Isabella fixa un moment la carte en silence.

– « Mais les soldats drogués ne sont pas des Guerriers du Châtiment Divin. Même si les pilules affectent leur capacité de décision, elles ne leur confèreront pas une détermination inébranlable. Si leurs ennemis sont vraiment terrifiants, ils pourront toujours avoir peur et peut être même s’enfuir. La désertion de millions de soldats suffirait à nous réduire tous en poussière.

– « Evidemment, ce ne sera pas si simple. Il serait préférable que cette armée de forcenés soit composée essentiellement de croyants de niveau inférieur et que l’Armée des Juges en soit le noyau », répondit Cléo en retournant à la fenêtre. « Et si nous voulons obtenir autant de croyants, nous devons unir les Quatre Royaumes. »

– « Quelles sont nos chances de gagner ? »

– « 30% ? 50% ? » Dit-elle nonchalamment. « Comment pourrais-je le savoir ? Après tout, nous ne nous sommes encore jamais battus contre eux et tout ce que nous en savons, nous le tenons de livres vieux de 400 ans. N’oubliez pas ce que j’ai dit : avec un peu de chance. »

C’était précisément pourquoi c’était si excitant : elle mettait en jeu le destin de toute l’humanité et plaçait les quelques atouts qu’elle avait en réserve dans le même panier en combattant les forts par les faibles… Dans une bataille où toutes les chances étaient contre eux, un triomphe inattendu serait d’autant plus doux.

« La survie de l’humanité dans cette bataille, dépendra de leur courage, de leur sagesse, de leur foi et de leur sacrifice », pensait-elle. « C’est probablement ce que Dieu espère voir. Les lâches ne méritent pas son sourire. »

– « J’espère que vous avez raison », dit Isabella « À présent, je me demande… »  

– « Quoi donc ? »

– « Si le prince Roland, du Royaume de Graycastle, était ici, que ferait-il ? »

Cléo fronça les sourcils :

– « Pourquoi ? Vous pensez qu’il pourrait me battre ? »

– « Mgr Tayfun a dit qu’il n’avait pas encore de nouvelles de la Purifiée qu’il avait envoyée au Royaume de Graycastle. C’est comme si elle avait bel et bien disparu. Il s’agissait de celle à qui vous aviez confié la mission de jeter un œil à la Région de l’Ouest. Nous avons également perdu Aphra, de la Cité du Roi, Mira, la candidate au poste d’Évêque et l’église de la Forteresse de Longsong. » Isabella marqua une pause : « N’avez-vous pas l’impression que depuis que nous avons commencé à cibler les Quatre Royaumes, c’est la première fois que nous subissons autant de pertes ? C’est comme si depuis que nous nous intéressons à la Région de l’Ouest, nous ne faisions que perdre. Comme si… Dieu le protégeait. »

– « Assez ! » S’écria Cléo en frappant du poing sur la table. « Vous ne savez rien de Dieu! »

– « Je plaisantais… Depuis quand vous souciez-vous autant de Dieu ? » Demanda Isabelle, légèrement surprise.

Cléo s’efforça de réprimer sa colère :

– « Cet homme n’est qu’un mortel! Les gens comme lui ne peuvent compter que sur la stratégie et les connaissances et tout ceci fera partie de moi. Même s’il connait des moyens de combattre les Diables, l’Union fera certainement mieux! »

Cléo se retourna et regarda Isabella : « Lorsque les troupes de l’Eglise marcheront sur le Royaume de Graycastle, vous verrez bien qui est vraiment béni de Dieu. »

En quittant la bibliothèque, Isabella soupira :

– « Vous ressemblez de plus en plus à un Pape. »

Sans un mot, Cléo s’assit près de la table, en proie à des émotions tumultueuses qui durèrent un bon moment. En 200 ans de vie, ce n’était guère habituel chez elle.

Elle savait très bien ce qu’Isabella avait voulu dire, cependant, elle ne pouvait pas s’expliquer avec elle. Quel que soit le Pape, quelles que fussent ses idées jusqu’ici, sitôt qu’ils entraient dans la Salle de Prière, tous subissaient des changements imprévisibles.

