Cette nuit-là, Roland organisa un magnifique banquet au château.

C’était la première fois que l’Association attaquait l’Eglise, et cette offensive n’avait pas été provoquée. Non seulement les jeunes filles avaient sauvé Sephora Passi mais elles étaient parvenues à capturer un Prêtre d’Hermès.

Alors que les cinq sorcières qui avaient participé à la bataille se dirigeaient vers la scène, la salle éclata en applaudissements. Roland, qui d’ordinaire buvait rarement, vida deux verres de la liqueur blanche glacée qu’Evelyne avait préparée.

Les Mois des Démons étaient longs et stressants, aussi, même s’il ne s’agissait que d’une petite victoire,  il voulait saisir cette opportunité pour faire en sorte que tout le monde se détende.

Le lendemain matin, lorsque Roland entra en titubant dans son bureau avec un horrible mal de tête, Rossignol l’attendait, assise sur la table, jambes croisées.  

– « Vous vous êtes suffisamment reposée ? » Demanda-t-il avec un sourire.

Même s’il lui avait donné son accord pour  attaquer la délégation, le Prince n’avait cessé de s’inquiéter pour elle. Il savait pourtant que la jeune femme se trouvait dans une zone spacieuse et qu’elle avait toujours la possibilité de se rendre invisible grâce à son brouillard, cependant, il ne pouvait s’empêcher de redouter un accident. Ce n’était pas un exercice mais une véritable bataille où elle aurait pu perdre la vie. C’est pourquoi en la voyant pleine d’énergie et de vie, il se sentit beaucoup mieux.

Rossignol avala son poisson séché et dit :

– « Bien sûr! Je me sens très bien à présent. »

Roland n’avait pas sitôt pris place à son bureau que la jeune femme sauta de la table où elle était assise, contourna le dossier de son siège et le serra dans ses bras.

– « Si je prenais un jour de plus pour me reposer, ce serait encore un jour où je ne vous verrais pas. »

Le Prince en fut légèrement surpris.

– « Je voulais vraiment le faire, hier, dans les jardins du château… mais je pourrais aussi bien le faire aujourd’hui », murmura Rossignol dans son oreille.

Sans lui laisser le temps de répondre, elle disparut dans la brume. Des pas résonnaient derrière la porte.

– « Votre Altesse! », cria un garde « La Marquise Passi, Seigneur de la Crête du Dragon Déchu, désire vous voir. »

– « Faites-la entrer », répondit Roland.

Il s’éclaircit la gorge et ajusta sa posture.

Sephora entra, s’inclina et s’assit devant son bureau :

– « J’ai bien étudié votre proposition. »

– « Et qu’en pensez-vous ? », demanda-t-il en lui versant une tasse de thé.

Pendant que Rossignol, Cendres et les autres sorcières étaient occupées à combattre l’Eglise, il avait fait découvrir la ville à la Marquise et pris le temps de négocier avec elle. Brièvement, le prince lui avait raconté la crise que le royaume traversait, les origines de l’Eglise, les menaces des Diables et lui avait fait part de ses projets d’avenir.

Lorsqu’elle avait entendu parler des origines de l’Eglise et découvert pourquoi celle-ci chassait les sorcières, Sephora avait écarquillé les yeux. Sans les témoignages de Tilly et d’Ayesha, elle n’aurait jamais pu croire que les sorcières avaient autrefois régné sur tout le territoire barbare. Mais par la suite, son attitude changea du tout au tout.

– « Abroger le pouvoir féodal, universaliser les lois et l’administration, interdire l’héritage et la vente des titres… Je peux comprendre ces demandes, mais… » Elle marqua une pause : « par curiosité : avez-vous réellement l’intention d’étendre cette politique à tous les territoires ? »

– « Oui, car si nous ne le faisons pas, le Royaume de Graycastle ne sera rien de plus que des grains de sable disséminés », répondit Roland. « Avant d’affronter nos derniers ennemis, il nous faut devenir aussi puissants que possible. »

– « Votre projet risque d’offenser tous les aristocrates », dit calmement Sephora, « en particulier l’interdiction de transmettre les titres par héritage. Sauf erreur de ma part, Seigneur d’un territoire est également un titre. En agissant ainsi, vous ne ferez que confirmer votre réputation de prince rebelle. »

