– « Ah bon ? » Dit Roland, « Et pourquoi je vous prie ? »

Aussitôt, Rednin intervint :

– « Eh bien, Votre Majesté… Vous ne connaissez peut-être pas suffisamment l’Alchimie. Quelqu’un pourrait vous tromper », répondit-il.

Très fier de son travail, Reili en oubliait parfois le respect dû à Timothy. Comme visiblement, il n’avait que du dédain envers le célèbre Prince Roland, si par malheur il le mettait en colère, l’organisation toute entière en ferait les frais.

« L’Alchimie est un art en constante évolution », reprit-il. « Chaque formule représente un produit potentiel mais tous les produits ne sont pas aussi brillants que la poudre de neige. Ils ne vous rapporteront pas nécessairement mais ils peuvent contribuer à l’élaboration d’un produit exceptionnel. »

– « Absolument », renchérit Reili, indigné. « Prenons l’exemple de la poudre de neige, dont l’un des ingrédients, le nitrate, qui sert à rafraîchir, est issu d’excréments.  La transformation est en elle-même une sorte de réaction. On peut également mélanger ce nitrate à d’autres produits pour obtenir de la poudre de neige. Toutes ces réactions et conversions sont le résultat d’expériences et de recherches à long terme. Même un maître alchimiste ne peut se permettre de conclure immédiatement qu’un produit donné est inutile. Votre Majesté, la valeur de notre travail ne saurait être évaluée en Royals d’or. » Reili fronça les sourcils et regarda l’Alchimiste en Chef du Prince : « Si quelqu’un vous assure que chacun des produits rapportera immédiatement de l’argent, à coup sûr, c’est un menteur! »

– « Qu’en pensez-vous ? » Demanda Roland à Kyle.

Imperturbable, l’Alchimiste en Chef caressa ses moustaches et attendit que le silence se fasse.

– « Votre Majesté, s’ils parlent ainsi, c’est parce qu’ils n’ont pas sondé la véritable nature de l’Alchimie. Je suis en mesure de prouver que toutes leurs formules sont obsolètes et je sais déjà si leurs produits sont utiles ou non. »

Les alchimistes en eurent le souffle coupé.

Retnin resta un bon moment sans voix. Cet homme savait-il seulement de quoi il parlait ? En gros, il prétendait connaître toutes les formules d’alchimie! Quelle horrible plaisanterie! Au cours des deux dernières années, l’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi avait découvert plus de dix nouvelles formules dont la lecture nécessiterait plusieurs jours. Comment pouvait-il affirmer qu’il n’y avait rien de nouveau ?

Stupéfait, Retnin était secrètement ravi : Kyle était complètement fou. S’il se trouvait une seule formule qu’il ne connaisse pas, il serait accusé d’avoir menti au Roi.  

C’est alors qu’Archer, le plus silencieux des trois Alchimistes en Chef, s’avança. D’un ton sévère, il demanda :

– « Comment comptez-vous le prouver ? »

– « Très simplement », répondit Kyle en s’approchant des trois principaux alchimistes. Confiant, il suggéra : « Donnez-moi les ingrédients et je vous donnerai la formule. Cela vous convient-il ? »

Reili était si furieux qu’on aurait dit qu’il allait exploser.

– « Très bien », répondit-il. « Vous trouverez dans l’atelier toutes sortes d’ingrédients. N’hésitez pas à les utiliser. Si une seule de vos formules s’avère erronée, Sa Majesté saura que vous avez menti! »

– « Et dans le cas contraire ? »

– « C’est impossible! » Répondit Archer en secouant la tête. « En Alchimie, s’il est possible que quelques-unes des formules soient répétitives, jamais vous ne pourrez les épuiser toutes. Vous prenez vraiment l’Alchimie à la légère! »

À ces mots, un étrange regard éclaira le visage de Kyle. On aurait dit qu’il éprouvait quelque sympathie pour ces gens, tout au moins des sentiments mitigés.  

– « Vous vous méprenez », répondit-il. « La vérité est que la perception que vous en avez est erronée. »

Retnin sentit ses tempes palpiter :

– « Que dites-vous ?! »

– « Puis-je me permettre de vous demander ce que vous pensez sur ce qu’est vraiment l’Alchimie ? » Demanda Kyle, nullement perturbé.  « Si vous vous imaginez que c’est quelque chose de chaotique, en constante évolution, insaisissable et trop compliqué à étudier, cela signifie que depuis le début, vous faites fausse route. À moins que vous ne sachiez rien au sujet de la nature de la matière. »

– « Balivernes! » S’écria Reili. « Oseriez-vous prétendre que les théories transmises par les sages sont simples et directes ? Si oui, expliquez-moi pourquoi il existe autant de dérivations et de roches différentes ? »

Au grand désespoir de Retnin, Kyle arbora un sourire triomphant :

– « En effet, c’est simple et direct. »

– « Que… »

– « Quant à savoir pourquoi le monde présente une telle diversité, cela dépasse la portée de l’Alchimie », expliqua calmement Kyle. « En d’autres termes, c’est un domaine supérieur dont j’ai à peine entrevu le seuil. »

– « Assez. » Retnin retint Reili qui était sur le point d’exploser. « Demandez aux étudiants de préparer les matériaux. Je suis certain que les faits viendront réfuter ces monstrueuses absurdités. »

S’il laissait la parole à Reili, ce dernier pourrait élever la voix, s’en prendre à Kyle et peut-être même se mettre à critiquer Roland, son employeur.  

