Peu après le début de l’hiver, une estrade de bois fut construite au centre de la place. C’était une première : cette estrade n’était pas destinée aux représentations théâtrales mais au premier procès public.
Un avis ayant été publié deux jours auparavant, une foule immense entourait l’estrade. Quoique les travaux aient considérablement agrandi la place, celle-ci étaient encore trop petite pour accueillir toute la communauté. Des flocons tombaient par ci par là, mais tout le monde était bien trop excité pour y prêter attention.
L’atmosphère atteignit son comble lorsque Roland apparut sur l’estrade.
Il fut très touché de voir tous ces gens tendre les bras vers lui. Autrefois, il était pour ainsi dire la risée de la noblesse et avait peu d’influence sur ses sujets. Mais à présent, à peine un plus tard, la situation était inversée.
Sous les cris de la foule, le Prêtre Campas fut poussé sur l’estrade. Face au public, son expression changea quelque peu.
« Ce genre de manifestation est sans doute monnaie courante pour la haute direction de l’Eglise. Les croyants les vénèrent, aussi leur suffit-il d’un mot ou d’un geste pour influencer la vie de ces gens », pensa Roland.
Mais cette fois-ci, il ne revivrait pas la gloire du passé.
Les yeux brillants d’excitation, les sorcières de l’Association montèrent à leur tour sur l’estrade. Les rôles étaient inversés. Elles qui, jusqu’ici, avaient toujours été calomniés, traqués, injustement traités et jugées, étaient à présent victimes, accusatrices et jurés au procès de l’Eglise. Les sorcières l’avaient souvent imaginé mais jamais elles ne s’attendaient que ce jour arrive si vite.
Roland leva les mains et le silence se fit aussitôt.
– « Mon peuple, je vous salue. »
« Je vous ai réunis aujourd’hui pour vous révéler un crime honteux : depuis le début, l’Église vous cache la vérité et je n’aurais jamais appris cette stupéfiante nouvelle si nous n’avions pas capturé un Prêtre de la Cité Sainte dans le cadre d’une rébellion. »
Au cours des deux derniers jours, Roland avait réfléchi à la manière la plus judicieuse de leur présenter le crime de l’Eglise. Il valait mieux ne pas entrer dans les détails de la rébellion qui s’était produite à la Crête du Dragon Déchu, cette ville étant trop éloignée pour que son histoire retienne leur attention. Il ne devait pas non plus évoquer la Bataille de la Volonté Divine ni le Royaume des Sorcières. Non seulement ces évènements, vieux de plusieurs centaines d’années, seraient pour eux hors de propos mais si jamais le Prince leur révélait l’existence des Diables, il pourrait provoquer la panique. Il lui fallait trouver quelque chose qui leur tienne à cœur s’il voulait susciter l’indignation du peuple.
En d’autres termes, il devait toucher leur cœur.
Et les sorcières qui vivaient là partageaient leur vie quotidienne.
– « L’Eglise a prétendu que les sorcières étaient des servantes du Diable, des personnes immondes et malchanceuses, mais en réalité, le Pape et les Évêques hébergent eux-mêmes des sorcières dans une large mesure! », dit Roland. Il se tourna vers le Prêtre : « Ai-je raison ? »
Après un long silence, Campas répondit :
– « Oui. »
Un brouhaha monta de la foule.
– « Votre Altesse, s’agit-il vraiment d’un Prêtre de la Cité Sainte ? », demanda une voix.
– « Bien sûr », répondit le Prince en félicitant Echo du regard. « Il a été envoyé par l’Eglise au Royaume de Graycastle en tant que Saint. Tous ces documents attestent de son identité! » Roland désigna une petite table près de l’estrade : « Robe de prêtre, insigne, lettre circulaire, ce sont toutes des preuves. »
Afin de couper court à tout doute éventuel de la part du public, Écho lui rapportait les questions auxquelles il répondait ensuite. Par ailleurs, ces objets étant authentiques, Roland n’avait aucune raison de simuler.
