Mince et fragile, Yi Yun était bien plus petit que Jiang Xiaorou mais malgré son apparence d’enfant, aux yeux de sa sœur, c’était déjà l’homme de la maison, un homme qui, plus tard, soutiendrait la famille!
La main de Jiang Xiaorou dans la sienne, Yi Yun pouvait sentir son agitation à travers la chaleur de sa paume et le léger tremblement de ses doigts. Face à leur mort imminente et à l’injustice de la tribu, ne s’attendant pas à ce que quelqu’un prenne sa défense, la jeune fille, du haut de ses quinze ans, ne pouvait compter que sur elle-même face à ce groupe de costauds.
Durant un instant, ce fut le silence, chacun regardant avec étonnement ces deux jeunes gens. Puis quelques-uns des hommes chargés de la distribution du grain éclatèrent de rire.
– « L’homme de la maison, lui ?!! »
– « Tu n’as jamais vu d’homme, jeune fille ? Veux-tu que je te montre ce que c’est ? » Dit l’un d’eux d’un air lubrique.
– « Il est maigre comme un singe et encore imberbe! Je me demande, gamin, depuis combien de temps tu ne mets plus de couches! »
Alors que les hommes s’esclaffaient, Jiang Xiaorou, gênée, rougit et serra les poings. Pas une seule des personnes alignées derrière elle n’était disposée à la défendre.
La classe dirigeante regroupant tous les guerriers puissants et travailleurs de la tribu, ces faibles gens, inquiets pour leurs repas, ne pouvaient rien pour eux.
– « Mais au fait, quelque chose me revient! Ce gamin n’est-il pas mort il y a quelques jours ? »
Les décès n’étaient pas rares dans les petites tribus, mais comme Yi Yun était très peu connu, presque personne n’était au courant.
– « C’est vrai! » Renchérit un autre. « Je le connais. Il est très malade et si faible que le vent suffirait à le renverser! »
– « Qui a dit que mon frère était mort!? » S’exclama Jiang Xiaorou en fixant l’homme comme un léopard prêt à bondir sur sa proie. Bien qu’elle ait l’air d’un moineau devant un vautour, l’adolescente serrait les dents, sans faillir. Dans ses yeux se lisait une légère envie de tuer, comme on peut en voir chez les bêtes et difficile à croire venant d’une faible jeune fille comme elle.
Jiang Xiaorou agrippa fermement un long et mince objet en forme de perche caché derrière son dos : c’était une flèche qu’elle avait conservée discrètement à des fins défensives!
Irrité par son regard, l’homme fronça les sourcils. À la fois diacre et membre du camp de formation des guerriers, il bénéficiait d’un statut très élevé au sein de la tribu et voilà qu’il se retrouvait comme un tigre cloué au sol par un chaton.
– « Que regardes-tu ainsi, espèce d’idiote ?! Baisse les yeux ou je te les arrache! » Rugit-il, furieux.
Mais Jiang Xiaorou continuait à le regarder, les dents serrées. Elle ne voulait renoncer car si elle ne recevait pas plus de nourriture, jamais ils ne pourraient survivre. Elle serrait encore plus fermement sa flèche, prête à la lancer.
– « Cette fille est intéressante! » Dit en souriant un gars en armure d’argent qui observait le conflit depuis la fenêtre d’une haute maison.
Il se dégageait de lui une prestance imposante et son armure ne faisait que souligner la différence entre lui et le peuple souffrant.
« Elle a gardé une flèche. J’ignore comment elle a réussi à la cacher car tous les matériaux requis pour les fabriquer ayant été comptabilisés, elle est tenue de remettre aussi les flèches défectueuses. Mais à la voir, elle aurait certainement le courage de s’en servir. »
– « Si elle se risquait à attaquer, elle finirait certainement dans un triste état », commenta poliment un aîné qui se trouvait près de lui.
– « C’est vrai, mais si elle ne le fait pas, elle mourra certainement de faim », répondit nonchalamment le garçon en armure. « Parlez-moi un peu de cette fille. »
L’ancien s’inclina :
« Bien sûr, Monseigneur. Son nom est Jiang Xiaorou et elle vient d’une des basses caste de notre clan Lian. Mais elle et son frère n’en sont pas originaires, ce sont des réfugiés qui ont perdu leur mère il y a quelques années. Orphelins, ils n’auraient pas dû survivre mais malgré son jeune âge et contre toute attente, Jiang Xiaorou a réussi à prendre soin d’elle et de son frère », répondit-t-il d’un ton courtois.
Même si le clan comptait plus d’un millier de personnes, il savait tout sur tout le monde.
En principe, c’étaient les petites tribus qui accueillaient des réfugiés et non les grandes. C’était un moyen pour elles de maintenir leur population mais ces réfugiés avaient un statut bien inférieur à celui des autochtones.
« Donc, c’est une étrangère », se dit le garçon en armure, un léger sourire aux lèvres.
Il réalisa en effet que Jiang Xiaorou avait l’air différente. Il n’aurait su dire en quoi, mais elle ne ressemblait pas aux enfants issus de familles pauvres. Il était rare de voir, dans une petite tribu souffrante, une adolescente aussi belle et aussi élégante. Cette charmante jeune fille qui semblait défier les gens et dont il ne connaissait pas le passé suscitait vivement son intérêt.
– « Aurait-elle retenu votre attention, Jeune Maître ? » Ne put s’empêcher de demander l’ancien, sachant que dans cette tribu, Lian Chengyu jouissait d’un prestige extrêmement élevé.
