Après le dîner, les sorcières se réunirent dans la chambre de Lucia White.
La jeune fille était si touchée par leurs encouragements et réconfort que ses yeux se remplirent de larmes. Elle respira profondément et les ferma pour ne pas pleurer.
« Il est hors de question que je pleure », se réprimanda Lucia. « Non seulement c’est embarrassant de pleurer devant Rossignol mais je me dois de donner le bon exemple à ma petite sœur. »
Elle n’avait entendu parler de l’organisation de sorcières qu’au moment de monter à bord du bateau. Si elle était venue, ce n’était que pour trouver un abri et un remède pour sa sœur atteinte de la peste démoniaque. Jamais la jeune fille n’aurait espéré vivre une vie agréable dans cette ville.
Non seulement les deux sœurs vivaient confortablement, mais avaient également fait la connaissance de personnes avec lesquelles elles avaient tant de choses en commun que très vites, elles étaient devenues une sorte de famille. Pour la première fois depuis que ses parents avaient été tués par les pirates, Lucia se sentait chez elle.
– « Ma sœur est-elle vraiment en danger ? » Demanda Bella, la tête posée sur le bras de Lucia. « La morsure magique est-elle si douloureuse ? »
– « Les douleurs sont insupportables. C’est comme si des milliers de couteaux vous poignardaient de l’intérieur », répondit Rossignol avec un rictus. « Les sorcières qui survivent à ce Jour de la Majorité sont rares. Peut-être une ou deux sur dix. »
La petite fille frissonna.
– « Ne lui faites pas peur », dit Wendy en fixant Rossignol. « Cela remonte à l’époque de notre ancienne Association de Coopération des Sorcières. »
– « À présent, il suffit de pratiquer quotidiennement et de libérer toute notre puissance magique avant le Jour Anniversaire de l’Eveil. Ainsi, tout se passera bien », expliqua Sophia en souriant. « Il paraît même qu’Anna était endormie lorsqu’elle a fait son entrée dans l’âge adulte. »
– « Et son premier Grand Éveil s’est produit simultanément », ajouta Ayesha en baillant. « Si cet évènement s’était produit il y 400 ans à Taquila, cela aurait vraiment fait sensation car jamais nous n’avons vu de sorcière parvenir à l’illumination dans son sommeil. »
– « Tout va bien ? » Demanda le Prince en la regardant : « Même si votre travail est important, il ne faut pas y aller trop fort. »
– « La Bataille de la Volonté Divine approche. Si je ne m’en occupe pas maintenant… », dit Ayesha, la main sur sa bouche, « Si nous échouons à nouveau, nous pourrions bien dormir pour l’éternité. »
– « Cette fois nous n’échouerons pas », affirma Roland.
– « J’ai décidé d’en faire un peu plus car j’étais optimiste quant à votre invention », dit la Sorcière de Glace en roulant de grands yeux, « Pensez-vous vraiment que c’est par plaisir que je passe mes journées au laboratoire ? »
Sur ses paroles, elle se détourna et murmura intérieurement : « Même si vous ne respectiez pas votre promesse, je serais incapable de vous faire quoi que ce soit… »
– « Ce n’est guère le moment de discuter d’un sujet aussi grave », interrompit Wendy. « Oh mais j’y pense! Mlle Ayesha n’a-t-elle pas dit que chaque sorcière devait faire un vœu le Jour Anniversaire de l’Eveil ? C’est votre tour, Lucia. Que souhaiteriez-vous ? »
– « Euh… moi ? » Demanda Lucia, stupéfaite, en voyant qu’elle était au centre de l’attention de toutes les sorcières.
– « Demandez du pain à la crème glacée, ma sœur! », dit Bella dont le regard pétillait. « Vous obtiendrez les parts de dix personnes et nous les partagerons. La moitié chacune! »
« Toujours en train de penser à la nourriture », pensa-t-elle en donnant une tape sur le front de sa sœur. Elle regarda le Prince : « Puis-je réserver ce souhait pour le moment ? »
– « Si vous le souhaitez. » Roland ne put s’empêcher de sourire : « Cependant, il ne va pas se multiplier, quand bien même vous le réservez. »
– « Un seul fera l’affaire », répondit Lucia, reconnaissante.
La jeune fille vivait heureuse à Border Town et n’avait plus rien à demander. Tout ce qu’elle espérait, c’était que Bella soit heureuse elle aussi. Sa jeune sœur n’étant pas sorcière, arriverait un jour où elle rencontrerait quelqu’un et la quitterait pour fonder son propre foyer. Si jamais d’ici là les choses venaient à changer, ce souhait serait à même de lui être utile.
