– « Voici le bateau! »

Une voile pointait sur l’horizon gris pâle. Comme il n’y avait pas de navires marchands dans les environs, il ne pouvait s’agir que d’un bateau en provenance de l’Île Dormante.

– « Bien », répondit doucement Tilly dont la voix était couverte par les bruits de la mer. Comme elle tournait le dos à Roland, il ne pouvait pas voir son visage.

– « L’heure du départ a sonné », dit tristement Andrea. « J’ai vraiment aimé votre domaine, et je ne sais pas si, lorsque je serai de retour à l’Île Dormante, je saurai faire le délicieux pain à la crème glacée que vous avez ici. »

Roland lui avait fait don d’un fusil à verrou accompagné de la recette de la crème glacée.

– « Si vous avez des œufs et du lait, cela ne devrait pas être mauvais… Lorsque vous reviendrez à Border Town… non, pardon, à la Cité Sans Hiver, je vous ferai goûter des choses plus délicieuses encore. »

– « Plus savoureuses que la crème glacée ? » Andrea retint ses cheveux que le vent emmêlait et dit en riant : « Ne me mentez pas, j’ai votre parole. »

– « Si vous ne voulez pas partir, vous pouvez rester ici », dit Cendres en étendant les mains. « La princesse Tilly ne verra pas d’inconvénient à renoncer à une sorcière aussi gloutonne que vous. Sur l’Île Dormante, vous ne pourrez pas manger autant! »

– « Vraiment ? Eh bien, je ne vous donnerai pas de glace », répondit Andrea en la regardant fixement. « Chaque jour, vous devrez vous contenter de votre poisson séché et de votre soupe. »

Comme elles se chamaillaient, le voilier s’approcha de la côte. À la vue du drapeau rose qui flottait en haut du mât, tous reconnurent la “Jolie Dame”.

Shavi invoqua sa barrière invisible, qui lui permettait de passer de la rive au navire et de transporter livres, biens et matériaux sans que l’embarcation ait besoin d’accoster.  Enfin, elle se préparait à emmener les trois joueuses de cartes et la Princesse lorsque Roland appela cette dernière qui venait à peine de poser le pied sur la barrière.

Elle tourna la tête. Les émotions se bousculaient dans ses yeux.

– « …Oui ? »

Roland, qui n’était pas doué pour les au revoir, l’avait appelé par instinct. Il prit une profonde inspiration et cria :

– « Si vous rencontrez des problèmes sur l’Île Dormante, faites-le moi savoir, je vous aiderai de mon mieux. Par ailleurs, je vous rappelle que vous serez toujours la bienvenue à la Cité Sans Hiver. »

Tilly sourit, et au bout d’un moment, répondit :  

– « Merci. Vous de même. »

– « Au revoir tout le monde! » s’écrièrent en chœur Andrea et Shavi en agitant la main.

Cendres se contenta de faire signe.

Les adieux terminés, la barrière emporta les sorcières jusqu’à la Jolie Dame.

– « Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous ne vouliez pas qu’elles partent ? » Demanda Rossignol derrière lui.

– « Je me disais simplement que c’était dommage. Trois cent sorcières… Ce serait merveilleux si elles venaient toutes habiter dans la Région de l’Ouest », répondit Roland, faussement désinvolte.  

– « oui et du coup, vous vous sentiriez encore plus coupable », dit Rossignol en levant les yeux au ciel.

– « Coupable ? » S’exclama Roland, stupéfait.  

– « Pourquoi ? Ne vaut-il pas mieux vivre ici que sur l’Île Dormante ? » Demanda Anna, confuse.  

– « Même si je vous le disais, vous ne pourriez pas comprendre », répondit Rossignol avant de se détourner pour se diriger vers le ballon. « C’est ça le plus agaçant. »

En la voyant s’éloigner, Roland se sentit soulagé. Rossignol, qui avait disparu deux jours durant, était redevenue elle-même. Il n’avait donc pas de souci à se faire.

– « Rentrons, nous avons encore beaucoup de travail », suggéra Wendy en souriant.

– « Vous avez raison », répondirent en souriant Roland et Anna qui se dirigèrent main dans la main vers l’Observateur des Nuages.  

De retour dans son bureau, Roland ouvrit son cahier et réfléchit à la manière dont il allait développer son domaine au cours de l’année à venir.

Deux choses étaient primordiales.

La première était de détrôner Timothy et de l’empêcher de réduire la population avec ses pilules qui rendent fou.  Du même coup, cela contribuerait à élargir considérablement la réputation de Roland et préparerait à l’unification du Royaume de Graycastle.

