– « Voici, bonne dégustation », dit la serveuse en déposant le vin sur la table. Jetant un regard étrange aux trois personnes : « Si vous en voulez davantage, il vous suffira de tirer la corde près de la porte. »

– « J’ai compris. Vous pouvez disposer », dit Otto en agitant la main.

Le serveuse s’inclina et s’éloigna. Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, le vacarme en provenance du hall d’entrée cessa et la pièce redevint silencieuse.  

Son cœur battait à tout rompre. Il fixait intensément Andrea, comme s’il craignait qu’elle ne vienne à disparaître.

– « J’ai cru rêver.  Belinda et Orian vous croient morte, jamais je n’aurais pensé vous revoir… »

Otto avait crié si fort sur le marché qu’immédiatement, Andrea se retourna dans sa direction. Si elle avait reconnu son nom, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un sosie.

En réalité, il était impossible qu’il s’agisse d’une autre personne. L’incomparable beauté  d’Andrea et son élégance surpassaient celles de toutes les autres femmes.

Cependant, contrairement à ses prévisions, au lieu de paraître heureuse de le voir, elle avait froncé les sourcils et lui avait ordonné de la suivre hors du marché.

« Sans doute ne voulait-elle pas se montrer en spectacle. Il est vrai qu’une aristocrate se doit de ne pas attirer l’attention sur elle lorsqu’elle se trouve mêlée aux roturiers. »

Il avait suivi les deux femmes dans le salon privé d’un pub où il avait enfin pu regarder de plus près Andrea. En cinq ans, elle n’avait pas changé. Si c’était un rêve, il espérait que celui-ci se prolonge.

– « C’est votre ancien amoureux ? », demanda la fille aux cheveux noirs avec un sifflement admiratif.

– « Puisque vous avez insisté pour m’accompagner, vous devriez savoir vous taire », répondit Andrea en lui lançant un regard noir. « Quand bien même vous ne diriez rien, personne ne s’imaginera que vous êtes muette. »

– « Je suis ici pour vous protéger », répondit  l’autre avec un sourire. « C’est vous qui m’avez traînée ici pour acheter un cadeau d’anniversaire à Tilly. Si maintenant vous me jetiez dehors à coup de pied, cette attitude serait indigne d’une aristocrate. »

– « Tout dépend de la personne à qui cela s’adresse », railla Andrea. « Je n’ai pas à me montrer correcte envers vous. »

– « Cette personne est… ? »

N’obtenant pas de réponse d’Andrea, Otto, un peu gêné, se tourna vers la non moins jolie jeune femme brune : « Vous êtes son amie ? »

– « Je suis Cendres »,  répondit-elle aussitôt avant qu’Andrea ne puisse dire quoi que ce soit. « Qui êtes-vous et comment se fait-il que vous la connaissiez ? »

– « Je m’appelle Otto Luoxi, et je viens du Royaume de l’Aube », dit-il, légèrement décontenancé par son ton inquisiteur.

Cette Cendres s’exprimait d’une façon trop brusque et incisive pour être une aristocrate bien éduquée. Que faisait Andrea en sa compagnie ? 

« Je connais Andrea depuis que nous sommes enfants. Elle, ma sœur Belinda, Orian Tokat, le fils aîné du Roi de l’Aube, Son Altesse Anthony et moi, nous étions tous très proches. »

« Une bande de  gosses de riches », pensa Cendres en  haussant les épaules.

– « Vous avez dit qu’elle était morte ? »

– « C’est que… »

– « Assez! », interrompit Andrea. « Belinda et Orian ont raison :  la dame de la famille Quinn que vous connaissiez est bien morte. »

– « Mais vous êtes toujours là », répondit Otto en secouant la tête. « Qu’est-il arrivé ? »

Outre la famille royale, les plus puissantes familles de la capitale, la Ville de Lumière, étaient  les Tokat, les Quinn et les Luoxi. Leurs leaders, amis de confiance du Roi, occupaient des postes élevés. Cette tradition se perpétuait depuis la fondation du Royaume de l’Aube et n’avait  pas changé jusqu’à la génération d’Otto.

