Le chaos et la confusion régnaient dans la grande salle. Les tables de bois furent renversées et la vaisselle tomba sur le sol dans une symphonie de bris et de bruits métalliques. La soupe s’infiltra dans les crevasses entre les dalles de pierre et se répandit partout.
C’était la première fois que les deux fils du Duc assistaient de près à un combat aussi sanglant. Son épée en avant, Cole, l’aîné, se tenait bien droit devant son père pour le protéger. Son attitude n’avait plus rien à voir avec l’insouciance dont il faisait preuve durant les séances d’entraînement. Quant à Lance, le plus jeune, âgé de 17 ans, il était tapi derrière sa chaise.
Calvin soupira intérieurement. Sans Édith, ses fils n’auraient sans doute pas l’air si futiles. Sur le plan des aptitudes, le fossé existant entre elle et eux s’était terriblement accru. Peut-être parce que, résignés, ils avaient depuis longtemps perdu le courage et la motivation qu’il leur aurait fallu pour arriver à son niveau.
Le Duc regarda vers le centre de la salle : son génie de fille aînée avait déjà les yeux fixés sur Ed Hawes, son concurrent le plus fort.
S’emparant d’une bouteille de bière, elle la lança sur son adversaire pour le forcer à se retourner. Puis, rapide et leste comme un chat, elle sauta sur l’une des longues tables de bois et plongea droit sur lui, son épée à la main. Habile, Ed réussit à parer le coup et les épées s’entrechoquèrent, créant des étincelles.
En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Edith avait déjà frappé une demi-douzaine de fois et le tintement de son épée contre celle du Comte semblait annoncer l’arrivée imminente de la mort. Devant cette situation critique, Ed déploya une technique et une puissance effrayantes pour repousser chacun de ses assauts. On n’aurait pu prédire le vainqueur. Pendant qu’ils se battaient autour des tables, de nombreux Chevaliers de la famille Hawes avaient déjà succombé au combat. Mais au lieu de reculer ou de se cacher, Ed devenait de plus en plus agressif.
Calvin commençait à s’inquiéter.
À en croire les taches de sang sur son armure, il était évident qu’Edith sortait déjà d’un rude combat. Même si elle n’était pas blessée, sa résistance physique avait dû être considérablement éprouvée. De plus, c’était une femme : de par sa nature, elle était donc désavantagée en termes de force. Si le combat venait à s’éterniser, cela pourrait lui être préjudiciable.
Cependant, il ne voyait nulle trace de peur sur le visage d’Edith.
Les yeux rivés sur son adversaire, ses pupilles brillaient comme deux étoiles illuminant le monde. À chacun de ses coups, des perles de sueur jaillissaient de la pointe de ses cheveux. Bien que son énergie diminuât visiblement, elle poursuivait sans relâche ses assauts contre son adversaire, l’obligeant à demeurer en position défensive.
On aurait dit qu’Ed s’en était aperçu. Il rugit et changea de technique dans le but de les mettre tous deux en danger. Edith, qui ne tenait pas à rendre le sang pour le sang, fut contrainte de dévier ses attaques. Finalement, la disparité entre les forces eut raison d’elle : son épée se brisa et, déséquilibrée, elle s’écroula sur la table.
Le cœur du Duc ne fit qu’un bond :
– « Bon sang, aidez-la! Vite! »
Cependant, même le garde le plus proche n’était pas en mesure de le faire. Tout s’était passé beaucoup trop vite.
Au lieu de tenter de se relever, Edith eut la présence d’esprit d’utiliser ce qui lui restait d’épée pour scier les pieds de la longue table. C’est alors qu’Ed, qui ne se doutait de rien, sauta sur la table, les deux bras levés, dans l’intention de lui porter l’estocade finale.
Stupéfait, Calvin assista à une scène étonnante. La table perdit un pied, déséquilibrant le Chevalier. Si elle avait basculé normalement, il aurait pu facilement sauter mais en cet instant, toute sa force était concentrée dans ses bras. Prêt à frapper, il avait les pieds rivés au plateau de la table et le corps penché en avant. De ce fait, il tomba la tête la première sur le sol avec un bruit sourd.
Il était perdu.
Edith sauta sur le dos de son adversaire et tira de sa ceinture un poignard qu’elle plongea directement dans son cou avec un mouvement de torsion. Aussitôt, le corps du Chevalier se raidit.
