Durant un moment, Rossignol eut l’impression que le monde entier tremblait.
Elle sortit de la brume et les choses retrouvèrent leur couleur habituelle. L’obscurité créée par la pierre magique ayant commencé à se dissiper, les battements de son cœur s’apaisèrent : l’homme étendu sur le sol n’était pas Roland mais un garde que la sorcière n’avait jamais vu auparavant. Il portait l’uniforme standard de la famille Chèvrefeuille et sur sa poitrine, une marque rouge sombre évoquait une blessure par balle.
– « Que faites-vous ici ? » S’écria une voix familière à côté d’elle.
Elle tourna la tête et reconnut le Prince en personne. Il était dans un coin de la salle, entouré de gardes du corps, ce qui expliquait pourquoi Rossignol ne l’avait pas remarqué lorsqu’elle était entrée en trombe.
– « Je… »
La jeune femme ouvrit la bouche pour répondre mais réalisa que sa gorge était terriblement rauque. Elle avait les membres glacés et engourdis. Son corps était si faible qu’on aurait dit qu’elle venait de traverser une catastrophe. En cet instant, Rossignol aurait bien voulu serrer très fort Roland dans ses bras, mais comme il y avait du monde, elle ne le pouvait pas. Si la sorcière tenait à diriger le Bureau de la Sécurité et à protéger ce territoire, elle devait éviter de paraître trop proche de Roland.
Bien que son esprit lui interdit de le faire, elle entra à nouveau dans sa brume, franchit la rangée de gardes, s’approcha du Prince et l’étreignit de toutes ses forces.
Dans le même temps, on entendit des murmures de stupéfaction dans l’assistance. De toute évidence, les personnes présentes ne comprenaient pas pourquoi une sorcière était apparue comme ça, venant de nulle part, pour disparaitre sans dire un mot.
Dans son brouillard, les deux bras noués autour du Prince, Rossignol posa sa tête contre sa poitrine et écouta attentivement ses battements de cœur. C’était sans doute pour elle le seul moyen de renforcer le sentiment qu’il y avait eu plus de peur que de mal.
Roland commençait lui aussi à comprendre. Il frappa dans ses mains et annonça :
– « Que tout le monde se rendre à la salle à manger pour le déjeuner. Personne ne doit quitter le château pour le moment, nous reprendrons la réunion dans l’après-midi! »
Lorsqu’il ne resta plus dans la salle que Petrov, Sylvie et Foudre, le Prince demanda :
– « Le meurtrier a-t-il quelque chose à voir avec cette tentative d’assassinat ? »
En entendant sa voix, Rossignol, peu à peu, s’apaisa. À contrecœur, elle recula de quelques pas et réapparut, faisant celle qui n’avait pas encore approché le Prince :
– « En effet, lorsque j’ai découvert que le commanditaire du meurtrier était un garde de la Famille Chèvrefeuille, je suis immédiatement revenue ici », répondit-elle avant de lui faire part des aveux de Mans et de ses conclusions. « Sur le moment, je n’avais pas réalisé que le véritable but de tout ceci était de détourner notre attention afin de pouvoir mettre la main sur vous… Heureusement, vous êtes sain et sauf! »
– « Son plan a fonctionné jusqu’à la dernière étape. Il avait calculé avec précision l’heure à laquelle j’arriverais et anticipé les déplacements des sorcières. » Roland poussa un soupir : « Quel gâchis que cet homme soit un assassin. »
Aussitôt, Petrov fléchit le genou :
– « Votre Altesse, je ne savais vraiment pas qu’il était… »
– « Relevez-vous. Vous avez déjà dit cela auparavant et vous savez pertinemment que je déteste punir les gens », intervint Roland. « Mais il ne fait aucun doute qu’en raison de votre négligence, des agents ont pu s’infiltrer parmi les serviteurs du château et la garde extérieure. »
– « Je… » Petrov baissa la tête : « Je suis coupable. »
– « Tâchez de découvrir l’identité et le passé de l’assassin. Je veux ces informations au plus vite. »
– « Bien, Votre Altesse! »
Après que le fils aîné de la famille Chèvrefeuille ait pris congé, Rossignol, inquiète, demanda : – « Que s’est-il passé exactement ? »
– « Il s’est montré menaçant, mais pas dangereux », répondit Roland en riant. « Grâce à l’avertissement de Sylvie… mais encore une fois, l’assassin était déjà désavantagé en choisissant d’agir en pleine salle de réunion. »
Après avoir écouté le récit du Prince, Rossignol commença à comprendre comment cet attentat avait pu se produire. En réalité, ce n’était pas aussi simple que Roland l’avait laissé entendre. Bien que les armes ne fussent pas autorisées dans la salle, l’assassin avait caché un poignard sous ses vêtements. Etant donné qu’il était infiltré parmi les gardes du château, personne ne s’était méfié ni ne l’avait contrôlé à l’entrée.