– « C’est précisément pourquoi je ne m’attends pas à ce qu’ils cèdent volontairement », répondit-il en martelant doucement son bureau. « Étant donné l’imminence de la bataille fatidique de la Volonté Divine, le mécontentement de la noblesse n’est pas ma priorité. Il n’est pas utile de les éliminer. Si ces gens acceptent mes conditions, ils pourront conserver leurs terres, mais pas leur pouvoir féodal. Je suis persuadé qu’ils sauront prendre la bonne décision. »

La centralisation de l’autorité n’étant efficace que si la totalité du pouvoir n’était détenue que par une minorité, si le Prince laissait trop de pouvoir aux autorités locales, celles-ci pourraient menacer cette centralisation, voire sa position de dirigeant. À la différence de l’an passé, la ville était à présent en mesure de faire face à une révolution. Cela fait, il deviendrait le seul dirigeant du Royaume de Graycastle, au vrai sens du terme.

– « Apparemment, votre décision est prise »,  soupira Sephora. « Si je refuse, votre armée se chargera sans doute de me contraindre à renoncer. »

– « J’ai vraiment besoin de main d’œuvre pour réaliser mon projet », répondit Roland avec franchise. « Surtout de personnes expérimentées pour gouverner une ville. Comme je vous l’ai dit, vous conserverez vos terres  et vous pourrez fièrement révéler à votre peuple que vous êtes une sorcière sans avoir à craindre l’Eglise. » “

La Marquise demeura un moment silencieuse.

– « J’ai moi aussi une requête à vous soumettre. »

– « Parlez, je vous en prie. »

– « Lorsque vous m’aurez rendu la Crête du Dragon Déchu, je voudrais que rien ne change », dit-elle sans ambages. « Je ne vous aiderai pleinement que lorsque Timothy ne sera plus roi. »

« Malin comme réponse », pensa Roland.  « Elle évite ainsi de refuser catégoriquement tout  en se laissant la liberté de changer d’avis. Au fond, ce qu’elle tente de me dire, c’est que pour mériter son soutien, je dois lui prouver que mon projet d’unification du Royaume de Graycastle ne repose pas que sur des mots et que je suis réellement en mesure de le réaliser. »

– « Dans ce cas, marché conclu. »

Il ne se souciait guère des calculs secrets de la Marquise. Si, au printemps, son offensive se passait comme il l’entendait, il serait peut-être plus facile de renverser Timothy que de récupérer la Crête du Dragon Déchu.

– « Pendant que j’y pense, Votre Altesse », commença Sephora, hésitante. « Les sorcières vont assister à un cours ce soir et je me demande si je pourrais me joindre à elles …”

Roland fut peu surpris :

– « Ce sont des cours de base pour débutants, vous n’apprendrez probablement rien de nouveau. »

– « Je suis intriguée par leurs méthodes de calcul », dit-elle en secouant la tête. « Je n’ai encore jamais rien vu de tel. »

« Fait-elle allusion aux tables de multiplications ou aux équations algébriques ? », songea-t-il.

– « Bien sûr, si vous acceptez de rejoindre l’Association de Coopération des Sorcières. »

Après le déjeuner, Hache-de-fer se présenta à son bureau, porteur  de bonnes nouvelles.

– « Il veut parler ? », s’exclama Roland, légèrement surpris. « Déjà ? »

À en croire Rossignol, le prêtre captif était plutôt têtu.

– « Tout le monde n’a pas une volonté d’acier, Votre Altesse », répondit gravement Hache-de-Fer. « Le Peuple des Sables a des méthodes d’interrogatoire très spéciales qui endommagent très peu le corps mais détruisent l’esprit au point que certains voient la mort comme une délivrance. Il a déjà tenu plus longtemps que la plupart des gens. »

« C’est vrai », pensa-t-il. « Les espions professionnels ont non seulement une volonté extraordinaire, mais ils sont également formés pour ne pas craquer au moindre interrogatoire. Cependant, à l’époque où nous sommes, ils n’ont pas encore reçu ce type de formation. »

– « Conduisez-moi à lui », dit Roland. « J’ai pas mal de questions à lui poser. »