Andrea, la fille aînée de la famille Quinn, était très remarquée pour sa beauté et ses antécédents familiaux. Aussi avait-elle de nombreux prétendants, dont Otto et Orian.

Cependant, personne ne s’attendait à ce que lors d’une sortie printanière, le carrosse d’Andrea perde tout contrôle et tombe dans un canyon. Cet accident avait stupéfié le Roi.  Les trois familles, unissant leurs efforts, s’étaient mises à sa recherche et, longtemps après, avaient fini par retrouver son corps brisé au pied de la montagne.

À cette nouvelle, Otto était resté longtemps prostré car alors qu’Orian poursuivait Andrea de ses assiduités, lui-même ne lui avait encore jamais révélé ses sentiments. La revoir dans ce pays étranger était l’occasion de le faire.

Après un long silence, Andrea soupira :

– « Ce n’était pas un accident. »

– « Que… que dites-vous ? »

– « Ce qui m’est arrivé il y a cinq ans avait été planifié par ma famille », murmura-t-elle. « Père venait de découvrir que j’étais une sorcière. »

– « Une sorcière ? », s’exclama Otto, stupéfait.

– « Apparemment, vous vous en êtes bien sortie en cachant vos pouvoirs », dit Cendres, se couvrant la bouche. « Vous avez même réussi à tromper vos amis d’enfance. »

Andrea ne prêta pas attention à se remarque.  

– « C’est exact. Lorsque mon père l’a appris, il a aussitôt organisé cet accident. Je n’étais pas dans le carrosse, cependant, un cocher et une servante ont perdu la vie pour moi. Par la suite, j’ai été chassée du Royaume de L’Aube et discrètement transférée à la Cité des Falaises, dans le Royaume de Graycastle. » Elle marqua une pause : « Il ne m’a jamais vraiment demandé mon avis. Peu lui importait ce que je pouvais penser étant donné que son but était de se débarrasser de moi au plus vite. »

Otto demeura silencieux.  « C’est donc ainsi que ça s’est passé… La bien aimée ײFleur de Lumièreײ était en réalité une sorcière et si cela venait à se savoir, cela aurait grandement nui à la réputation de la famille Quinn. Mais d’une certaine façon, cette mise en scène avait protégé Andrea. En sa qualité de membre de la haute aristocratie, il avait entendu beaucoup d’histoires tragiques relatant les souffrances de sorcières tombées entre les mains de l’Eglise. »

Après un moment d’hésitation, il s’apprêtait à faire part de ses pensées à Andrea lorsque celle-ci l’interrompit avec un petit rire froid :

– « Me protéger ? Du moment que mon père ne m’abandonnait pas, qu’aurait pu faire l’Eglise ? Envoyer l’Armée des Juges au centre-ville pour m’arrêter ? » Elle éleva le ton : « Il était Premier Ministre du Roi de l’Aube et contrôlait les équipes de surveillance de la périphérie, cependant, il n’a rien fait pour m’aider. Le père de Naela n’était qu’un Baron, mais pour l’amour de sa fille, il n’a pas hésité à aller trouver Son Altesse pour lui demander grâce. Mon père m’a banni et vous appelez cela me protéger ?

Otto ne savait que répondre. Embarrassé, il resta un long moment silencieux avant de demander,  hésitant :

– « Avez-vous l’intention de revenir ? »

– « Jamais! », s’écria Andrea en se levant d’un bond.  « Je vous ai dit que Mademoiselle Quinn était morte il y a cinq ans. C’est exactement ce que voulait mon père. »

– « Chaque année, Orian vient déposer des fleurs sur votre tombe. Il ne parvient pas à vous oublier. »

Elle se dirigea vers la porte et murmura :

– « Son amour n’était pas partagé, il faudra bien qu’il m’oublie un jour. »

Assis sur sa chaise, impuissant, Otto regarda les deux femmes s’éloigner.

Il se détestait d’être aussi  lâche.

Même en pareil instant, il n’avait pas trouvé mieux que de lui parler d’Orian au lieu d’exprimer ses propres sentiments.

« Moi non plus, je ne peux pas vous oublier », pensa le jeune homme en fermant les yeux.