Jiang Xiaorou, qui ne se doutait de rien, lui décrivit les différents aspects du monde.
Yi Yun, qui s’imaginait au départ être arrivé dans un monde où l’on respectait les arts martiaux, comprit, en écoutant son récit, qu’il en avait sous-estimé l’importance.
Dans ce monde où les humains vivaient dans des villes et dans des camps tandis que la nature appartenait aux bêtes sauvages, les arts martiaux étaient littéralement vitaux, les hommes risquant à tout moment d’être attaqués lorsqu’ils sortaient pour cultiver ou chasser.
Ces monstres ayant limité les activités humaines, les citoyens manquaient de provisions.
Les guerriers hautement qualifiés représentaient une planche de salut pour les habitants, car sans leur protection, les bêtes pourraient détruire en une nuit tout un camp, voire une ville.
Malheureusement, Yi Yun et Jiang Xiaorou vivaient au cœur d’une très petite tribu sans un seul de ces guerriers pour les protéger et dans un état si précaire qu’elles risquaient à tout moment d’être détruites. Comme ces petites tribus, par manque de force, étaient incapables de cultiver ou de collecter de la nourriture, elles ne pouvaient survivre seules, aussi comptaient-elles sur les armes qu’elles fabriquaient pour des grands clans, telles des flèches ou des armures, en échange de rations et d’animaux.
Les matières premières pour les flèches étant fournies par une importante tribu, Jiang Xiaorou avait seulement pour mission de les fabriquer.
– « Rentre, Yun’er. Demain, grâce à ces flèches, je pourrai obtenir quelques rations et un morceau de viande de bête sauvage. T’en souviens-tu ? Ce sont des bêtes terriblement puissantes que seuls les grands clans sont en mesure de chasser. Leur chair procure beaucoup de force et permet, si on en mange régulièrement, de devenir très rapidement un guerrier », expliqua Jiang Xiaorou, songeant que si son frère pouvait devenir l’un d’entre eux, ce serait vraiment merveilleux.
Malheureusement, ce n’était qu’un rêve extravagant dans la mesure où ils n’avaient accès à la viande que tous les deux ou trois mois.
Dans les grandes tribus, cependant, les jeunes gens mangeaient de la viande de bête sauvage à tous les repas, mais pour eux, ce n’était pas considéré comme précieux. En effet, même si ces bêtes étaient difficiles à chasser, il suffisait d’une seule, avec ces dix mètres de haut et ses quelques tonnes, pour nourrir dix personnes pendant plusieurs années.
Ces fières élites laissaient la viande au peuple tandis qu’eux se réservaient les os, dans lesquels étaient contenue toute l’essence des bêtes sauvages. Grâce à une méthode spéciale, ils pouvaient raffiner un énorme squelette et en tirer une essence de la taille d’une fève permettant aux guerriers de dépasser leurs limites en ouvrant leurs méridiens, en stimulant leurs pulsations sanguines et en produisant divers effets bénéfiques. Tous les martialistes en rêvaient.
Bien entendu, cela restait une légende pour les familles pauvres comme celle de Jiang Xiaorou et Yi Yun car, abstraction faite de l’essence, le seul fait de raffiner un morceau d’os à l’état sauvage nécessitait de nombreuses manipulations et méthodes secrètes qu’une personne normale n’était pas en mesure de réaliser.
« Bête sauvage… Essence d’os sauvages… » marmonna Yi Yun, surpris que Jiang Xiaorou soit si bien renseignée.
Après une nuit paisible, Yi Yun fut réveillé de bonne heure par la faim, ce qui était normal puisque depuis plusieurs jours, il n’avait pris qu’un petit peu de porridge.
– « Sœurette! » Appela-t-il aussitôt.
En effet, il avait pris l’habitude de la considérer comme sa sœur et avait appris la veille que c’était ainsi qu’il avait coutume de s’adresser à elle.
– « Hé, Xiaorou, petite sœur, pourquoi es-tu… »
Il venait de réaliser que les vêtements de la jeune fille étaient tout trempés de rosée et ses yeux, à l’origine brillants, injectés de sang. Elle semblait épuisée.
À voir les deux paquets de flèches qu’elle tenait dans ses bras, il comprit aussitôt qu’elle avait passé la nuit à les terminer péniblement, à la lueur des lucioles et du clair de lune car ils étaient trop pauvres pour se permettre d’allumer une lampe.
– « Lorsque tu es tombé, j’ai pris soin de toi et ces deux derniers jours, trop occupée par ton enterrement et les rites, je n’ai pas eu le temps de fabriquer mes flèches. Aussi ai-je dû me dépêcher de les terminer sans quoi, comme c’est aujourd’hui que l’on distribue les rations, nous n’aurions rien à manger. Je vais même pouvoir te préparer de la viande de bête sauvage! Cela te remettra d’aplomb », dit-elle en lui caressant affectueusement le front.
Abasourdi, Yi Yun la regarda emballer soigneusement ses deux paquets de flèches dans un vieux tissu. Son expression reflétait la joie et la satisfaction.
Il poussa un profond soupir et serra les poings, bien déterminé à offrir une vie meilleure à cette sœur qui prenait si bien soin de lui.
– « Allons-y! L’heure est venue d’aller chercher nos rations! »
Ses deux lourds paquets de flèches sous le bras, Jiang Xiaorou s’agrippa à lui et arriva, pleine d’espoir, au camp de la Vallée du Soleil où devait avoir lieu l’échange.
L’endroit était bondé et tous avaient les yeux rivés sur l’homme en longue tunique qui se tenait sur la haute plateforme, une épée d’excellente faction pendue à sa taille.
Agé d’environ vingt-cinq ans, il siégeait majestueusement sur un fauteuil couvert de peau de bête et balayait d’un regard paresseux la foule souffrante qui s’affairait sous l’estrade.
Un homme, qui avait tout l’air d’un trésorier, enregistrait les paquets de flèches et les splendides armures de cuir que leur remettaient ces gens.
Debout près de l’homme en tunique se tenait un vieillard vêtu de jaune, tout sourire, qui arborait un air servile.
– « Les armes et les armures vous conviennent-elles, Seigneur Tao ? » Demanda ce dernier en s’inclinant, le visage ridé.
Pour toute réponse, l’homme en robe le regarda en reniflant mais malgré son air méprisant, le vieil homme continua de sourire sans rien révéler de ses pensées.
Emissaire d’une grande tribu, le Seigneur Tao n’était pas quelqu’un de spécial aux yeux des siens, c’est pourquoi il avait été désigné pour collecter les armes. Mais pour le vieillard à la robe jaune, c’était une personnalité de haute importance.
En échange des flèches qu’elle avait apportées, il fut remis à Jiang Xiaorou deux petites tablettes de bois qu’elle serra fermement dans ses mains moites tandis que ses joues s’empourpraient. Ces tablettes représentaient toutes leurs rations à elle et son frère.
Un quart d’heure plus tard, toutes les armes et armures étaient chargées dans un grand chariot tiré par deux gros chevaux à cornes.
Le Seigneur Tao parcourut tranquillement les registres et lança un grand coffre de bois à l’ancien en robe jaune avant de s’en aller, accompagné de ses subordonnés.
Courtois, ce dernier le regarda partir en souriant, puis reprit aussitôt un air digne.
– « Patriarche », s’écrièrent les membres de la tribu, impatients, « procédons à la distribution s’il vous plaît! »
– « Oui! Nous n’avons pas vu de viande depuis des mois! »
Les gens commençaient à crier, impatients de récupérer leurs rations pour pouvoir manger une fois rentrés chez eux.
– « Silence! » Ordonna le vieillard en calmant la foule d’un geste de la main.
Jamais Yi Yun n’aurait pu penser que ce vieil homme plutôt mou puisse être le Patriarche.
– « Puisque vous êtes tous si impatients, distribuons les rations! »
Il avait à peine terminé sa phrase que quelques costauds s’approchèrent avec des sacs tirés d’un entrepôt qu’ils empilèrent devant lui.
– « Quelque chose ne va pas Patriarche. Pourquoi y a-t-il si peu cette fois-ci ? »
– « Ouais! Il y en a beaucoup plus d’habitude! »
– « Et pourquoi ne voyons-nous pas de bêtes ? »
Beaucoup se mirent à protester. Alors qu’ils leur avaient remis plus d’armes que les années précédentes, voilà que non seulement les rations étaient réduites de moitié, mais les animaux avaient également disparu.
– « Le clan tribal Tao va trop loin, comment peuvent-ils nous renvoyer avec si peu ? »
– « Patriarche, qu’est-ce que cela signifie ? »
Voyant que la foule était de plus en plus agitée, le vieillard à la robe jaune grogna :
– « Taisez-vous! Vous n’allez pas tarder à comprendre. Nous allons procéder à la distribution : remettez vos tablettes pour obtenir ce qui vous revient! »
Il avait dit cela avec une telle force que beaucoup de mécontents se turent aussitôt. Cet homme était un guerrier et, quoique combattant de Sang Mortel de rang inférieur, il restait indiscutablement le pilier de la tribu, si bien que peu osaient le défier.
– « Que l’on remette d’abord leurs rations aux guerriers du camp militaire de réserve! »
Il agita la main et aussitôt s’avança un groupe d’hommes de quinze à quarante ans, vêtus de peaux de bêtes. De forte carrure et musclés à force de s’entraîner, ces jeunes gens, qui avaient été choisis en raisons de leur excellente condition physique, étaient l’espoir de la tribu. En dehors de l’entraînement, ils chassaient de temps à autre mais ne fabriquaient ni flèches ni armures et ne cultivaient pas la terre.
En outre, tout ce qui pouvait leur être bénéfique, comme la nourriture, était remis en priorité aux guerriers de ce camp de réserve dans la mesure où si l’un d’entre eux devenait un combattant de niveau supérieur, ce serait une grande richesse pour la tribu. Outre leurs compétences en matière de protection, les guerriers de haut niveau étaient extrêmement rentables étant donné qu’ils étaient suffisamment forts pour pouvoir chasser en plein nature. Comme quelques bêtes sauvages suffisaient à nourrir toute la tribu pendant des jours, on pouvait dire sans exagération qu’un seul guerrier de haut niveau serait en mesure de soutenir une petite tribu!
Le camp des guerriers de réserve comptait plusieurs dizaines d’hommes et bien qu’ils n’eussent pas de tablettes, étant donné qu’ils ne prenaient pas part à la fabrication, ils reçurent tout de même chacun un gros sac de nourriture.
La quantité, déjà infime, de rations eut tôt fait de diminuer du cinquième et comme les personnes qui n’avaient pas encore reçu leur part étaient beaucoup plus nombreuses que ces guerriers en formation, il était à prévoir que beaucoup souffriraient de la faim.
Debout près de Jiang Xiaorou, Yi Yun, le visage pâle, serrait fermement sa tablette de bois. S’ils n’obtenaient pas leur part de nourriture, leurs jours seraient comptés.
À la vue des visages graves tandis que les guerriers recevaient leurs rations habituelles, il devint évident qu’il n’y en aurait pas assez pour tout le monde.
– « À présent, que les familles comptant au moins un homme de premier rang viennent chercher leur dû! »
Dans ce monde où les arts martiaux étaient vitaux, les hommes qui n’appartenaient pas au camp de formation militaire recevaient des parts proportionnelles à leurs compétences.
Pour être considéré comme un homme de premier rang, il fallait passer un simple test qui consistait à soulever un poids de 150 kilogrammes.
Le niveau auquel ils l’élevaient déterminait leur rang.
Avec un soupir de soulagement, les familles concernées se précipitèrent pour récupérer leur part. Les tablettes de bois faisant simplement partie du spectacle, ces foyers reçurent beaucoup moins que d’habitude, mais c’était mieux que rien.
D’autant qu’en temps normal, ces ménages, mieux lotis que les autres, avaient toujours un surplus de nourriture, aussi ce ne serait pas un grave problème pour eux de devoir se rationner un peu dans les jours à venir.
– « Que les familles comptant au moins un homme de second rang s’avancent! » Appela alors le vieillard, totalement différent à présent, avec son air froid, de celui qui s’inclinait devant le fameux Seigneur Tao.
Étaient considérés comme hommes de second rangs ceux qui s’avéraient capables de soulever environ 125 kilogrammes.
Ceux-ci reçurent des rations considérablement réduites.
Les réserves s’épuisaient rapidement et à chaque sac qui disparaissait, Jiang Xiaorou, de plus en plus pâle, serrait dans ses mains crispées et moites la tablette de bois.
Le problème n’était plus de savoir s’ils recevraient moins de sacs. C’était à présent une question de vie ou de mort car sans nourriture, ils mourraient de faim!
Elle qui, au départ, attendait avec impatience cette distribution dans l’espoir d’obtenir un morceau de viande pour fortifier Yi Yun, voilà qu’il y avait même plus de rations normales.
– « Les familles comprenant au moins un homme de troisième rang, venez chercher vos rations! »
Les réserves diminuant encore, Jiang Xiaorou retenait son souffle.
Le vieillard en robe jaune fronça les sourcils : il ne restait presque plus de nourriture et bon nombre de gens n’avaient pas encore été servis. Il était à prévoir que dans les mois à venir, beaucoup seraient condamnés à mourir de faim.
Mais pour le bien de la tribu, pour saisir cette opportunité en or, le vieil homme était bien obligé d’endurcir son cœur et de sacrifier les faibles.
Les conditions étaient telles que les gens mouraient fréquemment de faim ou de maladie, entraînant une espérance de vie moyenne effrayante.
– « Les autres à présent! »
À ces mots, toute une foule se précipita et fit tomber Jiang Xiaorou qui, blessée, poussa un cri.
Cependant, elle ne lâcha pas sa tablette de bois, comme si de cet objet dépendait sa vie.
– « Xiaorou! Sœurette! » S’écria Yi Yun qui traversa aussitôt la foule pour venir la relever. « Tout va bien ? » Demanda-t-il en lui prenant la main, bouleversé à l’idée que cette foule aurait pu la tuer en la piétinant.
– « Un peu d’ordre, voyons! Cessez donc de pousser! Former une file, l’un derrière l’autre! » Cria le vieil homme, la voix empreinte d’une énergie telle qu’aussitôt, la foule se calma.
Personne, en effet, n’aurait osé le défier car en tant que chef de tribu, il détenait le pouvoir absolu et exécuterait sur le champ quiconque aurait l’audace de désobéir.
Les gens firent donc la queue pour ces maigres rations. Mais très vite, il ne resta plus rien alors que beaucoup n’avaient pas reçu leur part.
Jiang Xiaorou en fut désespérée. Comment allaient-ils pouvoir survivre sans nourriture ?
– « Wang Long, va chercher un peu de nos réserves », ordonna le vieil homme à un grand costaud, un parent à lui. »
– « Tout de suite, Patriarche », répondit l’interpelé qui partit sur le champ et revint presqu’aussitôt avec un petit panier de céréales.
Alors que sur Terre, la consommation de céréales est une source de vitamines, donc de santé, ce n’était pas du tout le cas dans ce monde où ce qu’ils appelaient grains n’était que les résidus de céréales restant après mouture, mélangés à du son de blé. Très difficile à avaler et à digérer, cet aliment avait un goût affreux.
En outre, ces céréales pauvres en nutriments fournissaient deux fois moins d’énergie que les rations normales. Ceci dit, c’était mieux que rien aussi la foule dut-elle se contenter de ces maigres portions. Comme Jiang Xiaorou se trouvait parmi les dernières de la file, lorsqu’arriva son tour, il ne restait presque plus rien.
Elle remit donc ses deux tablettes de bois trempées de sueur et reçut en échange deux minuscules sacs de céréales de la taille d’une paume. En admettant qu’ils les consomment sous forme de bouillie, ces rations ne dureraient pas plus de dix jours.
Abasourdie, Jiang Xiaorou restait là, ses deux petits sacs à la main, refusant d’accepter la fatalité. Allaient-ils mourir de faim alors que son frère venait à peine de revenir d’entre les morts ?
– « Ne reste donc pas là! Tu bloques le passage! » Gronda l’homme chargé de la distribution, impatient de la voir s’en aller.
Jiang Xiaorou sentit la colère monter en elle. Elle avait travaillé toute la nuit d’arrache-pied pour fabriquer ses flèches, tout ça pour cette misérable portion!
Cette fragile jeune fille serra donc les dents et affronta audacieusement ces hommes forts qui, dans la tribu, faisaient autorité.
– « Je vous ai remis deux paquets de flèches et au lieu de mes rations, je n’ai droit qu’à deux misérables portions de céréales grossières! »
L’homme chargé de la distribution du grain en resta stupéfait. Jamais il n’aurait imaginé qu’une jeune fille ait l’audace de lui demander des comptes!
– « Tu ne connais pas les règles ? Tu n’es qu’une enfant et, qui plus est, une fille. Il n’y a pas d’homme chez toi, aussi tu n’as pas besoin de manger beaucoup, ce serait du gâchis. »
Dans ce monde, en effet, les petites tribus favorisaient les hommes dont la force représentait un avantage non négligeable, alors que dans les grandes, qui avaient la chance d’avoir à leur disposition beaucoup de bêtes sauvages et d’os, la différence entre les sexes importait moins.
Ceci dit, rares étaient les femmes à avoir la force d’un homme.
Se sentant méprisée, Jiang Xiaorou, furieuse, s’écria :
– « Et qui a dit qu’il n’y avait pas d’homme chez moi ? Tenez, en voici un! » Dit-elle en agrippant la main de Yi Yun.