Le lendemain, lorsque Roland entra dans son bureau en chantonnant, il trouva Wendy qui l’attendait.

– « Que se passe-t-il ? »

Il enjamba la pile de livres posées sur le sol et lui versa une tasse de thé.

– « Félicitations, vous avez une nouvelle sorcière à Border Town », répondit-elle en souriant avant de lui raconter tout ce qui s’était passé les jours précédents. « Si besoin, je peux faire venir Assia au château à tout moment. »

– « La première sorcière à s’éveiller sur mes terres… et la première à avoir donné suite à mon avis de recrutement. » Le visage de Roland s’illumina aussitôt mais en entendant la proposition de Wendy, il demanda : « Pourquoi ? Elle n’est pas au château ? »

– « Non, car Rossignol n’était pas là pour contrôler son identité », répondit Wendy en reprenant ce sur quoi Sophia avait bien insisté. « Nous l’avons renvoyée chez elle et payé d’avance son premier mois de salaire. »

– « Ce n’est pas une mauvaise idée », approuva Roland. « Dites-lui qu’elle peut venir signer son contrat cet après-midi. »

– « Entendu, Monseigneur… » répondit Wendy, qui, de toute évidence, mourait d’envie de dire autre chose.

– « Quelque chose ne va pas ? »

– « N’êtes-vous pas fâché d’apprendre l’opinion que ces gens ont de vous et de l’Association de Coopération des Sorcières ? » Elle marqua une pause, serra les dents et ajouta : « Par ailleurs, il se pourrait que je n’ai pas les aptitudes suffisantes pour diriger l’Association. Sophia est beaucoup plus mûre et expérimentée que moi aussi je pense que ce devrait-être elle, la responsable. »  

– « Je suppose que vous en avez parlé à Sophia ? » demanda Roland avec grand intérêt. « Et elle vous a répondu que vous étiez la meilleure candidate pour ce rôle ? »

– « Pardon ? »

– « Je crois que j’avais raison… » soupira-t-il. « Et je partage son avis.  Les techniques et les méthodes d’administration peuvent s’acquérir par l’expérience mais il est beaucoup plus difficile de changer une personnalité. N’avez-vous pas remarqué qu’avec Maggie, vous êtes la personne la plus appréciée de toutes les sorcières ? Sophia passe la plupart de son temps au Ministère de l’Éducation et dans les mois à venir, elle va avoir davantage de travail. Elle n’aura pas beaucoup de temps à consacrer aux nouvelles sorcières, ce qui, justement, est votre point fort.  Vous devriez vous accorder davantage de crédit. Croyez-moi, je suis très fort pour ce qui est de juger d’une personnalité. »

Le Prince ne lui laissa pas le temps de répondre et poursuivit : « Quant aux idées fausses que les civils se font de l’Association des Sorcières, honnêtement, je ne m’en suis guère soucié. Je n’aurais jamais pensé que ce corps… euh, je veux dire, ma réputation se répandrait dans tout le royaume. » Il réfléchit un moment : « Je dois mettre fin au plus vite à ces rumeurs. Non seulement je ferai de nouvelles annonces, mais il est préférable que votre organisation fonctionne de manière indépendante. »

– « Indépendante ? »

– « Oui, j’ai l’intention d’en faire un département, tout comme à l’Hôtel de Ville », répondit Roland qui avait déjà réfléchi au problème.  

Tant qu’il n’y avait qu’une douzaine de sorcières dans au sein de l’Association, il pouvait les gérer. Cependant, lorsque celle-ci atteindrait des centaines de membres voire se situerait sur la même échelle que la Ville Sainte de Taquila avec ses milliers de sorcières, il était évident qu’il ne pourrait plus les gérer seul. Elles devaient établir un système de gestion qui puisse fonctionner de manière indépendante et confier différents postes aux sorcières. Il se contenterait de leur faire des suggestions en fonction de leurs capacités et de leur évolution.