– « Mon peuple, pour en revenir à ce que je vous disais auparavant », poursuivit le Prince, « veuillez noter que j’ai utilisé le terme ײhébergerײ ! En effet, ils rassemblent des bébés et des orphelines en provenance de toutes les régions du pays, qu’ils envoient au monastère de la Cité Sainte où ces jeunes filles sont traitées comme des animaux. Quelques-unes seulement deviennent sorcières et subissent alors un entraînement complémentaire. Les autres sont données en pâture aux croyants de l’Église comme des jouets. »
– « Non, celles-ci… » Campas leva la tête et tenta de parler, mais il pouvait à peine proférer un son.
– « Afin d’obtenir davantage de sorcières, ils hébergent des femmes sans abris en prétendant les soulager et vont jusqu’à se liguer avec les Rats des Rues pour voler des bébés! Mon peuple, je vous laisse imaginer! S’il y avait une église dans cette ville, non seulement vous perdriez Mlle Naela mais vous pourriez également perdre un membre de votre famille. Ils prétendent que les sorcières sont des esprits malins, séduits par les démons et poussent les croyants à persécuter ces femmes innocentes. Pourriez-vous tolérer que Mlle Naela se fasse prendre par ces gens ? »
– « Jamais, Votre Altesse, jamais! »
Le public bouillonnait. Les poings serrés, les gens exprimaient leur indignation contre le Prêtre.
– « Mlle Naela ne peut pas être méchante. C’est elle qui a guéri ma blessure! »
– « Je la connais depuis qu’elle est petite. C’était une camarade de classe de ma fille au collège de Mr Karl. »
– « Sans elle, je serais mort, tué par des bêtes démoniaques. Elle est l’Ange de la Première Armée. »
Roland laissa la foule exprimer son mécontentement avant de poursuivre :
– « D’après vous, pourquoi ont-ils agi ainsi ? »
La question provoqua l’agitation parmi ses sujets.
« Parce que l’Eglise avait besoin de sorcières pour maintenir sa domination! », dit le prince avant toute autre considération. « Comme vous le savez, les sorcières ont de nombreuses capacités aussi incroyables les unes que les autres! Outre le pouvoir de guérison de Mlle Naela et celui d’éliminer la peste de Miss Lily, les sorcières ont encore bien d’autres capacités capables d’améliorer nos vies. Ce sont Mlle Anna et Mlle Soraya qui ont fabriqué l’équipement de notre ville : les fusils à silex de la première armée et la machine à vapeur qui tire le chariot des mineurs, tout cela, vous le devez aux sorcières. Notre ville n’aurait jamais réussi pareil exploit sans leur contribution. »
« Cependant, toute médaille a son revers. De même qu’une épée peut servir à combattre les bêtes démoniaques ou à tuer des innocents, L’Eglise utilise les capacités des sorcières pour blesser les bonnes personnes et ceux qui ne leur obéissent pas sont considérés comme réprouvés de Dieu. Pour tout dire, la haute autorité de l’Église commet un crime odieux cautionné par leur doctrine, sans considération du fait que leur Dieu les observe. »
« Mes chers sujets, comme ce serait triste si vos enfants, kidnappés par l’Eglise, venaient à s’en prendre à vous après y avoir été incités! »
Roland se retourna, se dirigea vers Campas, déroula un long rouleau de papier et demanda d’une voix forte :
– « Avez-vous quelque chose à ajouter au sujet des accusations consignées sur ce document ? »
– « Tout… tout est vrai. »
Le Prêtre cligna des yeux, incapable d’admettre que ces paroles étaient sorties de sa bouche : « Je… je plaide coupable. »
La colère s’empara du public :
– « Il vous appartient de le juger! », cria Roland à la foule en émoi. « Pour ce délit, votre décision sera… »
– « À mort! »
– « À mort! »
– « À mort! »
Répondit le peuple d’une seule voix.
Sous les flocons de neige qui voletaient sur la ville, le peuple de Border Town venait de faire son choix.