Yorko parti, Rossignol sortit de son brouillard.
– « Qui sont Mme Rother et Mlle Kingfisher ? À quelles fameuse combine faisait-il allusion ? »
– « Euh, ce n’est pas facile à expliquer », dit Roland en se dirigeant vers la fenêtre. Il feignait de regarder dehors mais en réalité, il ne voulait pas que Rossignol voie son visage. « Ce sont deux femmes que j’ai vaguement connues. En fait, je ne connais même pas leur vrai nom. Au sein de la noblesse, les relations sont toujours hypocrites. La plupart du temps, ils ne cherchent qu’à se rendre intéressants, ensuite, ils oublient. » “
– « Pourtant, il a dit que vous leur manquiez terriblement. »
– « Sachez que ce n’est pas moi qui leur manque, mais ma fortune, mon statut et mon pouvoir. À l’époque, j’étais déjà Prince et lorsque je suis parti pour Border Town, j’ai perdu tout contact. Si je leur manquais vraiment, pensez-vous que ces personnes seraient si distantes envers moi ? »
Rossignol ne pouvant discerner la vérité que dans l’affirmation et non dans le sujet en lui-même, Roland avait décidé d’avoir recours à l’art de la duperie en dissipant les doutes de la sorcière à l’aide de propos tortueux. Etant donné que de surcroît, il n’avait strictement rien à voir avec ces absurdités, le Prince n’était guère inquiet à ce sujet.
« En ce qui concerne la fameuse combine… C’est un peu plus compliqué. Yorko a le don de faire craquer une femme par la seule habileté de ses mains, c’est pourquoi on l’appelle “la main magique”. Autrefois, cela m’intriguait car je ne connaissais rien à ces choses mais j’ai besoin de ces compétences, n’est-ce pas ? »
Il se retourna et regarda Rossignol qui aussitôt, se détourna, une légère rougeur aux joues. « Je suppose », répondit-elle.
« Ouf… Je pense que je suis tiré d’affaire », pensa Roland, soulagé, en soupirant intérieurement. « Certes, il aurait pu dès le départ demander à Rossignol d’attendre dehors mais outre le risque de blesser sa confiance, il risquait de se mettre en danger. Sylvie n’avait pas terminé d’inspecter la totalité du palais et la liste des gemmes n’avait pas encore été retrouvée. Mieux valait prévenir que guérir.
Après le dîner, Roland reçut Tonnerre, le grand explorateur.
Il était étroitement enveloppé, la tête enfoncée dans une capuche et une écharpe autour du cou. Vu son accoutrement, les gardes ne l’auraient probablement pas laissé entrer sans la présence de Margaret et si Rossignol n’était pas allée le chercher personnellement.
Une fois dans le bureau, Tonnerre ôta son manteau et son écharpe. Il salua respectueusement Roland et dit :
– « Il y a quelque temps, j’ai entendu parler de vous par Margaret et la Princesse Tilly. Très respecté Roland Wimbledon, Votre Majesté, je tenais à vous remercier d’avoir pris soin de Foudre. »
– « Et moi d’avoir pris soin de Tilly », répondit Roland en le dévisageant de la tête aux pieds. « J’ai entendu dire que vous l’aviez énormément aidée lorsqu’elle est partie pour l’Île Dormante. »
Tout comme Foudre, Tonnerre avait les cheveux blonds et courts, typiques des Fjords. Sa peau était mate, son corps trapu, son allure robuste et d’épais favoris qui, avec sa barbe, lui couvraient la moitié du visage. Lui qui passait le plus clair de son temps en mer parlait d’une voix pleine d’énergie. Il était très différent de l’homme qui, quelques instants plus tôt, était entré dans la pièce sans faire le moindre bruit.
– « Je vous en prie. Elle m’a énormément aidé dans mes aventures. Sans elle, notre flotte se serait limitée à l’exploration des îles aux Ombres », répondit Tonnerre. « Bien entendu, je n’aurais pu atteindre des secteurs maritimes que je n’ai jamais vus auparavant ni découvrir l’existence de la Crête de Mer. »
– « La Crête de Mer ? » S’enquit Roland, curieux. « Qu’est-ce que c’est ? »
– « C’est un mur immense fait d’eau de mer que les navires peuvent gravir en toute quiétude pour passer de l’autre côté », répondit Tonnerre qui lui fit le récit détaillé de ce qu’il avait découvert. « C’est également la raison de ma visite. »
Roland fut surprit d’apprendre que l’eau de mer pouvait surmonter la gravité et, un peu comme une échelle, former des niveaux de hauteurs différentes permettant aux bateaux de naviguer verticalement et de passer en douceur de l’autre côté. C’était à peine croyable! Le Prince se sentit submergé par l’émotion : si ce récit ne venait pas de la bouche du plus célèbre des explorateurs, il n’en aurait sans doute rien cru.
Cela impliquait une distorsion de la gravité, formant un champ gravitationnel exceptionnel. Cependant, Roland, qui ne savait pas tout du principe de formation de la gravité, n’était pas en mesure pour le moment de tirer des conclusions. Etant donné que, dans ce monde, le pouvoir magique était partout, la seule hypothèse possible était que la magie soit à l’origine de la Crête de Mer.