Lorsqu’il lui eût fait part de ses réflexions, Wendy, hésitante, répondit :  

– « Des centaines de personnes travaillent à l’Hôtel de ville tandis que nous n’avons qu’une douzaine de sœurs qui, de surcroît, ont toutes leurs problèmes… Comment une telle chose pourrait-elle changer l’opinion des citoyens à notre égard ? »

– « Les rumeurs ont ceci de commun avec la peur :  elles sont toutes deux issues de l’inconnu. Si les habitants de la ville ont accepté les sorcières, c’est parce qu’ils ont eux-mêmes fait l’expérience des bienfaits apportés par Naela et Lily », expliqua Roland avec un sourire. « Le fait de permettre aux femmes du peuple de rejoindre votre Association ne fera pas que résoudre les manque d’effectif : cela permettra aussi aux gens de mieux connaître votre organisation. La publicité volontaire qu’en feront les gens améliorera certainement l’idée que le peuple se fait des sorcières. Votre travail et vos contributions à la ville seront mieux connues du public. »

Les académies de sciences n’embauchaient pas seulement des scientifiques. Il fallait des gens du peuple pour gérer les tâches quotidiennes, administratives et organiser les recherches.  S’il voulait que les sorcières soient acceptées par tous, il fallait que les deux catégories de personnes apprennent à se connaître. Pour ce faire, il était donc logique de faire intervenir les gens du peuple dans le travail des sorcières et réciproquement.

– « Je vois », acquiesça Wendy « C’est une très bonne idée, mais comment allons-nous sélectionner ces personnes ? »

– « Etant donné que vous allez être autonomes, il vous faudra procéder vous-même au recrutement et à la sélection », répondit Roland en se caressant le menton. « À ce sujet, je vous suggère d’interroger la Marquise Sephora. Je pense qu’elle s’y connait suffisamment   pour construire une organisation centrée sur les sorcières. Mais comme, pour le moment, l’Association ne compte que quelques membres, vous pourriez commencer par engager une assistante ou une collaboratrice que vous formeriez. Après les Mois des Démons, je ferai construire un nouveau bâtiment près de l’Hôtel de Ville spécialement réservé à l’Association des Sorcières. »

Il se garda bien de préciser que l’Association ne serait pas uniquement chargée de gérer les sorcières de la Région de l’Ouest ou du Royaume de Graycastle. S’il parvenait à construire un infrastructure adéquate, l’Association serait en mesure de coopérer avec toutes les organisations de sorcières des royaumes qu’il aurait absorbés.

– « J’ai compris. »  Wendy respira profondément : « S’il est de votre désir de me confier cette tâche, je ferai de mon mieux pour la mener à bien. »

Après le départ de Wendy, Roland poursuivit le tri des livres entrepris la veille.  

En regardant les pages éparpillées sur le sol, il ne put s’empêcher de repenser au baiser enflammé et passionné de la nuit dernière. Les cheveux parfumés d’Anna, ses yeux pétillants et son corps souple le faisaient frémir d’excitation. Même si elle n’avait pas hésité à brûler tous ses vêtements lorsqu’il l’avait rencontré pour la première fois, il n’était pas aussi intimidé à l’époque qu’il ne l’était à présent.

Cela s’expliquait probablement que par le passé, Anna n’était qu’une jeune fille fragile, mais à présent, c’était une femme, belle et forte.  En l’espace d’un an, elle avait terriblement changé.

« Peut-être devrais-je prendre l’initiative et lui répondre… »

Les pensées de Roland furent interrompues par le contact d’une autre main :  Rossignol lui tendait un livre.

– « Laissez-moi vous aider. »

– « Hé bien… »

Roland s’arrêta là.  La nuit dernière, lorsqu’ Anna l’a rejoint dans son bureau et embrassé, il n’a pas remarqué si Rossignol avait elle-aussi quitté la réception pour les suivre.

– « Ne vous inquiétez pas, je suis partie immédiatement la nuit dernière. Je n’avais aucune envie de tenir la chandelle », dit Rossignol en roulant des yeux. « Je pensais bien que, ne vous ayant pas vu depuis longtemps, elle allait se jeter sur vous. Elle ne sait pas contenir ses émotions. »

– « Vraiment ? »

Aidé de Rossignol, il rangea rapidement les livres sur les étagères.

– « Très bien… », dit Roland en rangeant le dernier livre. « Je vous remercie. »

– « Dites-moi, combien de temps allez-vous laisser traîner les choses ? Ne la faites pas attendre indéfiniment… »

Roland s’interrompit et se retourna. Rossignol avait disparu mais ses dernières paroles résonnaient à ses oreilles. Même si elle parlait très bas, il était certain d’avoir entendu :

« …Et ne me fais pas attendre éternellement moi non plus. »