Le second vaisseau à tête de faucon était en train de faire demi-tour, de sorte que son flanc faisait directement face au vaisseau d’acier, le rendant encore plus vulnérable que le premier. Bien que les Rats fussent terrifiés par le navire en acier qui se dirigeait vers eux, quelques-uns tentèrent malgré tout de tirer des flèches sur l’ennemi. Cependant, comparé à l’immense bateau, celles-ci n’étaient guère plus grosses que des aiguilles et leurs impacts aussi ridicules que leurs tailles.
Le puissant vaisseau percuta le centre du navire à tête de faucon, écrasant instantanément une douzaine de ses pagaies. Devant les yeux incrédules d’Eden, sous la puissance de l’impact liée au courant de la rivière la galère se renversa sur le flanc, soulevant du même coup la proue du navire ennemi. Celle-ci retomba lourdement sur le pont du bateau à tête de faucon.
Un craquement retentissant se fit entendre et les Rats encore indemnes sautèrent dans la rivière pour tenter de s’échapper tandis que les blessés, hurlant de douleur, glissaient sur le pont et laissaient des traînées de sang partout. Eden regarda le navire d’acier s’enfoncer lentement dans le mince vaisseau à tête de faucon qui s’effondra sous son poids. Sa coque, qui ne pouvait résister à la pression, se cassa brusquement en deux. Les deux extrémités se soulevèrent, éclaboussant des gerbes d’eau.
Elles ne coulèrent pas immédiatement mais flottèrent comme des cadavres sur la rivière. Seule la moitié de leur coque était visible. Quant au navire d’acier, qui n’avait aucune égratignure, il se mit à charger en direction du bateau d’Eden.
Ce dernier entendit les marins autour de lui haleter de peur. Son vaisseau allait être brisé en deux, tout comme les précédents, aussi s’apprêtait-il à abandonner le navire.
Heureusement qu’il avait donné des ordres judicieux!
Son bateau était complètement collé au rivage, aussi l’ennemi se détourna-t-il pour poursuivre le Baron Derrick qui tentait de s’échapper.
Eden prit une profonde inspiration :
– « Levez tous vos arcs et vos flambeaux! » Rugit-il. « Je veux que tous ces lâches qui se cachent dans cette coquille de métal soient tués. Je vous donnerai un Royal d’or pour chaque ennemi tué! Vous entendez ? Un Royal d’or! »
S’il s’en sortait et retournait à la Cité du Roi, il ne serait sans doute jamais promu, c’est pourquoi sa seule chance de gagner l’estime de Timothy était de triompher du navire du Prince rebelle. En admettant que ce vaisseau ait été conçu par des démons, l’équipage n’en était pas moins humain, par conséquent vulnérable.
Ayant esquivé la dernière attaque de l’ennemi, les marins parurent retrouver un peu de leur confiance. Dans le cadre de leurs précédentes activités, ces hommes étaient tous rompus au meurtre aussi avaient-ils l’habitude de voir du sang. À partir du moment où ils ne risquaient pas d’être complètement massacrés, ils étaient toujours prêts à gagner un ou deux Royals d’or.
Lorsqu’Eden fut certain que le navire à tête de faucon ne risquait plus d’être touché, il quitta la côte et navigua parallèlement au navire d’acier, se rapprochant progressivement de sa route jusqu’à ce qu’ils soient côte à côte.
Avant que le navire d’acier ne les dépasse, les marins brandirent leurs armes. Ils tireraient d’abord sur le navire qui passait avant de monter à bord pour attaquer l’équipage, selon la tactique habituelle utilisée contre les navires marchands. Cependant, il n’y avait pas un seul homme sur le pont. Seul, un long tube noir encastré dans du métal et contenant une rangée de petits trous était pointé droit vers les marins.
Avant qu’Eden n’ait eu le temps de comprendre ce dont il s’agissait, le tube se mit à cracher des langues de flammes.