« En effet », pensait Rednin, amer. « Cet homme est fou de croire que l’Alchimie est simple et directe. J’ai bien l’intention de lui donner une bonne leçon. »

Une longue table fut aménagée dans la Salle de Raffinage avec dessus trois flacons et trois morceaux de papier sur lesquels étaient inscrits les noms de chacun des ingrédients.

Après une discussion animée, les trois Alchimistes en Chef choisirent chacun une formule afin que Kyle Sichi puisse prouver sa théorie. Par souci de justice ainsi que pour mettre fin aux bavardages de Kyle, tous trois avaient écrits les noms de tous les ingrédients. Que Kyle les reconnaisse ou pas n’était plus leur affaire.

Lorsque tout fut prêt, Retnin se tourna vers l’Alchimiste en Chef de Roland et dit :

– « Vous pouvez commencer. »

Confiant, Kyle s’avança vers la table et regarda le premier morceau de papier.

« Brûler le mélange de salpêtre et d’alun vert ? » Surpris, il leur dit :

– « Il semblerait que vous ayez vous aussi appris la méthode de fabrication à double roche de l’acide. Il résulte de la réaction divers solides ainsi que des acides capables de dissoudre les métaux », répondit-il tout en écrivant sur la feuille une longue liste de symboles.  

Archer, qui était à l’origine de cette question, en fut particulièrement embarrassé.

– « C’est exact », répondit-il, les dents serrées.  

Les alchimistes qui assistaient au test se mirent à murmurer entre eux. Ils n’imaginaient probablement pas que Kyle donnerait la bonne réponse à la première question en une seconde.

– « Silence! » Cria Retnin. « Il reste encore deux questions! »

– « C’était un coup de chance », dit Reili, indigné, en tapant du pied.  « Je ne pense pas qu’il puisse répondre aussi facilement à la deuxième question. Au fait, qu’est-il en train d’écrire ? »

Retnin secoua la tête. Il avait un mauvais pressentiment. À sa grande surprise ainsi qu’à celle de Reili, Kyle n’eut guère besoin de réfléchir pour répondre et perçut aussitôt le piège caché dans la question de Reili.

– « Acide de vitriol vert et cuivre : s’il n’y a pas suffisamment d’acide, la réaction ne se fera pas. Sinon, lorsque le liquide est chauffé, il devient bleu et fait des bulles. »

Kyle ne s’attarda pas non plus sur la question de Retnin : « Trouvez la Pierre des Mondes Inférieurs. »

Il prit la fiole, la secoua et examina le solide blanc trempé dans l’eau :

– « Cette pierre est assez rare. Exposée à l’air, elle brûle toute seule et produit une fumée blanche ainsi que des solides blancs, est-ce exact ? »

– « Euh… » Retnin était stupéfait. Il avait obtenu cette substance chimique étrange des alchimistes du Royaume de Wolfheart. Peu de gens l’avaient vue, quant à nommer ses propriétés… »  

– « Je vous en prie, n’hésitez pas à poser des questions », dit Kyle en se tournant vers les spectateurs. « Je suis en mesure de vous prouver que je ne mens pas. »

Ses paroles suscitèrent l’agitation du public.

– « Que se passera-t-il si vous brûlez de l’ocre avec du charbon de bois ? »

– « L’ocre est par essence une sorte de minerai de fer particulier. Si la température est suffisamment élevée, nous pourrons en extraire du fer. »

– « Pourquoi, lorsque l’on fond du sable, obtient-on différentes teintes de verre ?  N’avez-vous pas dit que l’Alchimie était invariable ? »

– « La couleur varie en fonction des impuretés contenues dans le sable. Pour produire du cristal, il faut utiliser un sable qui soit le plus pur possible. »

– « Monsieur Kyle, j’ai une question! »

– « Moi aussi! »

À la stupéfaction de Retnin, l’atmosphère de la salle changea. Convaincus par les connaissances approfondies de Kyle, les alchimistes se mirent tout naturellement à lui témoigner du respect. Force lui fut de constater que progressivement, ces derniers le considéraient comme un maître.   

– « Silence, tout le monde! » S’écria soudain Reili. « Depuis longtemps, l’Atelier d’Alchimie connait ces vieilles formules. Si vraiment vous les connaissez toutes, écrivez en une que personne n’a jamais découvertes. Dites-nous, par exemple, quel est le but ultime de l’Alchimie ! »

– « C’est… impossible », pensa Retnin en ravalant sa salive, persuadé que tous les alchimistes pensaient, comme lui, que cette quête irréaliste n’était qu’une mystérieuse légende.

Cependant, à sa grande stupéfaction, il vit un sourire se dessiner sur les lèvres de Kyle.

Tous les membres de l’Atelier d’Alchimie avaient les yeux fixés sur lui :

– « Vous me demandez si je peux transformer des pierres en or ? Bien sûr! …Permettez-moi de vous en faire la démonstration. »