Au crépuscule, le navire atteignit le port intérieur de la rivière non loin de la Forteresse de Longsong.
Petrov, qui avait appris leur arrivée, était venu les accueillir sur le quai, accompagné de sa suite. À leur retour au château, un grand banquet de bienvenue les attendait dans la grande salle du premier étage. Depuis qu’il avait pris le contrôle de la Forteresse, quelque chose avait changé dans le cœur de Roland. En regardant les nobles échanger des toasts, il eut le sentiment que ceux-ci dépensaient son argent pour se divertir.
Après avoir brièvement salué l’aîné de la famille Chèvrefeuille, il alla droit au but :
– « Comme ça, les Rats font à nouveau parler d’eux ? »
– « À en juger par les rapports que nous avons reçus, il semblerait que oui », répondit Petrov en invitant le Prince à le suivre dans un coin de la salle. « À la différence des anciennes bandes organisées des rues, les criminels que nous avons récemment arrêtés, à savoir des voleurs, des cambrioleurs et des meurtriers, agissaient seuls. Tous ont été emmenés sur la place pour y être pendus. Cependant, ceux que nous avons exécutés ne représente qu’une infime partie des criminels ayant fait l’objet d’un signalement. Il nous faut beaucoup de temps pour vérifier les informations et de plus… » Petrov marqua une pause avant d’ajouter : « Dernièrement, nous avons eu de gros problèmes. »
– « De quoi s’agit-il ? »
– « Votre Altesse, quelqu’un a ouvertement résisté à votre politique » répondit Petrov d’un ton inquiet. Le Comte Medde pourra vous en dire davantage, je vais l’envoyer chercher. »
Convoqué, René vint s’incliner devant le Prince :
– « Votre Altesse, je vous présente les hommages de la famille Elk », dit-il avant de commencer son récit : « Récemment, quelque chose de grave s’est produit dans la rue du Nord, à la périphérie de la ville. Le Shérif Vader appelle cela un cas de meurtre en série. »
– « Hum, en réalité cette appellation vient de moi. Poursuivez, je vous prie », dit Roland dont l’intérêt s’était éveillé.
– « Entendu », répondit René Medde qui prit un ton grave : « Chaque soir depuis trois jours, un résident est retrouvé mort chez lui. Toutes les victimes sont des hommes, célibataires, sans famille et surtout, des gens qui avaient postulé pour un emploi à l’Hôtel de Ville. »
Le prince fronça les sourcils :
– « Étaient-ils des employés réguliers ? »
– « Si l’on considère les hommes à tout faire comme des employés à temps plein, alors oui », acquiesça le Comte Elk. « Dans la chambre de chaque victime, on avait peint avec du sang, une couronne et une croix. Etant donné la récurrence de cette marque, j’ai demandé confirmation à l’Hôtel de Ville : toutes les victimes étaient sur la liste des gens sur le point d’être envoyés dans le District de la Rivière Ecarlate pour y construire des maisons. »
– « Et vous pensez qu’ils ont l’intention… »
– « De saboter votre projet d’embauche, Votre Altesse », répondit René. « Dans la Rue du Nord circule une rumeur selon laquelle quiconque postule à l’Hôtel de Ville pour obtenir un emploi devient la cible des tueurs. »
– « Je pense que c’est précisément ce qui se passe », renchérit Petrov. « Nous avons moins de candidatures que prévu et presque aucune en provenance de la Rue du Nord. De plus, certains postulants reviennent sur leur décision et prétendent qu’ils sont physiquement inaptes à sortir de la ville dans l’espoir que l’Hôtel de Ville les supprime de sa liste d’embauche. Pour le moment, la rumeur se limite à la Rue du Nord mais si jamais elle venait à s’étendre à d’autres quartiers, cela pourrait saboter votre projet de construction.
Roland réfléchit un moment.
– « Avez-vous des indices ? Un suspect ? »
– « Nous… » René hésita : « Comme il n’y a jamais eu de témoins, nous ne savons pas par où commencer les recherches. »
– « Vraiment ? » Roland était surpris. « Comment faisiez-vous auparavant pour résoudre de telles affaires ? »
– « Vous voulez parler des patrouilleurs ? » À nouveau, le Comte Elk hésita : « Pour autant que je sache, ils n’avaient pas de méthode particulière. Lorsqu’il s’agissait du cas d’une personne influente où la famille de la victime en appelait au Seigneur et que celui-ci décidait de rendre justice, il faisait pression sur les bandits des rues et leur ordonnait de livrer le criminel. Les patrouilleurs ne cherchaient pas à savoir si la personne livrée était vraiment le coupable ou un simple bouc émissaire. Et lorsque la victime était étrangère ou vivait seule, en général, ils préféraient fermer les yeux. »
– « C’est scandaleux! », S’écria Roland, outré.