Il y avait bien quelques guerriers au sein du clan tribal Lian, mais en toute honnêteté, seuls trois étaient des experts : le Patriarche à la robe jaune, âgé d’une soixantaine d’années, Yao Yuan, l’entraîneur du camp de formation militaire et Lian Chengyu, petit neveu du chef de clan, qui avait à peine dix-sept ans et un merveilleux avenir devant lui car il serait certainement le prochain Patriarche. Par ailleurs, il était le plus susceptible de devenir un “Guerrier au Sang Pourpre ».
De haute naissance, Lian Chengyu n’était pas supposé épouser une étrangère de rang inférieur.
– « Et alors ? » Répondit le jeune homme. « Je ne vais pas m’enliser dans cette petite tribu. Bientôt, j’irai vivre une grande aventure dans le vaste désert! À moins que vous n’ayez l’intention de faire appel aux lois du clan Lian pour m’en empêcher ? »
Lian Chengyu avait parlé très calmement, cependant ces paroles firent frémir l’ancien qui s’empressa de répondre :
– « Je plaisantais, Jeune Maître, ce n’était qu’une simple question mais ne la prenez pas trop à cœur, je vous en prie. Je parle trop. »
Il se serait volontiers giflé.
Dans le désert, où les forts régnaient sur les faibles dont ils tenaient la vie entre leurs mains, la loi militaire était de rigueur dans de nombreux pays et comme, dans les tribus, le pouvoir était détenu par les guerriers, les lois comme les règles étaient extrêmement strictes.
Lian Chengyu, un des piliers de sa tribu, avait tout pouvoir pour décider du destin d‘une personne. En outre, il se montrait impitoyable dans la mesure où, très jeune, il avait connu de cruelles luttes intestines au sein même de son clan.
– « Bon, pas de ça devant moi. Cette fille est encore jeune, aussi, si je la prends, ce ne sera que comme servante ou concubine. Ne vous inquiétez donc pas, cela n’outrepasse pas les règles de la tribu. »
– « Merci pour votre compréhension, Jeune Maître », acquiesça aussitôt l’ancien.
– « J’ai une question à vous poser. Pourquoi cette Jiang Xiaorou ne porte-t-elle pas le même nom de famille que son frère ? »
Les yeux plissés, Lian Chengyu observait. Il s’aperçut que la jeune fille était extrêmement protectrice envers son frère. Il avait beau être faible, rongé par la maladie, elle semblait cependant très fière de lui.
– « Eh bien… j’ai entendu dire que Jiang Xiaorou avait été adoptée par la mère de Yi Yun alors qu’elle était en difficulté, ce qui pourrait expliquer que, par reconnaissance, elle s’occupe aussi bien de lui. »
Lian Chengyu se leva :
– « Ah, c’est donc ça… »
Voyant que Jiang Xiaorou semblait rivée au sol, l’homme, furieux, s’avança, prêt à la gifler :
– « Fichez-moi le camp, à présent! »
Faible comme elle l’était, la jeune fille n’aurait pas fait le poids face à ce personnage de forte carrure. S’il l‘avait giflée, elle aurait été projeté dans les airs!
Elle s’apprêtait à tirer sa flèche lorsque soudain, elle sentit qu’on lui pressait la main.
– « Ne sois pas si téméraire », murmura Yi Yun à son oreille.
D’un geste fluide, il se plaça devant-elle et leva les mains : « Attendez! »
– « Bon sang, mais que fais-tu ? » S’écria l’homme, furieux.
Comme il aurait voulu envoyer voler ce faible et maigre singe!
De son côté, Yi Yun brûlait d’envie de lui donner un coup de pied à l’aine, cependant, il était parfaitement conscient qu’un homme avisé ne se bat pas lorsque les chances sont contre lui. Ayant connu deux existences très différentes, il s’était beaucoup calmé et savait que dans cette situation, se montrer téméraire aurait été désastreux.
– « Un homme digne de ce nom ne se bat pas avec des femmes. Par ailleurs, n’êtes-vous pas membre du camp de formation des guerriers ? Fort comme-vous êtes, vous oseriez lever la main sur une jeune fille ? Vous plaisantez, j’espère! » S’empressa de dire devant tous Yi Yun qui se méfiait des possibles gestes violents de l’homme.
L’homme le fixa d’un air étrange. Ce gamin de douze ans avait-il l’intention de lui sauter au visage ? À moins que, comme un idiot, il n’ait envie de prendre la gifle à la place de sa sœur et de s’envoler ?
Ceci dit, sa manière de se dresser et ce simple sarcasme s’avérèrent efficaces car l’homme resta là, la main en l’air, hésitant à frapper.
En effet, il n’y aurait eu aucune fierté, pour un guerrier, de frapper deux enfants. De plus, comme il y avait un conflit d’intérêts entre le camp de formation et les citoyens ordinaires, il lui était facile pour lui de le remettre à sa place verbalement.
L’homme est peut-être impétueux, mais il n’aurait pas voulu que l’on parle derrière son dos.
– « Toi au moins, tu sais rester à ta place », dit-il en laissant retomber son bras. « Comme je suis de bonne humeur aujourd’hui, je ne vous ferai pas d’histoires. Mais Fichez-moi le camp! »
– « Yun-er! » S’exclama Jiang Xiaorou en tirant la main du jeune garçon, démunie.
Elle savait pertinemment qu’elle n’avait rien à gagner à entrer en conflit avec cet homme. Mais s’ils partaient, ils mourraient de faim.
– « Ne t’inquiète pas, sœurette », dit Yi Yun en lui serrant la main pour lui intimer de se calmer. « Très bien, je m’en vais, mais avant, aussi petit que je sois, j’ai une question à vous poser… »