Mais quelque part, quelque chose lui disait que l’explication était bien plus profonde qu’il ne pouvait l’imaginer.
Au premier abord, cette planète ressemblait beaucoup à la Terre, aussi se référa-t-il aussitôt aux théories qu’il connaissait comme étant des lumières et des orientations scientifiques. Rien de surprenant, étant donné que l’existence d’êtres humains et d’organismes à base de carbone avait conduit à un jugement approximatif. Dans ce monde, les lois régissant la matière étaient fondamentalement similaires à celle de l’univers dont il était issu.
Il ne s’agissait pas de métaphysique. L’histoire de la vie pouvait être retracée grâce à la vitesse et à la direction du spin atomique. Aucune machine au monde ne pouvait en égaler la précision. Il suffirait d’une infime modification des constantes pour anéantir toute vie sur la planète. Comme un homme avisé l’avait un jour souligné : « La vie est semblable à une quinte flush : lorsque les cartes auront été mélangées, elle disparaîtra, du moins sous cette forme. * »
Il soupçonnait même qu’autrefois, la magie existait déjà dans le monde, mais qu’à défaut de sorcières pour références, les hommes ne s’en étaient jamais aperçus.
– « J’ai entendu dire que vous aviez le pouvoir de construire des navires à vapeur, sans voiles mais plus rapides que n’importe quel voilier », poursuivit Tonnerre une fois que Roland eût assimilé la nouvelle. « Aussi je voudrais demander si vous auriez l’amabilité de m’en construire un afin que je puisse naviguer à contre-courant et contre les vents marins. L’argent n’est pas un problème. Votre prix sera le mien. »
– « En effet, l’argent n’est pas un problème. Ne vous inquiétez pas, je vous construirai un navire équipé de la meilleure technologie possible et ne vous facturerai que le coût de fabrication », répondit Roland après un moment de réflexion.
– « Mais Votre Majesté, vous n’avez pas à… »
– « Écoutez, j’en fais mon affaire. L’exploration des inconnues du monde est aussi importante que de changer le destin de l’humanité », coupa Roland. « Je soutiendrai pleinement vos aventures mais à une seule condition : n’oubliez pas de me tenir immédiatement au courant de toute nouvelle découverte. »
Durant une demi-heure, ils discutèrent des détails. Mais voyant que Roland avait beaucoup de mal à rester concentré, Tonnerre prit congé après avoir convenu d’un nouveau rendez-vous. Le marin parti, le Prince resta assis à son bureau, les sourcils froncés, troublé.
– « Que se passe-t-il ? » Demanda Rossignol, inquiète. « Vous êtes tout pâle! »
– « Rien… », répondit Roland en soupirant. « J’ai un mauvais pressentiment. »
– « Expliquez-moi. »
– « Avez-vous déjà entendu parler des Esprits de la Nature ? »
– « Euh, voulez-vous dire ces minuscules créatures célestes, toutes brillantes, qui, dans la littérature épique, apportent de l’humidité et des forces régénératrices à tout ce qui existe en ce monde ? »
– « Non, je vous parle de ces créatures aux oreilles pointues, gracieuses, qui ressemblent aux humains, vivent très longtemps et habitent généralement les forêts. »
Rossignol réfléchit un instant :
– « Je n’en ai jamais entendu parler. »
– « Je ne les connais que par un livre de conte », expliqua Roland. « On trouverait des empreintes de ces créatures fictives dans tout le continent mais menacées d’extinction suite à la croissance de l’humanité, elles auraient été contraintes de se cacher au plus profond des bois. Certes, elles étaient particulièrement intelligentes mais inférieures en nombre. Face à la Coalition cent fois supérieure des humains, ces Esprits de la Nature se retrouvèrent totalement démunis. Pris au piège dans les montagnes désertes, ils devinrent de plus en plus insignifiants. L’humanité s’empara de leur savoir et ils finirent comme animaux de compagnie… Cela vous inspire-t-il quelque chose ? »
Sans attendre la réponse de Rossignol, il conclut :
– « Aujourd’hui, c’est nous qui sommes à la place de ces Esprits. »
Étant lui-même humain, Roland n’avait jamais envisagé ces choses mais en cet instant, cette pensée le faisait frissonner. Bien que, comparée aux Esprits de la Nature, l’humanité fût en effet une race florissante, cela ne signifiait pas qu’ils resteraient à jamais les plus prospères parmi les créatures intelligentes. En réalité, les humains étaient minoritaires en nombre. Pris au piège par les Diables dans un recoin du continent, ils ne connaissaient rien du monde extérieur.
C’est la raison pour laquelle il avait décidé de soutenir pleinement Tonnerre dans son exploration du nouvel espace maritime. Si l’humanité ne se montrait pas plus prévoyante en s’efforçant activement d’évaluer sa situation par rapport au monde, elle serait un jour exterminée, tout comme les Esprits de la Nature.
« Les deux Batailles de la Divine Volonté nous ont fait perdre près de mille ans. J’espère qu’il n’est pas trop tard », pensait Roland.
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NT : Cette citation est tirée des propos d’un auteur contemporain Chinois du nom de Liu Cixin.