Joe tomba malade.
Depuis l’enlèvement de Page-Blanche, c’était lui le plus faible. Le soir où ils étaient revenus de la place, Joe allait bien mais le lendemain, Dent-de-Serpent le trouva allongé immobile sur le foin. Il poussait de faibles gémissements et avait les joues rouge vif.
– « Il a été infecté par la maladie du froid », dit Tournesol en posa sa main sur le front du jeune garçon. « Sa tête est brûlante. »
– « Est-ce que… je vais mourir ? » Demanda doucement Joe en plissant les yeux.
Personne ne répondit.
La maladie du froid était une maladie extrêmement tenace. Une fois contractée, le malade ne pouvait compter que sur son corps pour résister à l’infection. Cependant, il était rare qu’elle touche les personnes bénéficiant d’une bonne condition physique. Généralement, seuls les faibles étaient infectés, c’est pourquoi les patients ne survivaient que rarement. Pour les Rats, c’était souvent une condamnation à mort.
– « Je vais aller trouver Kanas », dit Dent-de-Serpent, brisant le silence.
– « Pour quoi faire ? »
– « Pour le supplier de donner davantage de nourriture à Joe », répondit-il en se levant. « J’ai entendu dire que le patient avait davantage de chance de survivre s’il restait bien au chaud et mangeait convenablement. »
– « Il ne vous donnera rien », répondit Griffe-de-Tigre en secouant la tête. « Nous savons tous quel genre de personne il est. »
– « C’est vrai! Il se pourrait même qu’il vous frappe », renchérit Tournesol en rassemblant du foin. « Les Rats ne nourrissent pas ceux qui leur sont inutiles. »
– « Joe n’est pas inutile », rétorqua Dent-de-Serpent. « Il sait lire! »
– « Quelques mots seulement. En quoi cela peut-il servir à Kanas ? Il veut des gens capables de voler et de dépouiller les autres. »
Dent-de-Serpent serra les dents, se détourna et se dirigea droit vers la chambre du chef de la Ruelle Interminable. Même si Kanas le battait, il devait essayer.
Étonnamment, Kanas n’était pas encore de retour.
– « Vous avez eu de la chance », dit Griffe-de-Tigre lorsqu’il en eut fait part à ses camarades. « Nous avons bien failli avoir une seconde personne à soigner. »
Tournesol soupira :
– « Lorsque la distribution de pain aura lieu, chacun d’entre nous donnera un peu du sien à Joe afin qu’il puisse manger davantage. »
Mais Dent-de-Serpent n’avait pas le sentiment d’avoir eu de la chance. Pour lui, quelque chose ne tournait pas rond.
« Il ne lui fallait qu’une demi-heure pour porter le message à Main-Sanglante. Il est possible qu’il se soit attardé à discuter des contre-mesures, ce qui expliquerait qu’il ne soit pas rentré hier soir, cependant, il est déjà midi. La discussion devrait être terminée depuis longtemps. »
Alors que ses hommes ouvraient la porte, il avait jeté un coup d’œil et s’était aperçu que la petite amie de Kanas n’était pas là non plus.
Lorsqu’arriva le moment de la distribution du repas, Dent-de-Serpent s’aperçut que cette fois, c’était le bras droit de Kanas qui s’en chargeait.
Ils ne reçurent qu’une demi-tranche de pain noir.
Quatre jours plus tard, non seulement l’état de Joe ne s’était pas amélioré, mais il continuait à se détériorer.
La veille, il se plaignait du froid mais cette fois, il ne pouvait même plus dire un mot. Ses joues roses commençaient à pâlir et sa respiration s’affaiblissait.
– « Nous avons fait tout ce que nous pouvions », dit Tournesol d’un ton apathique, la main sur son estomac.
Ces derniers jours, ils avaient donné la moitié de leur nourriture à Joe. Sans eux, il n’aurait peut-être pas survécu aussi longtemps. Griffe-de-Tigre, d’habitude plein d’énergie, commençait lui aussi à s’affaiblir.
Kanas ne s’était pas montré depuis.
Plus d’une centaine de Rats réunis dans la pièce commençaient à discuter de la question. Mais ils ne faisaient qu’en parler, après tout, ils étaient encore nourris. Cependant, ce jour-là, l’assistance était particulièrement bruyante.
C’était le jour de la distribution gratuite annoncée.
Après avoir longuement réfléchi, Dent-de-Serpent serra les mâchoires et dit.
– « Je vais aller sur la place. Il nous faut davantage que du pain. Joe pourrait peut-être combattre la maladie si je parvenais à lui trouver un bol de gruau bien chaud. »
– « Vous êtes fou ? » S’exclama Tournesol. « N’oubliez pas l’avertissement de Kanas. Tenez-vous vraiment à vous faire recoudre les lèvres ? »
– « Il faudrait déjà qu’il apprenne que je me suis échappé. Nous ne savons même pas où est Kanas. Et si le Seigneur de la ville les attaquait vraiment ? »
– « Mais ses hommes sont encore là… Croyez-vous qu’ils vous laisseront partir si jamais ils s’en aperçoivent ? » Tournesol regarda Griffe-de-Tigre : « Ne restez pas là! Aidez-moi à le dissuader. »
– « Je viens avec vous », dit brusquement ce dernier.
