Echo marchait le long de la rivière Redwater, la neige crissait sous ses chaussures.
– « Il n’est pas utile de m’accompagner. »
– « La ville n’est pas sûre, nous ne sommes pas à Border Town », répondit Hache-de-Fer qui suivait deux pas derrière elle. « Son Altesse m’a demandé de vous protéger si vous quittiez le château sans la compagnie d’autres sorcières. »
– « Je n’aurais pas dû le lui dire », marmonna-t-elle dans une buée d’air froid. « Vous n’avez plus à m’appeler Dame. »
– « À mes yeux, vous serez toujours Dame Drew Silvermoon, le chef du clan Osha. »
Echo se tut en entendant parler de son clan. Hache-de-Fer ne voyait pas son visage, cependant, il devina que la sorcière était triste à la pensée des siens. Il aurait bien voulu la réconforter, mais il ne savait que dire, aussi la suivit-il en silence.
La section de la rivière qui traversait la campagne à l’extérieur de la ville était différente de celle qui coulait au centre-ville. Celle-ci était presque en ligne droite. Les digues qui la bordaient étaient faites de pierres plates maçonnées, soigneusement empilées. À peu près tous les dix pas, il y avait une ouverture avec des escaliers menant à la rivière pour permettre aux gens d’aller chercher de l’eau.
Ce jour-là, la neige n’était pas tombée trop fort, aussi y avait-il quelques personnes dans les rues. Les hommes et les femmes regardaient passer Echo : la surprise se lisait sur leurs visages. Dame Silvermoon était grande et bien faite. Sa peau mate et ses longs cheveux bleus-gris attiraient particulièrement le regard. À l’intérieur des terres du Royaume de Graycastle, il était rare de croiser une personne de race pure originaire du Pays des Sables.
– « Passons de l’autre côté », suggéra la jeune femme qui n’appréciait guère qu’on la regarde ainsi.
– « Entendu. »
Ils traversèrent prudemment un pont gelé en arc au-dessus de la rivière et rejoignirent les quartiers Est de la Forteresse. Il n’y avait presque pas de maisons et les vastes étendues de terres agricoles étaient couvertes de neige. Ils ne voyaient que des plaines à perte de vue et la silhouette sombre des remparts. Ce secteur contrastait fortement avec les quartiers Ouest de la ville.
– « Cet endroit n’a rien à voir avec Iron Sand City », fit remarquer Echo. « Lorsque je vivais dans l’extrême Sud, je pensais que c’était partout pareil. Les sables couvraient presque toutes les terres. Les sources et les Oasis étaient des ressources si précieuses que les gens se battaient jusqu’à la morts pour elles. Mais ici, personne ne versera le sang sur la rivière Redwater. S’ils veulent boire, les gens n’ont qu’à se baisser. »
– « Ils se battent pour bien autre chose », répondit gravement Hache-de-Fer, « comme les Royals d’or, les bijoux, l’honneur, le statut… Il n’y a pas d’échappatoire aux combats. »
– « Vraiment ? Mais Rossignol m’a dit que notre Prince allait mettre fin à toutes les disputes. » Elle leva les yeux vers le ciel nuageux. « Peu importe que vous veniez du Pays des Sables ou des Quatre Royaumes, que vous soyez des personnes ordinaires ou des sorcières, vous pourrez jouir des mêmes droits et vivre librement. »
– « Je … je ne sais pas », répondit Hache-de-Fer, hésitant.
Il ne pouvait pas imaginer qu’un jour, toutes ces barrières entre les gens seraient détruites et que ceux-ci pourraient vivre en paix. Il se disait que même si Son Altesse avait le pouvoir des dieux et qu’à n’en pas douter, il triompherait de tous ses ennemis, il lui serait impossible de leur faire accepter de plein gré sa domination. Le fait de se faire des ennemis au cours d’un processus de conquête était une conséquence inévitable de la guerre.
– « Voudriez-vous retourner à Iron Sand City ? » Demanda soudain Écho.
