Les premiers rayons du soleil filtraient à travers les nuages lorsque Kakusim accosta.
Contrairement à d’habitude, le quai était plein de soldats silencieux. Avec leurs sacs et leurs fusils sur le dos, on aurait dit une épaisse forêt dans la tempête. Bien que le quai soit bondé, tout s’opérait dans l’ordre. En regardant les soldats monter un par un à bord du bateau à aubes, Kakusim ressentit un indescriptible sentiment de puissance et de force.
Il déglutit et pensa : « Ce sont les soldats formés par Son Altesse. C’est incroyable! »
Dans sa jeunesse, le vieil homme avait navigué du Comté du Vent de la Mer au Port des Eaux Claires, soit sur une distance équivalent à plus de la moitié du Royaume de Graycastle. Il avait également dirigé la flotte commerciale jusqu’aux Fjords et îles voisines. Aussi avait-il été personnellement témoin de l’attitude arrogante des chevaliers en armure ainsi que de la férocité des barbares qui tuaient les bêtes à mains nues. À ses yeux, ces soldats étaient indéniablement de puissants combattants. Il ne s’attendait pas à ressentir cette impression de puissance, mais là, debout parmi ces hommes, il l’éprouvait à nouveau et plus fort que jamais auparavant.
« Ce ne sont pourtant que des gens ordinaires… » pensa-t-il.
Cela faisait environ quatre mois que Kakusim était arrivé à Border Town et chaque jour, il découvrait un peu plus la ville. Il savait que la Première Armée était essentiellement composée de gens du pays et qu’auparavant, bon nombre d’entre eux avaient été des mineurs, des chasseurs, des ouvriers et des maçons. Ces hommes n’avaient jamais reçu de formation professionnelle au combat.
Néanmoins, en quelques mois, ces gens étaient devenus aussi courageux et disciplinés que n’importe quel chevalier.
Par quelle magie le Prince avait-il bien pu réussir cet exploit ?
– « Allez-vous vraiment partir ? » Chuchota Vader derrière Kakusim.
À sa voix basse, le vieil homme devina lui aussi qu’il était réduit au silence par la présence de l’armée.
– « À quoi bon avoir postulé pour être capitaine si je n’y vais pas ? » répondit le marin en prenant une profonde inspiration.
– « Mais ils s’apprêtent à se battre », insista Vader.
– « Ils sont tous au service de Son Altesse », corrigea le vieil homme avant d’ajouter sans même tourner la tête : « Et moi aussi. »
– « Revenez-moi vivant », implora Vader qui était resté un moment silencieux.
Kakusim agita la main en guise de réponse.
Le vieux capitaine monta à bord du sixième bateau à aubes qui arrivait sous la neige tourbillonnante. Selon la tradition, un capitaine était autorisé à nommer son propre bateau, même si celui-ci appartenait à Son Altesse.
Cependant, il n’avait toujours pas pris sa décision.
Depuis sa retraite dix ans auparavant, c’était la seconde fois qu’il occupait le poste de capitaine, aussi souhaitait-il trouver un nom dédié à sa mémoire.
Kakusim n’était pas sitôt entré dans sa cabine que le second vint le saluer :
– « Capitaine, vous voici! Nous sommes en train de préchauffer la chaudière. Je vous promets qu’elle sera bientôt prête. »
Le jeune homme, qui portait le nom de Pike, était originaire de la Région du Sud. Il avait quelques années d’expérience en tant que pêcheur en mer. S’il s’agissait d’une autre flotte, jamais il n’aurait été pris comme marin mais sur ce bateau, il n’y avait que des novices.
– « Tout le monde est là ? »
– « Vous êtes le dernier », répondit Pike avec un clin d’œil.
– « Si vous ne savez pas respecter votre capitaine, je serais heureux de vous l’apprendre en vous faisant nettoyer le pont durant toute une journée. »
– « Oui capitaine », s’écria aussitôt le jeune homme en se redressant. « Bien sûr que je sais! »
– « Voilà qui est mieux », commenta Kakusim.
Tout en se caressant la barbe, il ordonna : « Dites à la chaufferie d’attiser le feu, mais surtout, qu’ils ne ferment pas la foutue vanne de vapeur, je ne voudrais pas rentrer en collision avec le navire qui nous précède! »
– « Compris », dit Pike qui avait déjà retrouvé ses manières espiègles. Il fit un rapide clin d’œil au vieil homme et s’élança hors de la cabine.
« Fripouille », marmonna intérieurement Kakusim. Il secoua la tête et sourit.
Ce contact lui avait rappelé les beaux jours où il parcourait les mers.
Le vieil homme retourna à la barre et caressa doucement le manche de bois. Progressivement, il se remémora les procédures de fonctionnement d’un bateau à aubes.
Les bateaux de pierre que Son Altesse avait inventés étaient très différents des voiliers. Il n’y avait pas de mât ni de cabine sous le pont mais deux salles. La première, la timonerie, était située à la barre. Cette salle était dotée de deux grandes fenêtres qui permettaient au capitaine de naviguer en ayant une vue très claire sur l’itinéraire. La seconde pièce se trouvait au centre du bateau et contenait la chaudière qui l’alimentait.
