En rentrant chez lui, Kyle Sichi aperçut l’enveloppe noire posée sur la table.
– « Qu’est-ce que ceci ? » Demanda-t-il à Sarah, son épouse, qui s’affairait dans la cuisine.
Celle-ci s’essuya les mains et vint déposer sur la table un pot rempli d’un appétissant bouillon de viande.
– « J’allais oublier. Cet après-midi, nous avons eu la visite de fonctionnaires de l’Hôtel de Ville. Son Altesse souhaite que vous vous rendiez à la Cité du Roi. Un bateau viendra vous chercher dans deux jours pour vous y conduire. »
– « N’est-ce pas pour affronter son frère qu’il est parti là-bas ? Pourquoi voudrait-il que je m’y rende ? C’est une véritable perte de temps », répondit Kyle. « Le voyage va me prendre au moins une semaine. Vraiment, il m’en demande trop. »
– « Très cher, c’est votre Prince, le Seigneur de la Cité sans Hiver », dit Sarah en souriant. « De plus, les fonctionnaires m’ont dit qu’il vous avait personnellement écrit pour vous expliquer l’importance de ce voyage. C’est un grand honneur! Lorsque vous aurez-lu cette lettre, vous devriez la mettre en lieu sûr afin que nous puissions un jour la transmettre à titre d’héritage familial. »
– « Un héritage de famille ? Si seulement il s’agissait des œuvres complètes de la “Chimie Intermédiaire” », fit Kyle avec une moue. « Nous en discuterons après le dîner… Il vaudrait mieux pour lui qu’il ait une bonne raison. »
Après un repas frugal, il s’échappa dans son bureau et ouvrit l’enveloppe.
Il en tomba une petite bande de papier, pas plus longue que le doigt. De toute évidence, il s’agissait d’une lettre secrète transmise par le biais d’un pigeon voyageur que les fonctionnaires avaient ensuite placée dans une enveloppe.
D’une main, Kyle saisit le papier tandis que de l’autre, il tâtonnait sur la table à la recherche de son monocle qu’il plaça ensuite sur son nez. Après avoir longtemps lu à la lumière des bougies, sa vue empirait de jour en jour. Heureusement, depuis qu’il était en ville, sa vie s’était considérablement améliorée. Il pouvait allumer jusqu’à cinq ou six bougies à la fois dans son bureau mais il ne savait pas encore quand sa maison serait équipée des mêmes lampes brillantes que celles qui éclairaient l’usine chimique.
Sur la bande de papier, une seule phrase était écrite :
« Vous rappelez-vous l’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi ? Je vous offre une chance de leur montrer ce qu’est la véritable alchimie. »
Kyle en eut le souffle coupé.
L’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi était le rêve ultime de tous les alchimistes débutants à la recherche de la vérité. Lorsqu’il était jeune, il n’y faisait pas exception.
Il avait déjà postulé auprès de ce fameux atelier. Seule son épouse était au courant. Il espérait être admis grâce à la formule du “dissolvant liquide pour l’or” qu’il avait inventée à l’âge de 20 ans. Mais contre toute attente, au cours de l’examen d’admission, la tentative de Kyle pour reproduire la formule échoua après deux essais consécutifs. Il ne parvint pas à reproduire cette liqueur acide de couleur brune. Indigné, Retnin, l’alchimiste examinateur, l’accusa de gaspiller intentionnellement les précieux ingrédients de l’Atelier. Non seulement il refusa à Karl un troisième essai mais ordonna même à ses gardes de saisir sa bourse et de l’expulser.
Devant la porte de l’atelier, Retnin lui lança froidement cinq Royals d’or tirés de sa propre bourse en lui disant de les utiliser pour payer son voyage de retour à la Cité Écarlate et de garder le reste à titre de dédommagement pour les pertes subies. Puis il partit, abandonnant Kyle à un profond sentiment de rejet et de honte. Cette mésaventure laissa dans son cœur une douloureuse cicatrice dont il ne parla jamais à personne, à l’exception de son épouse.