« Dieu… existe vraiment. »

Réalisant que ses pensées étaient complètement perturbées, Cléo ferma son livre et se dirigea vers le dernier étage de la bibliothèque.

C’était le point culminant du Temple Secret Central, là où se trouvait la Salle de Prière.

Cléo poussa une porte secrète dissimulée par des étagères, monta un étroit escalier de pierre et entra dans une pièce sans fenêtres. Cette pièce était si petite qu’on ne pouvait même pas s’y allonger. Le toit, de forme conique, était incrusté de Pierres Magiques qui émettaient une douce lumière bleue. Sous ce faible éclairage, la sorcière distinguait vaguement les quatre murs et le sol dur. La pièce était vide. Difficile de s’imaginer que c’était dans ce lieu étroit et étouffant que l’on était le plus proche de Dieu.

Cléo ferma les yeux pour sentir son appel.

Progressivement, le monde sombre dans lequel elle se trouvait se mit à changer, comme si quelque chose était entré dans son esprit et affichait une scène dans sa conscience. La sorcière savait pertinemment que ce n’était pas un produit de son imagination. Bien que son âme ait absorbé des centaines de personnes, elle ne pouvait pas voir ni même imaginer un tel spectacle.

Lorsque les lignes ralentirent leurs ondulations, quatre grands tableaux apparurent dans ce vaste univers. L’un d’eux, comme un anneau géant, flottait au-dessus de sa tête, et les trois autres formaient un triangle devant elle.

C’était un signe de Dieu.

Voir quelque chose en esprit était un sentiment incroyable. Cléo savait que toute cette scène disparaîtrait sitôt qu’elle ouvrirait les yeux, aussi ne pouvait-elle faire appel qu’à sa conscience pour visualiser chaque tableau. Lorsqu’elle se focalisait sur ceux-ci, elle avait l’impression d’être aspirée à l’intérieur.  

Nul doute que le plus grands des tableaux qui flottait au-dessus de sa tête dans son anneau était Dieu en personne.  

Ce monde était sombre, visiblement sans limites et une immense sphère rouge était comme suspendue en son centre. La sphère était faite de pouvoir magique et rien qu’en la regardant, elle pouvait sentir sa puissance infinie. Seule une moitié était visible, comme si l’autre avait été coupée au couteau ou était cachée par l’obscurité.  

Plus Cléo la regardait attentivement, plus elle était sûre de son jugement.

C’était absolument grandiose.

La sorcière n’était rien comparée à cette boule de pouvoir magique. Elle n’avait même pas les mots pour décrire à quel point c’était immense, à tel point que le monde sous ses pieds était éclipsé par cette sphère rouge. À la surface, les tourbillons du pouvoir magique étaient plus larges que l’océan et la magie était encore plus brillante que le soleil. Qui d’autre que Dieu pouvait avoir une telle puissance ?

Il s’agissait probablement de la Lune Sanglante dont parlait le Livre Sacré, même si cette demi-sphère n’avait vraiment pas l’air d’une pleine lune.

Cléo avait bien tenté de prier mais n’avait reçu aucune réponse. La sphère flottait calmement dans les ténèbres comme si elle attendait l’issue de la Bataille de la Divine Volonté.

C’est la raison pour laquelle les paroles d’Isabella l’avaient mise en colère. En fait, cette sphère ne donnait sa bénédiction à personne… Ayant été personnellement témoin des faits, elle s’était aperçue que les humains étaient insignifiants aux yeux de Dieu.

Cléo chassa ses pensées et regarda les trois tableaux situés plus bas.

Elle était persuadée que la raison pour laquelle ces batailles, qui avaient lieu tous les 400 ans, étaient appelées Bataille de la Divine Volonté, avait quelque chose à voir avec le contenu de ces peintures.

Dans l’histoire secrète de l’Eglise étaient consignées des interprétations de ces tableaux faites par les précédents Papes et les chefs de l’Union et la plupart en étaient arrivés à la même conclusion :  le lieu de la fin de la guerre était indiqué dans ces quatre peintures.