– « Agent Vader, êtes-vous certain que ce soit une bonne chose ? », demanda Tête-de-Feu en tripotant ses vêtements. « Le Cavalier en Chef a dit que nos uniformes étaient le symbole de notre statut et que nous devions le porter dignement lorsque nous sommes de service. »

– « De plus, une sanction est prévue pour ceux qui auraient sali leur uniforme. À plus forte raison pour ceux qui ne le porteraient pas », ajouta Sifflet en regardant autour de lui comme s’il avait peur d’être repéré par un collègue.

– « Cessez donc de tergiverser. Le porter est suffisamment symbolique. En plein hiver, lorsque nous sommes debout dans la neige en uniforme noir, tout le monde dans les parages sait que les policiers sont là. Comment sommes-nous censés faire pour attraper un criminel ? » Vader cracha par terre et poursuivit : « Vous êtes tous deux de Border Town, n’est-ce pas ? »

À ces mots, mes deux policiers s’animèrent :

– « Oui, mon père était chasseur. Il habitait la Vieille Rue et son habileté était remarquable : Dans les bois, il était capable de toucher un renard au cou d’une seule flèche. »

– « Moi aussi, mais mon père me disait souvent que la chasse n’était pas un métier sûr. Il aurait préféré que je devienne mineur. Il m’avait même préparé une houe. Si Son Altesse Roland n’était pas devenu Seigneur, j’aurais passé le reste de mes jours dans les mines. »

– « Je vois », dit Vader, haussant les épaules. « Il n’y a guère que les fils de chasseurs pour porter des surnoms si peu communs », pensait-il. « Puisque vous êtes tous deux des locaux, vous êtes certainement plus préoccupé par l’ordre public que moi. Si moi-même je n’ai pas peur des sanctions, pourquoi les craindriez-vous ? Faire respecter les règles et les lois établies par Son Altesse n’est-il pas plus important que de porter l’uniforme ? »

Tous deux hésitèrent un court instant avant de répondre, convaincus :

– « Vous avez raison. »

– « Mais vous n’êtes pas un étranger, agent Vader. N’avez-vous pas obtenu votre carte d’identité ? Son Altesse a dit que quiconque possédait cette carte était considéré comme son sujet », murmura Sifflet.

Vador se mit à rire. Il ne répondit pas mais garda le regard rivé sur une rangée d’habitations troglodytes à l’est de la zone d’habitation temporaire.

Depuis trois mois qu’il était policier, il s’était habitué à vivre dans la Région de l’Ouest.  Auparavant, il était persuadé qu’une équipe de patrouilleurs n’avait rien d’autre à faire que d’extorquer et de tromper le peuple. Il ne savait pas qu’il y aurait chaque jour davantage de travail qu’il n’était possible d’en abattre.

La police était tenue d’accueillir les réfugiés et de régler les différends entre les citoyens. Il était également de son devoir d’attraper les criminels et les espions, étant entendu qu’en dehors de combattre les bêtes démoniaques, la Première Armée de Border Town n’intervenait pas dans le maintien de la paix intérieure.

Ce n’était pas du tout ainsi qu’il avait imaginé les choses.

À Valencia, les patrouilleurs étaient plus un soutien aux gardes civils qu’autre chose. Affectés aux tâches subalternes, ils ne servaient pas à grand-chose. C’est la raison pour laquelle de nombreux patrouilleurs cherchaient à se faire de l’argent par des moyens illicites. Cependant, à Border Town, la police et la Première Armée appartenaient à des administrations différentes. La première était chargée des affaires intérieures tandis que la seconde des affaires extérieures.

Le plus surprenant aux yeux de Vader, c’est que la majorité des cibles étaient dénoncées par le peuple. Il ne s’agissait pas d’ordres directs de leurs supérieurs. En effet, les citoyens de Border Town avaient modifié l’idée qu’il se faisait des roturiers. Cette bande de gens paresseux et stupides surveillait activement les personnages suspects et les signalaient à l’Hôtel de Ville.  À chaque fois qu’un navire marchand étranger arrivait en ville, le Ministère de la Justice recevait une flopée de signalements.

Vader se rendit très vite compte de l’énorme pouvoir que possédait la ville.  Aucun espion étranger ne pouvait se tenir à l’écart ni s’intégrer rapidement dans la société s’il n’avait pas grandi ici. Avec une population aussi vigilante, comment un ennemi pourrait-il passer inaperçu ?

Bien entendu, toutes les opérations d’arrestation n’aboutissaient pas. Le personnage sournois qu’ils avaient récemment arrêté était en réalité un aristocrate du Royaume de l’Aube. Vader s’attendait à être sanctionné mais ses supérieurs n’avaient pas réagi. Ils ne semblaient guère perturbés par le fait qu’il ait frappé un noble. Cela n’avait fait que renforcer l’opinion qu’il se faisait de son travail.  