– « Vous êtes… »
– « Cette distribution de nourriture a peut-être déjà été gâchée. Peut-être même que c’est simplement une ruse des nobles et qu’il n’y a pas de nourriture du tout. Dans ce cas, je suppose que nous ne désobéissons pas vraiment à Kanas. » Griffe-de-Tigre pinça les lèvres et ajouta : « Je suis fort, je peux faire l’aller-retour en courant avec Joe sur mon dos. Nous serons vite revenus. Kanas n’est pas là et ses amis se cachent dans sa chambre à rôtir devant le feu, personne ne nous remarquera. »
– « Hé bien… » Tournesol hésitait.
– « Vous resterez ici », dit Dent-de-Serpent, « ainsi vous pourrez nous couvrir si jamais quelqu’un vous pose des questions… Vous n’aurez qu’à dire que nous avons la diarrhée et que nous avons dû partir à la recherche d’un endroit discret pour nous soulager. Ne vous inquiétez pas, nous serons très vite de retour. »
– « Bon, d’accord. » La jeune fille jeta un coup d’œil à la ronde : « Mais faites vite! »
Dent-de-Serpent et Griffe-de-Tigre se faufilèrent hors de la cabane et remontèrent la ruelle en courant. La neige trempait leurs pantalons. Même le vent glacé qui leur cinglait le visage ne pouvait les arrêter. Ils arrivèrent haletants sur la place et constatèrent qu’il y avait près de mille personnes autour de l’estrade.
C’était donc vrai!
Les deux jeunes se précipitaient lorsqu’ils furent arrêtés par deux gardes en uniforme brun.
– « Avancez lentement, ne poussez pas et ne tendez pas de doubler sans quoi vous n’obtiendrez pas de repas gratuit. »
Dent-de-Serpent remarqua qu’une clôture en bois contournait le centre du podium. La foule se déplaçait en ligne le long de la clôture comme un dragon qui s’enroule. Des gardes armés d’étranges barres de fer étaient stationnés à intervalles réguliers. Apparemment, ils étaient là pour maintenir l’ordre car de temps à autres, des gens étaient chassés de la file.
– « Mon ami est malade… Pouvez-vous nous aider, s’il vous plaît ? Je vous en supplie! » Implora Dent-de-Serpent en s’agenouillant sur le sol enneigé.
– « Voilà des jours, qu’il meurt de faim! Il lui faut de la nourriture d’urgence! » Renchérit Griffe-de-Tigre en l’imitant.
– « De quelle maladie souffre-t-il ? »
– « C’est… la maladie du froid. »
L’un d’eux étendit la main vers Joe qui était inconscient et dit :
– « Laissez-le-moi. Vous deux, rejoignez la file. »
– « Mais… »
– « Il connaît le chemin du retour, n’est-ce pas ? » Demanda le second garde. « Dans le cas contraire, vous reviendrez le chercher. »
Sur ces paroles, le garde s’éloigna, Joe sur ses épaules.
– « Que faire ? »
Tous deux se regardèrent. Cela n’aurait pas dû se passer ainsi. Selon leurs plans, les gardes n’étaient pas supposés faire attention à eux. Ils s’imaginaient qu’ils les laisseraient contourner la clôture pour obtenir plus vite leur part de porridge.
– « Tout d’abord, rentrons », décida Dent-de-Serpent après un court moment de réflexion.
– « Comment ça rentrer ? » Demanda Griffe-de-Tigre, surpris. « Et le porridge ? »
– « Avec cette file, cela nous prendrait au moins une demi-heure! Si nous tardons trop, nous pourrions avoir des problèmes. Dans la soirée, nous nous échapperons à nouveau pour venir chercher Joe. »
Griffe-de-Tigre regarda le gruau sur la table en bois et, à regrets, répondit :
– « Bon… d’accord. »
Ce que Dent-de-Serpent ne lui disait pas, c’est qu’étant donné que l’annonce concernant la distribution de repas était vraie, il y avait tout lieu de craindre que les deux autres soient elles aussi mises à exécution.
Il avait la vague impression que d’importants bouleversements allaient se produire au sein des organisations clandestines.
De retour à la Ruelle Interminable, les deux jeunes gens rentrèrent sur la pointe des pieds. Mais une surprise les attendait : Devant la porte, Tournesol était debout sur un banc de bois tremblotant, les mains derrière le dos, la corde au cou.
À côté d’elle, deux hommes ricanaient.
– « Enfin, vous voici de retour! Vous avez bien mangé ? »