Derrière la timonerie, il y avait un pont. Durant la période de formation, cet espace était souvent occupé par des mineurs. Ils longeaient la rivière Redwater vers l’Ouest et déposaient ces hommes à l’orée de la Forêt aux Secrets pour chercher du charbon. Celui-ci, qui durait plus longtemps que le bois, était le combustible le plus fréquemment utilisé dans le Comté du Vent de la Mer. À présent, il y avait là un abri de fortune en toile, de toute évidence destiné aux soldats.
Même si Kakusim n’avait jamais connu de bateau en pierre, il s’était très vite rendu compte que celui-ci n’était pas difficile à manipuler. À bien des égards, il était même plus simple qu’un voilier. Tout d’abord, ce bateau n’avait pas besoin de vent ni de voile pour se diriger. Dans l’ensemble, il nécessitait moins de main d’œuvre. Par ailleurs, il n’était pas difficile d’enseigner à un villageois comment faire fonctionner un poêle alors qu’il fallait au moins six mois pour maîtriser la navigation à la voile. Ce bateau de pierre pouvait fonctionner longtemps à partir du moment où la machine à vapeur était en marche et la soupape fermée.
C’est alors qu’un sifflement retentit, brisant le silence matinal de Border Town.
Le premier bateau venait de partir.
– « Capitaine, l’eau dans la chaudière est prête! » s’écria Pike en se précipitant vers la timonerie.
– « Sonnez la cloche pour informer Bigpad et dites à Grizzly qu’il est temps de fermer la valve et d’accélérer. Nous partons. » Ordonna solennellement Kakusim.
– « Bien monsieur! En avant! »
Pike tira sur la longue chaine de fer fixée au mur, destinée à faire sonner la cloche dans la chaufferie pour transmettre les ordres du capitaine.
Aussitôt, une violente secousse fit trembler le bateau tandis que les roues de bois situées sur les côtés commençaient à tourner.
Kakusim agrippa la barre et regarda droit devant lui. Lorsque Vader l’avait interrogé tout à l’heure, il ne lui avait pas dit toute la vérité. S’il tenait tant à partir, ce n’était pas uniquement pour servir Son Altesse, mais tout simplement parce qu’il aimait son métier de capitaine.
Qu’il s’agisse d’un voilier ou d’un bateau à aubes, Kakusim était ravi lorsqu’il voyait la proue déchirer les vagues et sentait la barre entre ses mains.
C’est cette vie-là qu’il voulait.
– « Pleines voiles… Non, pardon, ajoutez encore du charbon! » Cria le vieil homme en regardant à tribord. « Tenez bon, les gars! Nous partons! »
– « Si vous acceptez de m’emmener à Border Town, la famille Eltek vous payera largement… Cinq… non, que diriez-vous de dix Royals d’or ? » Demanda l’intendant en glissant son pied dans l’entrebâillement de la porte pour empêcher le batelier, contrarié, de la lui refermer au visage.
– « Votre Excellence, je serais heureux de vous rendre service, mais je ne peux vraiment pas », balbutia le marin. « Voyez-vous, il n’y a même pas d’abri sur mon bateau pour vous protéger de la neige. Je pourrais vous emmener de l’autre côté de la rivière mais d’ici à Border Town… cela prendrait plusieurs jours! Voyez comme il fait froid! Où dormirions-nous ? » Demanda-il. « Une seule nuit passée sur ce bateau et nous ressemblerions à des bâtonnets glacés! »
– « Connaissez-vous d’autres bateliers à proximité qui pourraient m’emmener à Border Town ? », insista l’intendant.
– « Non, pas un seul », répondit le marin en agitant la main. « Nous n’avons que de petites embarcations… Vous devriez aller à la Forteresse et trouver un bateau sur lequel vous puissiez passer la nuit. »
« Si j’avais pu entrer à la Forteresse de Longsong, pourquoi serais-je venu ici à la recherche d’un batelier qui gagne sa vie en pêchant et en transportant des gens ? » Pensa l’intendant tandis que l’homme refermait la porte.
Il donna un grand coup de pied dans la neige. Depuis que les quatre familles avaient entrepris d’attaquer la Forteresse, toutes les portes de la ville étaient fermées. Il lui avait fallu du temps pour faire ce détour, ceci pour s’apercevoir que tous ses efforts étaient vains.
Il va bientôt faire nuit. Comment vais-je pouvoir accomplir la mission que mon Seigneur m’a confiée ?
Maussade, l’intendant regarda la rivière et resta muet de stupéfaction.
« Dieu du Ciel, qu’est-ce que c’est ? »
Incrédule, il se frotta les yeux pour être certain que ce qu’il voyait n’était pas une illusion. Une immense flotte descendait la rivière avec des bateaux comme il n’en avait encore jamais vus. À travers les épais flocons de neige qui formaient comme un brouillard, les navires rugissants filaient vers lui à toute vitesse en sifflant. Il n’y avait pas de voile sur ces bateaux gris et pourtant, ils avançaient contre le vent, leurs poupes fendant les vagues.
Sur le premier bateau, il aperçut un drapeau qui flottait. L’emblème brodé représentait une tour et un fusil.
L’intendant retint son souffle : « C’est la flotte du Prince Roland Wimbledon! »