« Était-ce un coup de chance ? » Se demanda le Duc.
Très vite, il se rendit compte que ce n’était pas le cas. Au moment même où Ed avait sauté sur la table, il était tombé dans un piège tendu par sa fille. En reprenant l’ascendant sur son adversaire, le Chevalier avait eu le sentiment que la victoire était acquise. Les avantages qu’il avait accumulés tout au long du combat lui laissaient à penser que seules la force et la puissance décideraient de l’issue. De ce fait, il avait mis toute sa force dans son dernier coup.
Dans des circonstances normales, Edith n’aurait pas survécu… Mais finalement, la duperie l’aida à l’emporter.
Leurs adversaires étant désormais au nombre de trois contre un, les partisans des deux familles ne résistèrent pas longtemps. En moins de dix minutes, le calme revint dans la salle. Dans la cheminée, le feu brûlait tranquillement tandis qu’une forte odeur de sang se mêlait aux effluves des vins et spiritueux renversés sur le sol.
Le Duc retourna à sa place et lança un regard à la ronde. Aussitôt, les petits aristocrates, qui n’osaient pas affronter son regard, baissèrent les yeux.
– « Les Comtes Lista et Hawes, qui conspiraient contre le Roi Wimbledon, ont été dûment punis. A présent, je vous laisse le choix : qui préférez-vous servir ? Ces deux cadavres ou le nouveau roi ? »
Cette fois, tous furent unanimes. Plus personne ne posa de questions.
De retour dans son bureau, Calvin prit un mouchoir et essuya les taches de sang sur le front de sa fille.
– « Alors, c’est réglé ? Sa Majesté Roland Wimbledon va-t-elle nous accepter ? »
– « Hier encore, vous l’appeliez le rebelle », répondit gentiment Edith sur le ton de la plaisanterie, « et voilà que déjà, vous êtes prêt à vous incliner devant lui. »
– « N’est-ce pas précisément ce que vous m’avez conseillé ? » Le Duc regarda sa fille : « Puisque nous n’avons aucune chance de le vaincre, autant nous rendre au plus vite. Si nous ne parvenons pas à gagner sa confiance, les nobles nous haïront eux aussi! »
En fait, en exécutant les deux Comtes sans passer par une procédure régulière, ils avaient violé les conventions en vigueur au sein de la noblesse. Si le Royaume de Graycastle n’était pas en guerre depuis deux ans, si les Seigneurs des différentes terres n’avaient pas été remplacés aussi vite et si Timothy n’avait pas été un si mauvais exemple, jamais Calvin n’aurait osé suivre les suggestions de sa fille.
– « Je ne sais pas si nous y arriverons. »
De surprise, le Duc faillit laisser tomber son mouchoir :
– « Comment ça vous ne savez pas ?! »
– « La seule chose que nous puissions faire est de nous montrer sincères mais en définitive, c’est le Prince Roland qui décidera du sort de la Région du Nord. Vous devriez le savoir, Père », répondit Edith, à la limite de l’insouciance. « Peut-être enverra-t-il ses hommes pour s’emparer de la région du Nord et le cas échéant, ne soyez pas surpris si vous perdez votre titre. Ceci dit, si nous ne tentons rien, la famille Kant n’aura aucune chance de subsister. »
Calvin resta longtemps figé sur place avant de se rassoir, l’air extrêmement contrarié. Il savait pertinemment que sa fille avait raison mais ces paroles étaient difficiles à entendre.
Il ne voulait pas perdre son titre de Duc.
Edith se mit à rire :
– « Père, ne vous découragez pas. Demain, vous aurez beaucoup à faire. Il nous faut saisir les demeures et les fiefs de ces deux Comtes. Dans cette affaire, l’issue dépendra en grande partie du niveau de compétence dont nous ferons montre devant Sa Majesté. » Elle marqua une courte pause et poursuivit : « Si la sincérité est notre billet d’accès aux négociations, c’est notre compétence qui décidera du résultat. »
Calvin, qui n’y comprenait rien, fronça les sourcils :
– « Que voulez-vous dire ? »
– « Père, j’ai l’intention d’apporter moi-même ces deux têtes à la Cité du Roi », répondit-elle avec un sourire malicieux. « Permettez-moi d’être votre ambassadeur auprès de Sa Majesté. »