La seconde était d’intégrer au plus vite la Forteresse de Longsong pour lancer la construction de la Cité Sans Hiver.

Hache-de-Fer, Carter, Théo, qui se trouvait à la Cité du Roi et lui-même en avaient déjà débattu à plusieurs reprises et convenu de lancer l’offensive de printemps fin avril. Or, on était en avril. Dans de nombreuses villes, c’était l’époque du labour. Cela n’aurait aucune incidence sur la Première Armée, composée de professionnels, mais affecterait par contre la noblesse traditionnelle car les gens, contraints par leurs récoltes, ne voudraient pas partir en guerre sous peine de mourir de faim. Si l’armée faisait une apparition soudaine à la périphérie de la Cité du Roi, Timothy n’y serait absolument pas préparé.

Les usines de fabrication des machines à vapeur, de munitions et de bateau en ciment étaient toutes occupés à produire des ressources en vue de la bataille. Simultanément, les opérations logistiques étaient à plein régime, l’Hôtel de Ville disposait de suffisamment de main-d’œuvre et la Première Armée avait acquis l’expérience des batailles. Roland, qui connaissait parfaitement les ressources nécessaires et leur déploiement, n’était pas du tout inquiet.

Pour l’heure, il fallait absolument utiliser les ressources de la Forteresse.

À cette pensée, Roland fit appeler Barov.

– « Avez-vous  répertorié toutes  les industries de la  Forteresse et ses territoires environnants ? »

Barov sortit son carnet :

– « Tout est ici, Votre Altesse. L’essentiel des revenus de la Forteresse provient des exploitations minière et saline, en particulier la première. À l’ouest de Longsong, près de la Chaîne des Montagnes Infranchissables, il existe une mine de pierres précieuses de haute qualité dont l’exploitation représente plus de la moitié des revenus de la Forteresse. »

– « Une mine de pierres précieuses ? » Demanda Roland, nullement intéressé par le luxe. « N’y a-t-il pas aussi une mine de pierres précieuses dans la mine du Versant Nord ? Dans ce cas, pourquoi la ville était-elle aussi pauvre lorsque je suis arrivé ? »

– « Ce n’est pas la même chose, Votre Altesse », répondit Barov en se frottant les mains. « Les pierres précieuses de la mine du Versant Nord sont les sous-produits d’autres veines minérales. Il n’y en a pas beaucoup et il se pourrait qu’elles ne soient pas d’une qualité suffisante pour les tailler et en faire des bijoux.  En revanche, la mine de pierres précieuses de la Forteresse regorge de pierres colorées dont on peut aisément tirer des joyaux multicolores de haute qualité. En les vendant à la Cité du Roi, il est possible d’en tirer des dizaines de Royals d’or. En terme de production et de qualité, ces pierres gemmes sont bien au-dessus de celles de la mine du Versant Nord. »

– « Des pierres multicolores ? » Demanda Roland, curieux. « À quoi ressemblent-elles ? »

– « Généralement, elles sont transparentes et n’ont pas vraiment de couleur déterminée, mais à la lumière du soleil, elles prennent des reflets allant du vert pâle au rouge orangé. À la coupe, on distingue plusieurs couleurs. Cela ressemble davantage à du soleil cristallisé qu’à un rubis ou un saphir. » Barov marqua une pause : « La pierre multicolore du Royaume de Graycastle, la pierre de glace du Royaume de l’Éternel Hiver et la pierre de lumière du royaume de l’Aube sont les plus recherchées au sein de la noblesse. »

« Cette pierre précieuse me semble particulièrement luxueuse », se dit Roland. « Je pourrais peut-être en faire une bague pour Anna, mais je doute que cette mine de pierres précieuses ait beaucoup de valeur quant à l’amélioration du niveau de vie du peuple. »

– « D’autres ressources minérales ? »

– « Les familles Érable et Eglantine possèdent chacune une mine de fer », répondit Barov, « mais toutes deux sont plus petites que notre mine du Versant Nord. »

« La Chaîne des Montagnes Infranchissables contourne ces deux domaines. Ces montagnes, qui traversent les Quatre Royaumes, sont sans doute pleines de trésors », pensa Roland. « Je pourrais peut-être explorer avec Sylvie le pied de la montagne et trouver une réserve de minerai pour la Cité Sans Hiver, car après tout, l’acier est une ressource puissante au regard de l’industrie. »