La rage au cœur, Kyle retourna à la Cité Écarlate et passa tout son temps dans son atelier dans l’espoir de découvrir une formule capable de prouver que l’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi avait fait une lourde erreur. Enfin, au bout de dix ans et alors qu’il venait d’avoir trente ans, il découvrit une nouvelle formule qui lui valut d’être promu Alchimiste à la Cité Écarlate. Six ans plus tard, il en devenait le dirigeant.
Bien que Kyle n’eût jamais cessé de considérer l’Atelier de la Cité du Roi comme son plus grand rival, il lui arrivait parfois d’avoir des échanges avec eux dans le cadre de son travail. Extrêmement hautains, leurs alchimistes ne reconnaissaient aucune autre organisation alchimiste que la leur. Ils semblaient persuadés que les alchimistes de la Cité Écarlate ne valaient guère mieux que leurs apprentis ou leurs étudiants et ne méritaient pas le titre d’Alchimiste. La plupart de leurs formules, prétendument nouvelles, avaient déjà été découvertes par l’Atelier de la Cité du Roi douze ans auparavant.
Le directeur de l’atelier était allé jusqu’à déclarer qu’il était inutile d’ouvrir des ateliers d’alchimie dans d’autres villes, d’autant plus que ce métier nécessitait énormément d’argent et de main d’œuvre, ce que les petits Seigneurs ne pouvaient se permettre. En cas de besoins, les gens n’avaient qu’à venir chercher de l’aide à la Cité du Roi. Les Seigneurs qui avaient investi des dizaines de milliers de Royals d’or pour monter leurs propres ateliers perdaient leur temps et leur argent pour des incompétents.
Honteux, Kyle était convaincu que si l’Atelier d’Alchimie de la Cité Écarlate considérait celui de la Cité du Roi comme un concurrent, ce dernier ne se souciait pas du tout de lui. Il était ravi de son succès concernant la méthode de fabrication de l’acide dite “à double roche” ainsi que celle de la production du cristal dans la mesure où la première lui permettait de produire de grandes quantités d’un précieux acide tandis que la seconde concernait le produit le plus demandé sur le marché. Les fiers alchimistes de la Cité du Roi ne pouvaient pas ignorer ces deux réalisations.
Par un concours de circonstances inattendu et plutôt théâtral, le Seigneur de Border Town, Roland Wimbledon, l’avait découvert et grâce à la Chimie Élémentaire, lui avait ouvert les yeux à tout un monde de possibilités.
Dès lors, Kyle réalisa que tout ce qu’il avait appris n’avait aucun sens. L’alchimie elle-même n’était qu’une pratique obsolète et condamnée à l’extinction tandis qu’une nouvelle voie d’exploration s’ouvrait devant lui. Autrefois trouble, l’interaction entre toute chose était désormais claire et organisée. Les conflits étant devenus inutiles, il renonça à son désir de vengeance envers l’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi et abandonna les formules qui lui avaient coûté tant d’efforts.
C’était beaucoup plus raisonnable.
Mais alors que Son Altesse y faisait à nouveau allusion, le cœur de Kyle se mit à battre la chamade et une indicible excitation s’empara de lui.
En un instant, des souvenirs lui revinrent à l’esprit : Ce personnage arrogant, les pièces d’or qui roulaient dans la poussière, le claquement de la porte et ces propos scandaleux selon lesquels il n’existait pas d’autre atelier d’alchimie en dehors de celui de la Cité du Roi.
« Je vous offre une chance de leur montrer ce qu’est la véritable alchimie. »
Kyle examina une dernière fois la bande de papier, se leva et sortit de son bureau.
– « Sarah… ? »
Il s’interrompit. Son épouse était au salon, occupée à ranger des vêtements dans un sac.
– « Que faites-vous ? »
– « Je prépare votre voyage à la Cité du Roi. J’étais certaine que même si le Prince ne vous avais pas écrit, vous y seriez allé », répondit Sarah avec un sourire. « Vous vous souvenez de ce que vous m’avez raconté ? Cette ville a une dette envers vous. »
Hébété, Kyle la regarda un moment puis éclata de rire :
– « Prenez bien soin de notre maison. Je pars pour la Cité du Roi. »