Le sang se mit à jaillir de la rangée d’hommes armés et des fragments de bois et de chair volèrent partout. Les marins furent fauchés comme de l’herbe tandis que les survivants cherchaient où se cacher. Cependant, ni les barils ni les mâts ne faisaient le poids face au tube de métal qui fit voler les premiers en éclats et brisa les seconds. Lorsque les voiles furent tombées à l’eau, le navire à tête de faucon commença à ralentir.
Eden n’avait pas obtenu la victoire dont il rêvait. Il réalisa que le tube était une sorte de silex, mais en beaucoup plus rapide. Les balles sifflaient en continu. Il se demanda comment le rebelle avait réussi à améliorer radicalement une arme aussi lente et peu précise… Peut-être que seul le pouvoir du Diable pouvait l’expliquer…
C’est alors qu’une pluie de balles s’abattit sur lui.
C’était la première fois que Rodney assistait à une bataille comme celle-ci. La solide proue du “Roland I” traversait les navires ennemis comme s’il s’agissait d’herbes sèches, les laissant totalement démunis. Il se tenait près du canon, attendant l’ordre d’ouvrir le feu, mais cet ordre ne vint jamais.
Lorsque le quatrième vaisseau ennemi tomba en pièces dans la rivière, la bataille était officiellement terminée.
On entendait partout des cris et des gémissements tandis que les survivants, qui avaient perdu toute volonté de se battre, nageaient jusqu’au rivage avant de disparaître dans la forêt. Au lieu de donner l’ordre à son équipage de poursuivre les déserteurs, le Prince les laissa s’enfuir. Certains, grièvement blessés, s’accrochaient aux morceaux du navire, retenant leurs derniers souffles, mais personne ne tenta de les sauver d’une mort inéluctable.
– « Quel dommage », dit Jop en rangeant les obus inutilisés dans leur boîte. « Je pensais que nous aurions l’occasion de montrer le véritable pouvoir des canons à nos camarades du Bataillon de Fusiliers. »
– « C’est vrai », acquiesça Nelson, déçu. « Un obus de canon utilise à peu près la même quantité de poudre que les munitions que nous avons utilisées pour les mitrailleuses lourdes et il est beaucoup plus efficace. »
– « Ça suffit. Mlle Anna les a fabriqués personnellement, aussi ont-ils beaucoup plus de valeur que les balles des mitrailleuses, qui sont produites par centaines chaque jour », dit Van’er en fronçant les sourcils. « Vous aurez votre chance lorsque nous attaquerons la ville, aussi assurez-vous de bien viser et de sauver la face du Bataillon d’Artillerie! Je vous ai tous choisis… »
– « Pour rejoindre votre équipe d’élite, Commandant, vous nous l’avez dit plusieurs fois », coupa Nelson en écartant les mains. « Ne vous inquiétez pas, il ne faudra pas plus de trois obus pour ouvrir la porte de la Cité du Roi. » Il donna un coup de coude à Rodney : « Hey, toi, dis quelque chose! »
– « Je veux un navire de guerre comme celui-ci… »
– « Pardon ? » Demandèrent les quatre autres, stupéfaits.
– « J’espère qu’un jour, j’aurai ma propre canonnière », répéta-t-il, les yeux brillants d’excitation. « Je l’appellerai le Rodney! »
– « Attendez, ne pensez-vous pas que votre frère aîné mérite cet honneur avant vous ? Le second navire s’appellera le Nelson. »
– « Pas question… Je ne vous donne pas ce droit. »
– « Laissez tomber, vous deux. Le second bateau s’appellera certainement le Van’er! N’oubliez pas que c’est grâce à moi que vous êtes dans l’équipe d’élite. »
– « Ça recommence! », soupira Griffe-de-chat.
– « Ne pourrait-on pas l’appeler le Griffe-de-Chat ou le Jop ? » Marmonna doucement Jop.
– « Ah non! » répondirent en chœur les trois hommes.
Lorsque les bateaux en ciment, qui étaient restés en arrière, eurent rattrapé le vaisseau amiral, la flotte d’expédition reprit son voyage.
Deux jours plus tard, les sombres remparts de la Cité du Roi étaient en vue.