royaume de Wolfheart m’appartient! »
– « Bon sang! Comment se fait-il que ces femmes soient prêtes à obéir à cette jeune fille ? » S’exclama Heidi, furieuse, en jetant sa coupe sur le sol.
Ivy ne répondit pas. À ses yeux, les sorcières de l’Île Dormante n’étaient ni plus ni moins que des moutons car elles n’avaient guère de capacité de résistance face à l’ennemi. Il en était de même pour leur prétendu chef, Tilly Wimbledon : si elle n’avait pas eu cette Extraordinaire pour la soutenir, jamais elle n’aurait pu conserver sa position.
– « C’est probablement parce qu’elle prêche l’égalité entre les combattantes et les auxiliaires », coupa Sandy. « Personne n’a envie de se sentir exclu. »
– « C’est ridicule! Aurait-elle oublié qui a vaincu l’Eglise dans les Fjords ? Qui pourrait croire à une telle absurdité ? »
– « Il semblerait que le frère aîné de Tilly, Seigneur de la Région de l’Ouest, soit du même avis. »
– « Elles ont tout inventé! Qui, mieux que moi, sait ce que cherche réellement un Seigneur ?! », répondit Heidi, furieuse. « Pensiez-vous que j’avais fondé l’Association du Croc Sanguinaire pour… » Elle s’interrompit brusquement : « Non, je ne peux les laisser continuer à proférer de telles sottises. Vous devez absolument vous rendre dans la Région de l’Ouest et dévoiler les mensonges de Tilly. Rapportez mes paroles au Seigneur et faites-lui savoir que je lui offre le double de ce que sa sœur a offert. »
En cet instant, Dame Heidi n’avait plus rien d’un animal sauvage. Elle ressemblait davantage à un agneau exaspéré.
Soudain, Annie apparut devant elle :
– « Est-ce pour ces gens que vous m’avez abandonnée ? Pour une maîtresse comme elle et une vie aussi ridicule, vous n’avez pas hésité à trahir la confiance que je vous portais! »
– « Non, Annie… »
Horrifiée, elle s’interrompit : le visage d’Annie était livide.
– « M’auriez-vous oubliée ? »
Très vite, Ivy ouvrit les yeux et sa vision disparut. Elle regarda le plafond :
« Etait-ce un rêve ? »
Elle ferma aussitôt les yeux et tenta de se remémorer le visage d’Annie. À son grand soulagement, ses traits étaient encore très présents dans sa mémoire.
Quelque peu soulagée, Ivy se retourna et s’assit sur son lit. Soudain, elle aperçut, debout au pied du lit, une jeune fille qui l’observait, perplexe.
À son regard, la sorcière devina que celle-ci n’avait jamais connu la souffrance et les luttes. Un autre mouton, en somme.
– « Qui êtes-vous », demanda-t-elle.
– « Naela », répondit la jeune fille. Puis, penchant la tête, elle ajouta : « Auriez-vous fait un cauchemar ? »
C’est alors qu’Ivy réalisa que son dos était trempé de sueur :
– « Ai-je dit quelque chose ? »
– « Oh, oui, vous n’arrêtiez pas de marmonner : ” Je suis une bête… Je suis une bête… ” », répondit Naela en écartant les bras. « Pourquoi parliez-vous ainsi ? Vous n’êtes pas un animal! »
– « Vous ne pourriez pas comprendre », répondit Ivy en se mordant la lèvre.
– « Bien sûr que si », répondit Naela en portant une main à sa bouche pour cacher son sourire. « Ne sommes-nous pas toutes deux des êtres humains ? »