– « L’Or est là! » Chuchota Tête-de-Feu.

– « Ignorez-le et faites semblant de balayer la neige », répondit calmement Vader. « Il n’a pas apporté de marchandises ce qui signifie qu’il n’est là que pour évaluer la situation. »

ײL’Orײ était un code entre eux pour désigner leur cible. Deux jours auparavant, le Ministère de la Justice avait reçu un signalement concernant un serf suspecté de trafic de céréales. Son Excellence Carter, qui attachait une grande importance à ce problème, confia aussitôt la mission à Vader. Il exigeait que le serf soit pris vivant avec les marchandises et appelait cette mission ײla chasse à l’Orײ.

Cependant, la tâche n’était pas de tout repos. Après quelques recherches, ils avaient fini par découvrir l’identité de la cible. Par la suite, une équipe de six hommes s’était relayée pour surveiller la zone résidentielle temporaire, mais ils n’avaient trouvé aucune trace de celle-ci.

Pour Vader, il était évident que si l’affaire ne progressait pas, c’était parce que les policiers portaient des uniformes trop visibles. Il vivait dans le Secteur Ouest depuis un certain temps et savait pertinemment qu’à chaque fois qu’un fonctionnaire de l’Hôtel de Ville se trouvait dans les parages, la nouvelle circulait très vite parmi  les résidents. Il en allait de même dans le Secteur Est. Les gens qui vivaient là étaient des serfs, aussi les uniformes noirs des policiers étaient-ils aussi repérables que des lucioles dans un ciel nocturne.

C’est pourquoi il avait insisté pour que Tête-de-Feu et Sifflet retirent leur uniforme et enfilent des guenilles. Déguisés en déblayeurs de neige, ils pourraient ainsi surveiller les rues du Secteur Est et du centre-ville de Border Town. Sitôt que le suspect se manifesterait, ils le repèreraient immédiatement.  

Brièvement, ils aperçurent l’Or qui déambulait dans le Secteur Est avant de rentrer dans une maison troglodyte. Bientôt il réapparut, un grand sac sur le dos.

– « Il fait du trafic de blé… », dit Sifflet en serrant les poings.

– « Bon sang, il désobéit à Son Altesse », dit Tête-de-Feu, en colère, en le maudissant. « Arrêtons-le immédiatement! »

– « Ne soyez pas aussi impétueux »,  dit Vader avec un signe de la main. « Son Excellence Carter a bien dit qu’il voulait que la cible soit arrêtée vivante avec les marchandises, nous allons nous séparer et agir de trois manières différentes. »

Il donna ensuite ses instructions conformément avec l’opération précédente pour encercler le Rat. « Tête-de-Feu, filez immédiatement aux vieux remparts. Il n’y a qu’une seule route qu’il puisse prendre pour se rendre dans le centre-ville. »

– « D’accord. »

– « Je vais suivre la cible. Cela requiert pas mal de compétences, c’est pourquoi je suis le mieux placé pour ce rôle », dit-il en passant sa langue sur ses lèvres. « Quant à vous, Sifflet, vous me suivrez en prenant soin de rester à environ 100 pas en arrière. Veillez à ne pas avoir de contact visuel avec l’Or. »

– « Compris. »

– « Allons-y! »

Bien que les trois policiers soient de grade similaire, ils agissaient en parfaite conformité avec le plan de Vader.

Un balai à la main, ce dernier s’avança calmement et dépassa l’Or de quelques pas. Son expérience lui soufflait qu’en suivant la cible, il risquerait d’éveiller ses soupçons. Si par contre il ײouvrait la marcheײ, l’homme se montrerait beaucoup moins méfiant. S’il était à peu près certain de l’endroit où l’autre se rendait, c’était la méthode la plus sûre pour une filature. Il centra son attention sur l’Or. Le policier était sûr de lui : s’il entendait le moindre changement dans les pas de la cible, il lui ferait aussitôt un croche pied pour l’empêcher de fuir.  

Après avoir passé les vieux remparts, l’Or s’arrêta au coin d’une rue pour se reposer. De toute évidence, il était conscient que s’il se dirigeait vers le centre-ville, il avait de fortes chances de tomber sur des policiers. Vader continua à marcher sur une dizaine de mètres, tourna dans un chemin de traverse et attendit que l’acheteur se présente.

Peu de temps après, un villageois qui poussait une charrette à bras fit son apparition. Il regarda autour et s’approcha lentement du cerf. Après avoir inspecté le contenu du sac, il sortit une poignée de pièces de monnaie, prêt à conclure l’affaire. À ce moment précis, Vader fit signe aux deux policiers.

Tous trois se précipitèrent vers la cible. Ils arrivaient de trois directions différentes. Stupéfait, le trafiquant resta figé sur place.

Vader le plaqua au sol sous le tintement des pièces qui roulaient de tous côtés.

– « Vous êtes en état d’arrestation! » Cria le policier.