La seule erreur de l’assassin avait été de porter une Pierre du Châtiment Divin. Il était courant que les gardes extérieurs portent des pierres magiques, mais dans la salle, elle paraissait particulièrement visible. Afin de ne pas distraire Sylvie, tous les nobles s’étaient conformés à la consigne qu’ils avaient reçue d’ôter leurs ornements. La sorcière remarqua donc l’assassin au moment où elle aperçut cette zone noire et alors qu’il se rapprochait du Prince, elle l’avertit aussitôt.
Roland avait décrit la scène suivante comme étant simple, cependant Rossignol sentit des sueurs froides couler dans son dos tandis qu’elle écoutait son histoire. La salle mesurait environ 20 mètres de long et autant de large. Lorsque l’assassin entendit l’avertissement, il se précipita en direction de la longue table, vers le siège principal ou sa cible était assise. Le temps que le Prince sorte son révolver et ôte le cran de sécurité, l’assassin l’avait déjà poignardé au bas du dos. Rossignol, qui avait suivi un entraînement en tant qu’assassin, savait pertinemment que toute personne se protégeait instinctivement la poitrine et la tête. Par contre, la zone autour de la taille était très difficile à protéger et un seul coup porté à cet endroit pouvait infliger une douleur suffisamment intense pour ôter à la cible toute capacité de résister. Ainsi, l’assassin pouvait, sans difficulté, frapper directement dans le cou, là où sont situés les vaisseaux sanguins vitaux.
Heureusement, Roland portait les vêtements de protection que Soraya avait spécialement conçus pour lui. Le poignard n’ayant pas pénétré son revêtement, le Prince put répliquer. Il ouvrit le feu sur l’assassin, pressant directement le pistolet sur sa poitrine. Les deux balles de calibre 12 mm eurent raison de l’assaillant, provoquant un bruit sourd qui généra une énorme agitation dans le hall.
Rossignol, qui visualisait la scène, savait à quel point cette séquence d’événements était risquée. Si Son Altesse n’avait pas pu ôter à temps le cran de sécurité ou si le révolver s’était enrayé, les conséquences auraient été inimaginables. La jeune femme tourna la tête et lança un regard à Foudre, qui, aussitôt, baissa les yeux, comme pour reconnaître son erreur.
– « Votre Altesse, nous avons les résultats », annonça Petrov en entrant dans la salle. « Son nom est Shio. Il n’est pas originaire de la Région de l’Ouest, mais du temps du Duc Ryan, il faisait partie des gardes du château. »
– « Le Duc Ryan ? » Roland fronça les sourcils : « Comment se fait-il que vous l’ayez recruté parmi vos gardes ? »
– « Ce n’est qu’un garde ordinaire. À cette époque, chacune des familles avait perdu beaucoup de personnel, c’est pourquoi j’ai gardé ceux qui n’étaient pas particulièrement attachés au Duc, comme cela se fait habituellement à la Forteresse. » répondit prudemment Petrov. « Il est peu probable qu’il ait commis cet attentat pour venger le duc. »
« Il dit la vérité », pensa Rossignol. « Lorsqu’une grande famille tombait, les subordonnés recevaient les terres et le titre et les autres familles se partageaient le reste du personnel qu’ils considéraient comme des ressources. Pour ces derniers, ils ne faisaient que changer de maître. Depuis que la famille Chèvrefeuille a capitulé devant Son Altesse et que Petrov est devenu gouverneur de la Forteresse, aucune vérification n’a jamais été faite concernant ces gens. »
– « Combien avez-vous d’hommes au passé similaire ? » Demanda Roland. « Avez-vous également embauché du personnel des familles Eglantine, Érable et Wolf ? »
– « Seulement trois ou quatre dans la garde extérieure », répondit Petrov en hochant la tête. « Les domestiques, les citoyens et les serfs des trois autres familles ont été assignés aux familles Chèvrefeuille et Elk. Je peux vous garantir qu’ils n’entreront pas dans la Forteresse. »
– « Dans ces conditions, ce n’est pas mon affaire. Mais n’oubliez pas qu’en ce qui concerne le château, vous devez choisir votre garde extérieure parmi le personnel de votre famille. Pour ce qui est de la garde intérieure, je m’en occuperai personnellement. »
– « Bien, votre Altesse. »
– « En attendant, faites sceller la résidence de Shio, je vais découvrir la véritable raison de ses actes », ordonna le Prince. Puis, se tournant vers Foudre, il ajouta : « Dites à Maggie d’aller chercher la Comtesse Sephora. »