C’est alors que Lucia sentit son corps se mettre à trembler. Comme issue du néant, la magie se régénérait et se déversait en elle.
– « Ça a commencé », les informa Rossignol.
Même si les sœurs lui disaient de ne pas s’inquiéter, elle agrippa la couverture, tandis qu’un frisson glissait sur ses paumes et la plante de ses pieds. C’était probablement dû au fait qu’elle était particulièrement tendue.
– « Détendez-vous », dit Wendy en lui prenant la main. « Le pouvoir magique fait partie de nous. »
– « Ne devrions-nous pas parler d’autre chose pour la distraire ? », suggéra Lily.
– « De quoi pourrions-nous parler ? », demanda Lune Mystérieuse.
– « Des résultat du second examen, par exemple. » La voix de Lily semblait venir de loin. « Normalement, une fois le sujet abordé, elle détourne aussitôt la conversation, par exemple sur les résultats de Lune Mystérieuse… »
– « Ne dites rien! »
– « Regardez, ça fonctionne! »
Lucia voulut rire mais elle réalisa que son visage était crispé. Son corps était brûlant. Dans le même temps, elle éprouvait une sensation indéfinissable de contraction et le pouvoir magique augmentait de plus en plus comme s’il aspirait tout ce qui l’entourait.
Toutes les sorcières avaient-elles cette sensation le jour de leur entrée dans l’âge adulte ?
– « Quel a été le résultat de Lucia ? », demanda Lune Mystérieuse.
La jeune fille ne l’entendait plus que par intermittence.
– « Sa moyenne était de 86 », répondit le prince Roland.
– « Que… quoi ? »
– « C’est très élevé! »
– « Vous voyez, elle ne fait rien pour nous arrêter. »
– « Votre ruse a échoué. Vous allez être punie! »
– « Allez-vous en! »
– « Attendez… Cessez de vous chamailler, Lucia n’a pas l’air bien. »
Elle entendait discuter Lune Mystérieuse et, pour finir, Rossignol, cependant leurs voix étaient lointaines. Lucia serrait les dents et leva la tête pour regarder les sœurs qui l’entouraient. Stupéfaite, elle s’aperçut que leurs images étaient floue et pixélisée, semblable à une composition d’innombrables carrés. Certains étaient grands, d’autres petits et chacun d’eux d’une couleur différente.
Terrifiée, elle voulut crier mais n’entendit qu’un léger sifflement.
La contraction allait croissant et commençait à devenir douloureuse. Lucia retint son souffle et vit les personnes qui l’entouraient commencer à s’affairer.
Ainsi que Rossignol l’avait dit, la douleur du Jour de la Majorité dépassait de loin la douleur de l’éveil. Plus elle résistait, plus la douleur devenait forte. La jeune fille avait l’impression d’être déchirée.
Soudain, un étrange pouvoir magique sonda son corps. Lucia se rendit compte immédiatement que celui-ci ne lui appartenait pas. C’était comme si un tube s’infiltrait dans le tourbillon magique.
Incapable d’en supporter davantage, elle concentra instinctivement sa magie et l’envoya dans le tube. Aussitôt, elle ressentit un soulagement. Comme si elle venait de trouver un sauveur, Lucia continua d’y injecter son pouvoir magique afin d’apaiser la douleur qui la tenaillait.
Au bout d’un moment, la sensation de contraction diminua. Son pouvoir magique, qui avait cessé de tourbillonner, était à présent substantiel et solide. C’était un ressenti complètement différent.
Elle cligna des yeux et, soulagée, constata que sa vue était redevenue normale.
Lucia regarda Bella qui était terrifiée, lui tapota la tête et la rassura d’une voix rauque :
– « Tout va bien à présent. »
C’est alors qu’elle réalisa être trempée de sueur et sentait le froid sur son dos lorsque le vent soufflait.
« Un instant! Comment pourrait-il y avoir du vent dans une pièce chauffée ? »
Elle tourna la tête et, stupéfaite, aperçut de grands trous dans le mur qui donnait sur le jardin. Les deux fenêtres avaient disparu et l’air glacé pénétrait dans la pièce. À travers le trou, elle pouvait voir la nuit noire et les minuscules lumières de la petite ville. Debout devant le mur, Anna la regardait avec inquiétude. Dans ses mains brillait le Sceau de la Volonté Divine.
– « Sa capacité s’est condensée », annonça Rossignol.