« À la façon dont ces patrouilleurs trainent de ces cas, c’est comme s’ils remettaient toute justice entre les mains des Rats. Il n’est pas étonnant que les gens affirmaient que les Rats étaient le second dirigeant de la ville! Il semblerait que par ici, il n’y ait pas l’ombre d’une enquête criminelle, aussi, à partir du moment où il n’y a pas de témoin dans une affaire de meurtre, il est fort probable qu’elle soit classée. Encore une fois, les plus défavorisés sont les gens du peuple. »
« Border Town a toujours été placée sous la supervision de Rossignol, de plus sa composition démographique est simple, de sorte que tous les crimes sont immédiatement enrayés. C’est du reste pourquoi je ne me suis pas suffisamment penché sur cette question. Même si René ne le dit pas, il se pourrait qu’il trouve le fait que j’exige que chaque verdict ne soit prononcé que sur la base de preuves concluantes est trop difficile à gérer. »
« Quoi qu’il en soit, je ne permettrai pas l’utilisation de boucs émissaires sur mon territoire. »
– « Je vois », dit-il. « À compter de demain, le Bureau de la Sécurité prendra en charge cette affaire. Tout ce que je vous demande est de coopérer. »
– « Très bien. Grand merci, Votre Altesse », répondit joyeusement René.
Le banquet terminé, Roland retourna à son bureau au dernier étage du château. Le cadre avait beaucoup changé : on avait démoli toutes les étagères qui occupaient chaque pan de mur et ajouté un canapé moelleux, une table pour le thé et des coussins. Derrière le bureau s’ouvraient deux grandes baies vitrées. Même si elles n’étaient pas en cristal, elles rendaient la pièce plus lumineuse. À travers le verre légèrement teinté, Roland contempla la Forteresse enveloppée d’obscurité et hocha la tête, satisfait.
« Apparemment, Petrov a suivi mes directives avec beaucoup de soin. En le choisissant pour adjoint, j’ai pris une sage décision », pensa-t-il.
– « Comment envisagez-vous de gérer cela ? » Demanda Rossignol, assise sur le bureau, les jambes croisées, en émergeant de son brouillard.
– « Je n’ai rien prévu du tout », répondit le Prince. « Maintenant que tous les nobles sont revenus à Longsong, dès demain, notre premier travail sera de les amener à organiser l’Hôtel de Ville annexe, de créer les départements et de nommer des responsables. Plus tôt la structure sera établie, plus vite Soraya pourra créer les cartes d’identité. Quant à vous, vous serez responsable de la lutte contre le crime. »
– « Moi ? »
– « Vous êtes le chef du Bureau de la Sécurité, c’est donc à vous de décider de la manière de résoudre un cas… Tout le département de police de la Cité Sans Hiver étant sous votre commandement, Vader et René sont vos subordonnés. »
– « Mais n’avez-vous pas toujours dit que l’autorité des départements devrait être séparée et le statut administratif équivalent ? » Demanda Rossignol, désorientée. « Je n’ai aucune idée du fonctionnement de l’Hôtel de Ville, mais j’ai l’impression que cette organisation place le Bureau de la Sécurité bien au-dessus de lui. »
– « La sécurité territoriale est notre première priorité, c’est bien pourquoi vous ne rendrez de comptes qu’à moi », répondit fermement Roland. « Non seulement vous gérez le département de police, mais effectuerez également toutes les tâches de vérification nécessaires à l’Hôtel de Ville et à l’armée. Il est exact que chaque département doit être autonome et ne doit pas interférer avec les autres, mais il faut un réseau qui les lie afin d’empêcher les abus de pouvoir et la corruption du système. Vous connaissez le dicton : la défense la plus ferme s’effondre de l’intérieur. » Il marqua une pause et regarda Rossignol dans les yeux : « Vous êtes un puissant bouclier capable d’empêcher toutes ces choses de se produire. À compter de ce jour, ma sécurité personnelle et celle du territoire sont entre vos mains. »