« La Cité du Roi! Enfin! Après un an et demi, me voici de retour! » Pensa Barov, ému, en voyant le mur de pierre bleue s’éclaircir de plus en plus.

En fait, depuis qu’il avait reçu les ordres du Prince, il ne tenait plus en place.  Ainsi qu’il s’y attendait, Roland avait rapidement et facilement triomphé de Timothy ce qui, une fois de plus, prouvait que personne n’était en mesure de résister à l’Armée du Seigneur de la Région de l’Ouest.  

Mais à présent, il n’était plus approprié de le nommer ainsi.

Seul fils encore en vie de feu le Roi Wimbledon III, le Prince était à la fois l’héritier de sa famille et celui du trône.  

Tous les obstacles à son ascension ayant été balayés, ce n’était plus qu’une question de temps avant que Roland soit couronné Roi.

Quant à Barov, il deviendrait bientôt Premier Ministre, c’est-à-dire l’homme le plus puissant après le Roi.  Cette pensée le faisait déjà rêver :

– « Lorsque mes vieux amis, qui étaient si inquiets pour moi, verront que j’ai atteint une position dont eux-mêmes n’oseraient rêver, je serais curieux de voir leur réaction. Seront-ils surpris ? Jaloux ? Envieux ? Vont-ils serrer les dents, afficher un sourire hypocrite et tout faire pour s’attirer mes faveurs ? »

Il se réjouissait à cette idée.  Sa joie serait à son comble si le Trésorier Laurent Moreau, son ancien mentor, pouvait assister à sa nomination.  

Lentement, le navire de ciment accosta sur les quais à la périphérie de la ville. Barov traversa tranquillement le pont à tréteaux en compagnie, entre autres, de Kyle Sichi.  Escortés par la Première Armée, ils traversèrent les rues familières et entrèrent au palais.

Le Palais aux Tours Jumelles était toujours aussi majestueux dans ses souvenirs. Autrefois, dans son petit bureau à l’Hôtel de Ville, il se contentait de le regarder de loin et voilà qu’à présent, il pouvait enfin entrer la tête haute dans le palais.  

On le conduisit directement au bureau de Roland.

Tout excité, il fléchit le genou :

– « Votre Majesté, le Royaume de Graycastle vous appartient à présent! »

– « Pas tout à fait », répondit Roland. « Les Régions de l’Est et du Nord sont encore sous l’influence de Timothy. Relevez-vous, il y a beaucoup de choses dont je souhaiterais vous entretenir. »

Aux yeux de Barov, Roland n’avait pas changé. Il s’exprimait calmement et était toujours aussi chaleureux et amical. Il ne semblait pas du tout affecté par son couronnement à venir. Le directeur de l’Hôtel de Ville n’en eut que davantage de respect.

Lentement, il se releva, s’épousseta et dit :

– « Bien sûr, Votre Majesté. »

– « Dans l’immédiat, notre principale tâche est de maintenir l’administration de la Cité du Roi, comme j’ai dû vous le dire dans ma lettre. » Roland remplit une tasse de thé chaud et la déposa devant Barov. « Avez-vous un début de plan ? »

Barov saisit précipitamment sa tasse de thé :

– « Il ne sera pas difficile de maintenir l’ordre existant, Votre Majesté, et si vous me confiez les petits aristocrates, ils auront vite compris où sont leurs intérêts. En outre, j’ai emmené avec moi une dizaine de mes meilleurs étudiants, certains doués pour les affaires, d’autres pour l’administration fiscale. En mon absence, ils se chargeront de veiller à ce que les nobles ne dérobent rien et ne fassent pas les pitres. » Il s’interrompit un instant avant d’ajouter : « Cependant, Votre Majesté, il serait bon que l’armée nous soutienne dans notre mission de surveillance. Sans la force militaire, la surveillance seule ne saurait suffire. »

Roland parut un peu surpris :

– « Vous ne souhaitez pas rester à la Cité du Roi ? »

– « Bien sûr que non, Votre Majesté », répondit Barov sans la moindre hésitation. « Les affaires gouvernementales de la Cité Sans Hiver étant beaucoup plus importantes et complexes, je ne peux pas me permettre de rester trop longtemps absent. Par ailleurs, il serait beaucoup trop épuisant pour vous de gérer vous-même ce genre de problèmes. Votre Majesté, permettez-moi, je vous en prie, de continuer à gérer l’Hôtel de Ville de la Cité Sans Hiver. J’ai toujours été heureux de servir sous vos ordres. »