– « Non, Dame Silvermoon », répondit sans hésitation Hache-de-Fer en reprenant ses esprits. « J’ai juré devant les Trois Dieux que je servirais toujours Son Altesse Roland et que je l’aiderais à étendre son territoire. Ne vous inquiétez pas, ma Dame, Son Altesse a promis de vous venger. Lorsque vous retournerez à Iron Sand City, personne ne vous manquera de respect. »
– « Mais je ne veux pas être la tête du clan Osha », murmura-t-elle. « Je préfère vivre quelque part ou les arbres sont toujours verts, rester avec Wendy et Rossignol, je voudrais que Son Altesse m’apprenne des chansons… Certes j’espère y retourner un jour simplement pour voir, mais je n’ai aucune envie de vivre dans le désert à me battre continuellement pour l’eau. »
« Quoi qu’il en soit, pour moi, vous resterez le seul successeur d’Osha », pensait Hache-de-Fer. Mais au lieu de dire le fond de sa pensée, il baissa simplement les yeux :
– « Personne ne peut vous y contraindre. »
Ils traversèrent une vaste étendue de champs enneigés jusqu’à un espace dégagé.
– « Arrêtons-nous, je vais m’entraîner ici », dit-elle. « Je pense que je ne dérangerai personne. »
Hache-de-Fer savait que son pouvoir était de produire toutes sortes de sons. Généralement, à Border Town, elle s’entraînait dans l’arrière-cour du château. Mais cette fois, afin de ne pas perturber l’importante réunion qui se tenait entre Son Altesse et les nobles, la jeune femme avait délibérément choisi cet endroit pour pratiquer son pouvoir.
Il hocha la tête et recula de deux pas :
– « Je vais monter la garde. »
– « Oh, j’ai fait une chanson pour notre ville natale », dit Echo en se retournant, « Voulez-vous l’écouter ? »
– « Une chanson ? » Répéta le militaire, un peu surpris.
– « Oui, j’ai appris à utiliser les arrangements que Son Altesse m’a enseigné. Je peux à présent mélanger les sons de divers instruments pour créer un effet de superposition et de complexité », expliqua la sorcière, détendue. « J’ai essayé et à ma grande surprise, j’ai réussi. Je ne savais pas qu’une chanson pouvait être si agréable, chaque son ajouté crée une émotion différente. J’ignore où Son Altesse a appris cette méthode car lorsque j’ai été vendue à la Cité du Roi, jamais je n’en ai entendu parler au sein de la noblesse. »
– « Le Prince a toujours été quelqu’un de spécial », répondit Hache-de-Fer, convaincu que les dieux favorisaient Roland.
– « C’est vrai… Personne ne traite les sorcières avec autant de sincérité que lui », dit la jeune femme qui partageait entièrement son avis. « Cependant, Son Altesse m’a cité des noms vraiment étranges pour ces méthodes de mixage, comme par exemple “Electric Sound” ou “Heavy Metal Agricole”. » Elle secoua la tête en souriant : « il n’y a vraiment que lui pour inventer des noms pareils. »
Sur ce, elle se mit à chanter.
Lorsque la mélodie parvint à ses oreilles, il resta figé sur place, stupéfait. Cet air était incroyable! On aurait dit que les sables rejoignaient doucement l’oasis. On aurait dit qu’une boule de feu éclatante jaillissait des profondeurs de la terre.
En cet instant, Hache-de-Fer se sentit transporté dans le désert, sous le soleil brûlant. Etait-ce une illusion ? Il baissa les yeux et constata que la neige avait disparu. Il se trouvait à présent dans une oasis. Le sable s’étendait à perte de vue. Devant lui, les pieds dans l’eau, se tenait une femme. Elle avait les yeux fermés. Sa chanson résonnait dans l’air et créait des ondulations à la surface de l’eau. Ce spectacle était d’une beauté à couper le souffle!
« Tandis que vous traversiez le sable et la poussière
À la recherche de l’Oasis,
Vous avez laissé des traces de pas dans la mer de sable,
Et votre ombre s’est reflétée sur l’eau de la source.
Un jour, les oasis deviendront les nouveaux déserts
Et les déserts engendreront de nouvelles oasis.
Mais votre légende
Restera éternelle
Un jour
Je suivrai vos empreintes
Et avant que l’aurore ne disparaisse,
Au moment où tout renaît dans le silence,
Je retrouverai votre trace. »
La chanson prit fin et Hache-de-Fer se retrouva sous la neige, à la Forteresse de Longsong. On aurait dit que rien ne s’était passé et que tout ce qu’il venait de vivre n’était qu’une illusion. La gorge sèche, il déglutit et ouvrit sa main : un minuscule grain de sable transparent brillait sur sa paume.