Située à l’est de la ville, la Salle de Raffinage était l’endroit préféré de Retnin.
Toujours très animée, la plupart du temps, cette salle grouillait d’étudiants et d’apprentis qui faisaient des allées et venues, les mains chargées de matériaux. De la fumée s’élevait de certains récipients et des odeurs de soufre et d’eau acide flottaient dans l’air. De temps à autres, il entendait des éclats de verre brisé, généralement accompagnés de jurons de la part des alchimistes.
Même si, deux ans auparavant, il était devenu l’un des trois Alchimistes en Chef et possédait sa propre salle, il préférait cette Salle de Raffinage, bondée et encombrée. Cet endroit, où toutes sortes de gens se rassemblaient, se mêlant les uns aux autres, lui rappelait l’Alchimie qui, elle-aussi, reposait sur le mélange de diverses substances. Néanmoins, seuls quelques-produits, tels que le verre de cristal à l’éclat éblouissant ou encore la puissante poudre de neige, se distinguaient des solutions turbides ordinaires.
Le processus de raffinage, au moyen duquel le sable d’un blanc grisâtre et le charbon noir pouvaient, contre toute attente, se transformer en quelque chose de merveilleux, faisait tout le charme de l’Alchimie. Il en allait de même pour les gens. Parmi les nombreux apprentis qui intégraient chaque année l’Atelier, seuls quelques-uns se démarqueraient et deviendraient de brillants alchimistes. Retnin était de ceux-ci. Il lui avait fallu 34 ans pour passer d’apprenti à chef. À presque 50 ans, le pied déjà dans la tombe, pour avoir réalisé la beauté de l’enseignement des sages, il avait le sentiment d’avoir réussi sa vie.
Cependant, la récente série d’incidents survenus à la Cité du Roi l’inquiétait.
Le plus grand bouleversement était le changement de pouvoir. Le Prince Roland ayant exécuté Timothy, il devenait incontestablement le successeur du Roi. En principe, cela n’avait rien à voir avec l’Atelier car quel que fût le Roi, il était responsable de la production alchimique. Mais lorsque le prince Roland découvrirait qu’il avait fourni de la poudre de neige à Timothy pour mener ses guerres, l’Alchimiste en Chef n’était pas certain de pouvoir s’éviter les ennuis.
Peu à peu, la paix était revenue dans Cité du Roi. Cependant, le fait que le Prince ait préféré visiter d’abord la Station Astrologique était plutôt mauvais signe.
– « Vous inquiétez-vous encore au sujet de l’Association d’Astrologie ? » demanda quelqu’un à ses côtés. « Cela ne vous ressemble pas de rester assis là, hébété, les sourcils froncés. »
Pour parler aussi librement, il devait s’agir d’un autre Alchimiste en Chef. Rednin se retourna et aperçut Reili, assis à côté de lui, dont les cheveux, tout comme les siens, étaient d’un blanc neigeux.
– « Que diable croyez-vous que Son Altesse projette de faire ? »
– « Que voulez-vous qu’il pense sinon que ces gens, qui ne se préoccupent que des étoiles, gaspillent de l’argent », répondit négligemment Reili. « Il est regrettable qu’il ne s’en soit pas tenu à son opinion mais quoi qu’il en soit, ces gens-là ne mérite pas le nom de sages. Depuis longtemps ils auraient dû être renvoyés. »
Etant donné qu’il s’agissait des deux principales académies du Royaume, l’Atelier d’Alchimie avait engagé des espions pour recueillir des informations au sujet de l’Association d’Astrologie. S’ils avaient une idée du motif de la visite de Roland à la Station Astrologique, ils ignoraient ce que l’Astrologue en Chef avait bien pu dire en secret au Prince pour que celui-ci revienne sur sa décision de fermer la station.
– « Auriez-vous peur qu’il ferme également l’Atelier d’Alchimie ? » Demanda Reili en tapotant chaleureusement l’épaule de Retnin. « Pensez aux revenus que nous apportons à la Cité du Roi! Lorsque les limitations auront été levées concernant la fabrication du cristal et celle des parfums, nous serons certainement en mesure de remplir d’or toute la chambre du Prince. Pourquoi voudriez-vous qu’il ferme l’Atelier alors que celui-ci représente une opportunité commerciale extrêmement lucrative ? »
– « Mais nous avons fabriqué de la poudre de neige pour Timothy. »
– « Et après ? Aurions-nous pu désobéir à un ordre du Roi ? » Grommela Reili. « Toute personne sensée comprendrait que nous n’y sommes pour rien. Du reste, le Prince a lui-même fabriqué une flopée d’armes alimentées par de la poudre de neige. Je suppose que c’est ce traître de Boer qui lui a donné la formule. D’une certaine façon, nous avons contribué à sa victoire. Peut-être même que si nous lui remettons la formule améliorée, il nous récompensera. »
– « Je l’espère », répondit Retnin, légèrement soulagé.
Ainsi que Reili l’avait souligné, l’Atelier d’Alchimie était la plus grande organisation de production d’or. Peut-être que, retenu par certaines affaires, le Prince n’avait pas trouvé le temps de leur rendre visite à l’issue de la guerre.
Alors que Retnin était sur le point de donner ses instructions à un groupe d’alchimistes, un étudiant se précipita dans la salle et, à bout de souffle, s’écria :
– « Monsieur l’Alchimiste en Chef, Sa… Sa Majesté est ici! »
– « Comment ça ? Où donc ? »
Le silence se fit dans la salle. Tous avaient les yeux rivés sur l’étudiant.
– « Dans les airs, au-dessus de la cour », répondit l’étudiant. Il déglutit et ajouta : « Sa Majesté descend du ciel! »
Retnin et Reili échangèrent un regard étonné.
– « Allez chercher l’Alchimiste en Chef Archer. Les autres, suivez-moi! Allons saluer Sa Majesté. »
– « Bien, monsieur! »
À l’extérieur flottait un ballon géant qui couvrait presque la moitié du ciel et des soldats équipés d’armes à poudre de neige encerclaient la cour. Après qu’ils eurent minutieusement fouillé l’association pour s’assurer que l’endroit était sûr, le ballon amorça lentement sa descente.
– « Le Prince a sans doute utilisé ce moyen de transport pour visiter la Station Astrologique avec les sorcières », murmura Reili à l’oreille de Retnin. « Je n’aurais jamais pensé que des gens puissent un jour voler. »
– « Quoi qu’il en soit, le Roi est venu », répondit Retnin, visiblement soulagé. Puis, saisissant le bras de Reili, il lui dit : « Quelle que soit la manière dont nous nous adressons à lui en privé, dans le cadre d’un entretien officiel, il va vous falloir lui témoigner du respect. Même s’il n’a pas encore été couronné, il n’en est pas moins Roi du Royaume de Graycastle. Prenez un air sérieux. »
– « Ne vous inquiétez pas, je sais me conduire comme il convient », répondit Reili.
La nacelle ayant atterri, un homme aux cheveux gris, au visage radieux, s’avança vers eux sous la protection des gardes. Simplement vêtu, il ne portait ni couronne, ni sceptre. Quoi qu’il ne fût pas aussi impressionnant qu’on le prétendait, le moindre des gestes du Prince était digne et majestueux. Près de lui se tenait, enveloppé dans une cape, un homme âgé qui semblait étrangement familier à Retnin.
Les trois principaux alchimistes s’inclinèrent, suivis de tous les autres.
– « Bienvenue à l’Atelier d’Alchimiste, Votre Majesté. »
Roland sourit :
– « Lorsque je vivais encore à la Cité du Roi, mon père me parlait souvent de vous. Il me disait que le verre de cristal et le parfum étaient des produits alchimiques très populaires, qu’ils étaient même vendus dans les îles des Fjord et rapportaient d’énormes bénéfices au palais. C’est du reste pourquoi j’ai moi-même construit un atelier d’alchimie à Border Town après que mon père m’y ait envoyé. »
À ces mots, Reili faillit éclater de rire. Retnin, quant à lui, parvint à se contenir.
– « Cela n’a pas dû être une mince affaire, Votre Majesté. Le fonctionnement d’un atelier d’alchimie coûte cher. »
– « Vraiment ? Personnellement, je n’ai pas beaucoup investi. Vous n’êtes pas sans savoir combien nous manquions de ressources à Border Town. Au départ, j’ai dû me contenter d’un hangar pour réaliser les expériences mais aujourd’hui, je suis en mesure de fabriquer de nombreux produits, y compris le cristal et le parfum. » Mine de rien, Roland ajouta : « C’est pourquoi je me demande où vont tous ces Royals d’or. »
– « Votre Majesté, qu’entendez-vous par là ? » Demanda Retnin, le cœur tremblant.
– « Voici Monsieur Kyle Sichi, mon Alchimiste en Chef », répondit Roland en désignant le vieil homme qui l’accompagnait. « Il examinera et évaluera vos produits. S’il n’y a pas eu d’innovations au cours des dernières années, je ferais mieux de fermer l’Atelier d’Alchimie. N’oubliez pas que la Cité du Roi vient d’être ravagée par la guerre : il va me falloir beaucoup d’argent pour reconstruire les rues et les maisons. »
À ces mots, les alchimistes s’indignèrent. Furieux, Reili se leva et, regardant le Prince droit dans les yeux, lui dit :
– « Votre Majesté, je ne puis l’accepter! »