De toute évidence, Barov avait bien réfléchi. Sa Majesté s’était montrée très clair sur ce point :  la Cité Sans Hiver allait devenir la nouvelle capitale du Royaume de Graycastle. Par conséquent, d’ici peu, elle aurait surpassé cette ville. Pour l’heure, son potentiel en matière de population et de développement avait déjà dépassé celui de la Cité du Roi.  Lorsque la nouvelle série de projets de recrutement aurait été lancée, elle deviendrait indiscutablement la plus grande ville des Quatre Royaumes. S’il restait à la Cité du Roi, dans un premier temps, il aurait les doléances et les plaintes de ses vieux amis pour se divertir mais avec le temps, il finirait inévitablement par s’en lasser et s’ennuyer.  Loin de lui conférer davantage d’influence et d’autorité, ces plaintes ne feraient que l’éloigner du centre du pouvoir. Il savait pertinemment que pour faire forte impression sur Sa Majesté, il fallait qu’il soit le plus souvent possible en sa présence.

Roland, qui jubilait intérieurement, garda les yeux fixés sur Barov jusqu’à ce que celui-ci, se sentant coupable, baisse la tête.  Alors seulement il consentit :

– « Entendu, mais à une condition : que le remplacement des fonctionnaires de l’Hôtel de Ville ne mène pas la Cité du Roi au désordre. Vous n’êtes pas sans savoir que j’ai besoin de chaque personne dans cette ville. »

Puis Sa Majesté s’enquit en détail de l’avancement des projets miniers et surtout agricoles concernant le secteur de Longsong. Barov, qui connaissait les priorités de Roland, s’était renseigné auprès de Petrov sur les projets agricoles. Il fut ainsi en mesure de répondre pertinemment à toutes les questions de Roland qui, satisfait, se contenta d’acquiescer.

L’après-midi passa rapidement. Sa dernière question posée, Roland tapota l’épaule de Barov : – « Excellent travail! Je n’aurai pas d’inquiétudes à avoir lorsque je serai contraint de mener l’armée au combat. Allez dîner à présent. Demain, nous discuterons des plans de développement du district de Longsong. »

– « Très bien… »

Barov hésita un moment. Avec toutes ces questions, Roland n’avait pas évoqué son couronnement. « Votre Majesté, puis-je savoir quand vous avez l’intention d’être officiellement couronné et proclamé Roi ? »

– « Je n’ai pas encore commencé les préparatifs », répondit calmement Roland.

– « Pardon ? » S’écria le directeur de l’Hôtel de Ville qui n’en croyait pas ses oreilles. « Vous devriez régler cela au plus vite!  Votre prestige s’en trouvera considérablement augmenté et le cœur des gens battra à l’unisson. Puisque rien ne vous en empêche, pourquoi vous ne… »

– « Le temps me manque », coupa Roland qui se dirigea vers la fenêtre pour admirer la ville, majestueuse sous la lumière crépusculaire. « J’ai interrogé l’officier de cérémonie qui m’a répondu qu’un couronnement exigeait plusieurs mois de préparation. Non seulement il faut faire faire la couronne d’or et le sceptre de pierres précieuses mais de plus, il faut également envoyer des lettres d’invitation à l’Eglise et aux trois autres royaumes. Il faut attendre l’arrivée de tous leurs émissaires aussi, en admettant que nous omettions Hermès, le Royaume de l’Éternel Hiver et celui de Wolfheart, il nous faudra plus d’un mois pour contacter le Royaume de l’Aube.  Cela risque de ralentir considérablement nos plans concernant la seconde étape de l’offensive du printemps. »

– « Votre Majesté, vous pouvez simplifier ce processus… »

– « Non seulement cela diminuerait le prestige du couronnement, mais il pourrait même avoir un effet négatif », répondit Roland en haussant les épaules. « Timothy lui-même accordait de l’importance à ce processus. Je ne puis me permettre de faire moins que lui.  Cependant, mon Ambassadeur, qui partira bientôt pour le Royaume de l’Aube, les en informera. Lorsqu’il aura reçu leur réponse, il sera bien assez tôt pour y penser. »

Après le départ de Barov, Roland soupira, soulagé.  

Il s’était bien gardé de lui parler de son intention, profonde et omniprésente, de “continuer à accumuler du grain tout en devenant Roi”, autrement dit, de « s’enrichir discrètement ».  Pour l’heure, il n’était Seigneur que de la Région de l’Ouest dont la superficie ne représentait même pas le tiers de celle des terres de Timothy lorsqu’il était Roi. Certes, mieux valait se montrer modeste tant que l’Eglise n’avait pas officiellement attaqué le Royaume de l’Aube. Et si, par malchance, Hermès décidait de faire de lui sa cible prioritaire, ce serait terriblement ennuyeux. Même s’il ne craignait plus de faire face à l’Eglise, il ne voulait pas s’attirer d’ennuis vis à vis des autres.

Peu de temps après, Roland convoqua Kyle Sichi.

Il espérait que son Alchimiste en Chef avait déjà prévu un plan pour intimider l’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi.