Roland, satisfait, regarda le second navire de ciment glisser dans l’eau sous les acclamations bruyantes de ses sujets.
Les deux bateaux, qui paraissaient simples en termes de structure, étaient en réalité beaucoup mieux que le Little Town. Un solide cadre de renforcement en acier avait été ajouté à la structure interne et la qualité du ciment s’était considérablement améliorée, rendant les navires nettement plus résistants.
Pour accélérer le processus de construction navale, Roland, lors de la conception de la coque, avait prévu les emplacements destinés aux machines à vapeur, aux mécanismes de transmission et aux roues à aubes. De cette façon, il ne restait plus aux ouvriers qu’à souder des boulons sur les composants métalliques, assemblant les pièces comme s’il s’agissait d’un puzzle.
De plus, le moule, autrefois en maçonnerie, était à présent fait de fer, ce qui garantissait au béton coulé une densité élevée, améliorant ainsi les performances d’étanchéité du bateau, mais également l’uniformité des coques, ce qui permettait d’éviter les erreurs lors de l’installation du système d’alimentation. Avant d’obtenir un moule parfait, Roland avait mis au rebut sept ou huit échantillons d’essai. Heureusement, ils ne manquaient plus de ciment, les machines à vapeur ayant remplacé la main-d’œuvre de la meule de pierre jusqu’à l’alimentation du four. C’était le seul projet industriel à grande échelle de Border Town qui ne reposait pas sur les capacités des sorcières.
Les matériaux abondaient, les moules étaient fiables et les ouvriers qualifiés. Le seul facteur qui limitait la fabrication des coques était le taux de durcissement du ciment. Cependant, grâce à la capacité d’accélération des réactions de Page-Blanche, il ne fallait plus qu’une journée au lieu de deux mois pour pouvoir mettre à l’eau le navire en ciment. En d’autres termes, le chantier naval pourrait lancer un navire non motorisé tous les deux ou trois jours si Roland le souhaitait.
Si la fabrication des machines à vapeur pouvait être aussi rapide que la formation de l’équipage, il pourrait, en un laps de temps très court, développer une importante flotte de transport et la rivière toute entière serait remplie de ses propres bateaux en ciment.
C’était là tout le charme de l’industrialisation.
La coque terminée, l’étape suivante consistait à installer les unités de puissance. L’équipement mécanique étant à peu de choses près le même que celui des bateaux modifiés de la Chambre de Commerce de la Baie du Croissant de Lune, les artisans avaient déjà une expérience pratique. Roland n’avait aucune inquiétude à ce sujet.
– « Je ne comprends pas : pourquoi avez-vous dit tout cela à vos sujets ? » Demanda Rossignol.
– « Pour promouvoir le pouvoir national », répondit Roland.
– « Pardon ? »
– « Je veux qu’ils soient conscients des importants changements qui se sont produits dans cette ville », dit le Prince en se caressant le menton. « Vous n’auriez sans doute jamais pensé qu’un bateau de pierre puisse flotter sur l’eau avant de voir le Little Town. Il en va de même pour mes sujets : après avoir réalisé l’impossible, ils comprendront mieux ce qu’est la communauté. Il se pourrait même qu’ils finissent par croire qu’il n’y a rien qu’ils ne puissent réaliser. »
– « Je ne comprends pas très bien », dit Rossignol, un peu confuse.
– « Voyez-le simplement comme un moyen de propagande, cela suffira » répondit Roland.
À cette époque, les aristocrates ne se mêlaient aux roturiers que lors de grands événements ou de cérémonies, presque toujours liés à la noblesse. Si ce n’était pour la nourriture gratuite, bon nombre de gens du peuple n’y assisteraient pas. Néanmoins, étant donné que ces bateaux de ciment étaient le résultat du travail de centaines d’ouvriers, ceux-ci faisaient partie des festivités.
Après avoir été témoins de miracles, les membres du territoire développeraient progressivement leur confiance et leur sens de l’identité, ce que les générations futures appelleraient la ײmentalité de superpuissance ». Lorsqu’un territoire devient puissant et prospère, la mentalité de ses sujets connaîtra inévitablement des changements positifs.
Une semaine plus tard, Roland rencontrait au château plus de vingt citadins qui avaient postulé pour être capitaine.
Le nombre annoncé par Barov l’avait surpris dans la mesure où il ne s’attendait pas à ce qu’il y ait autant de ײtalents de premier ordreײ parmi les réfugiés que la ville avait accueillis. Mais lorsqu’il lut le rapport détaillé, le Prince ne put s’empêcher de rire. Il y avait parmi eux un certain nombre de pêcheurs qui exploitaient des radeaux et de petits bateaux de pêche et même des bateliers qui gagnaient leur vie en proposant des services de traversiers. En un sens, ils pouvaient être considérés comme des ײcapitainesײ.
Parmi tous les requérants, trois seulement avaient l’expérience de l’exploitation de sloops fluviaux. L’un d’entre eux affirmait qu’il était commandant d’une flotte marchande et avait longtemps gagné sa vie en mer.
Roland réfléchit un moment, puis décida de tous les engager.
Les bateaux à vapeur appartenaient à un système complètement différent de celui des voiliers. Même un capitaine expérimenté n’apprendrait pas nécessairement le fonctionnement des bateaux à aubes aussi rapidement. De plus, lui-même ne sachant rien de l’exploitation d’un bateau, il était préférable qu’ils apprennent sur le tas.
Partant de zéro, il devait être déterminé et avoir le courage de découvrir.
– « J’ai examiné vos expériences », lança Roland en regardant les hommes agenouillée dans la grande salle. « Si je vous ai convoqués aujourd’hui, c’est pour vous annoncer que vous avez réussi l’évaluation préliminaire. Vous aurez l’honneur de former le premier groupe de capitaines stagiaires. Relevez-vous, je vous prie. »
– « Oui Votre Altesse. »
Tous se relevèrent et se regardèrent les uns les autres. Le terme de ײcapitaine stagiaireײ les déconcertait quelque peu.
Le Prince prit alors l’initiative de leur donner des explications :
– « Être stagiaire signifie que votre engagement n’est pas encore reconnu. Vous ne percevrez que la moitié du salaire indiqué jusqu’à ce que vous montiez officiellement à bord, c’est à dire dix Royals d’argent par mois. Votre période d’apprentissage sera de deux mois durant lesquels vous vous familiariserez avec la performance, le mode et les procédures opératoires du nouveau bateau. Cette formation sera suivie d’un mois d’essai au cours duquel vous serez évalués en fonction de votre capacité d’apprentissage. Seules les personnes qualifiées seront promues au rang de capitaine officiel et toucheront leur plein salaire. Ceux à qui ces conditions ne conviennent pas peuvent partir maintenant. »
Personne ne bougea. Au bout d’un moment, un vieil homme demanda soudain :
– « Votre Altesse, qui sera chargé de nous former et de nous évaluer pour savoir si nous avons les compétences requises ? »
Roland le regarda avec grand intérêt. Cet homme était celui qui prétendait être un commandant de flotte expérimenté. Il s’appelait Kakusim et si le Prince avait bonne mémoire, il était parent avec le policier qui avait découvert le complot d’assassinat deux mois auparavant. À en juger par le ton du vieil homme, Roland avait le sentiment que personne n’était qualifié pour lui apprendre à manœuvrer un navire. Et en effet, c’était le cas.
– « Vous serez vous-mêmes vos propres professeurs », répondit le Prince.
Ces mots firent sensation dans le groupe.
– « Votre Altesse, qu’est-ce que cela signifie ? », demanda Kakusim, confus.
– « Que savez-vous sur les machines à vapeur ? » Dit Roland, répondant à une question par une autre.
Comme il s’y attendait, personne n’était en mesure de répondre.
« Le bateau à vapeur est tout nouveau, dans tous les sens du terme. Votre expérience passée ne vous sera guère utile, aussi il vous faudra découvrir et comprendre par vous-même. Bien entendu, j’enverrai les artisans de l’usine de moteurs à vapeur pour vous aider à vous familiariser avec ces machines. » Il marqua une courte pause avant d’ajouter : « Quant au principe d’évaluation, il est très simple : ceux qui seront en mesure de manœuvrer le bateau avec une équipe de marins et de remplir une mission de transport seront considérés comme qualifiés. »
Même si le dicton « Il faut dix ans pour construire une armée et cent ans pour une marine » était légèrement exagéré, il était représentatif de la difficulté pour y arriver. Si ces hommes parvenaient à maîtriser le fonctionnement du bateau à vapeur, ils favoriseraient à coup sûr le développement d’un important groupe de marins compétents au service de la Région de l’Ouest. Ces équipes pourraient être directement employées par la suite lors de la construction des canonnières à vapeur en eaux peu profondes.
Il était curieux de savoir quel genre de marine formeraient ces équipages associés à l’artillerie.