Ferlin connaissait bien les sous-sols du manoir Eltek.
Lorsqu’il était jeune, cet endroit était son terrain de jeu personnel. Il prenait un immense plaisir à fouiller dans les boites poussiéreuses pour y découvrir toutes sortes d’étranges artefacts. Evidemment, son père, qui lui donnait souvent le fouet pour cette raison, avait fini par lui interdire d’y descendre, mais Ferlin trouvait toujours un moyen pour s’y faufiler.
Sir Eltek le conduisit dans la pièce de pierre la plus éloignée. Les quatre murs étaient entourés de cristaux bleus pâles de la taille d’un poing. Instinctivement, Ferlin prit une grande bouffée d’air froid. Il découvrit à sa grande surprise que chaque bloc de cristal était en réalité une Pierre du Châtiment Divin de haute qualité. Etant jeune, il n’en était pas conscient mais à présent, il comprenait ce que cela signifiait. Les pierres magiques de haute qualité valaient beaucoup d’argent. Des cristaux de cette taille devaient être estimés cinq ou six cents Royals d’or pièce.
La famille Eltek est-elle réellement si riche ?
Il se rappela soudain que c’était dans ces soubassements qu’il avait trouvé la fameuse carte au trésor.
Des boîtes avaient été disposées en cercle dans la salle aux pierres. Tout était conforme à ses souvenirs. Sir Eltek sortit un paquet de clés de sa poche. On entendit un grincement et le coffre s’ouvrit dans un nuage de poussière.
Ferlin retint son souffle et regarda à l’intérieur. Le coffre de bois, qui était divisé en plusieurs couches, ressemblait aux coffrets de beauté qu’utilisaient les jeunes femmes nobles. Sur chacune des couches reposaient des pierres précieuses de différentes couleurs.
– « De quel ancêtre cela provient-il ? »
– « Il y a longtemps que je ne suis pas venu ici », dit Sir Eltek. Il soupira : « À chaque fois, la vue de ces pierres magiques me rappelle les événements passés dont mes ancêtres m’ont parlé. »
– « Des pierres magiques ? » Demanda Ferlin, surpris.
– « Oui, ce sont des trésors que seules les sorcières peuvent utiliser », répondit son père. « C’est une longue histoire. Notre famille s’est construite sous la bénédiction d’une sorcière. »
Il entreprit de lui raconter l’histoire de sa famille. Certains détails différaient de ce que Ferlin avait entendu lorsqu’il était enfant. En réalité, le premier ancêtre des Eltek n’était pas originaire de la Région de l’Ouest mais des lointaines Terres Barbares au-delà de la Chaîne des Montagnes Infranchissables.
Les yeux de Ferlin s’élargirent progressivement. Il n’aurait jamais imaginé que ce portrait dissimulait un secret aussi incroyable.
– « Ayesha, l’ancestrale fondatrice de notre famille, avait établi avec d’autres sorcières un immense royaume. Autrefois, les sorcières faisaient partie de la classe dominante, tout comme l’aristocratie aujourd’hui. C’est une offensive de Diables tout droit sortis des Enfers qui a conduit à l’extinction de ce royaume. Au cours de la bataille finale, les survivants, en fuyant, se sont dispersés. À la tête d’un groupe, Ayesha a pris la fuite en direction de la tour de pierre qui se trouve dans la Forêt aux Secrets pour récupérer du matériel expérimental tandis qu’un autre groupe de personnes suivait les troupes à Graycastle. À cette époque, la terre sur laquelle le royaume a finalement été construit était encore stérile et désolée. »
– « Notre ancêtre faisait-il partie de l’autre groupe ? » Demanda Ferlin d’une voix rauque.
– « En effet. En tant qu’intendant d’Ayesha, il était supposé la suivre dans la forêt, mais il se ravisa et suggéra de rester en arrière pour s’occuper du matériel, ce que sa maîtresse accepta », dit Sir Eltek d’une voix profonde. « Je pense que vous savez ce que cela signifie. »
Ferlin hocha la tête. L’intendant était généralement la personne en qui la maîtresse avait la plus grande confiance après ses parents. La plupart du temps, il était tenu de l’accompagner partout, à moins qu’elle ne lui donne un ordre contraire. En un sens, en proposant de partir, il avait trahi sa maîtresse même si celle-ci ne s’y était pas opposée.
– « En arrivant dans la Région de l’Ouest, il a commencé à regretter et a consigné ses sentiments dans un livre. »
Sir Eltek sortit un livre noir d’une autre boîte et le tendit à son fils : « Sa maitresse n’étant jamais revenue, il s’est séparé de l’Union. Il a quitté le camp des réfugiés et accompagné de quelques serviteurs, s’est installé sur ce terrain qui n’avait encore jamais été cultivé. »
Ferlin prit le livre noir mais ne l’ouvrit pas. Son esprit était en proie à une pensée inquiétante :
– « Dois-je comprendre que, depuis le début, vous saviez que tout ce que faisait l’Église était mauvais ? »
Si les sorcières, autrefois, avaient combattu les démons, pourquoi étaient-elles à présent considérées comme des suppôts du Diable ? Il y avait certainement beaucoup plus de secrets qu’on pourrait le penser à première vue.
– « Je le savais, mais je ne pouvais rien faire », répondit calmement Sir Eltek. « Si une sorcière venait à être découverte sur notre territoire, il est certain que je l’aiderais à se cacher, mais au sein de la Forteresse, je ne pouvais pas le faire à cause du Duc Ryan. Sa haine des sorcières surpassait celle que l’Eglise leur vouait. À en croire les écrits de certains de nos ancêtres, il est évident qu’ils ont agi comme moi… sauf qu’ils n’ont jamais informé les survivants de ce qu’il était advenu du royaume des sorcières. »
– « Ces survivants sont-ils encore dans la famille ? »
– « Bien sûr que non. À l’heure qu’il est, tous sont morts et enterrés. » Il écarta les mains. « Il était très rare de vivre jusqu’à 60 ou 70 ans et ce n’étaient que des hommes, ils ont vieilli et sont décédés. »
– « Pourtant, vous pensez que notre première ancêtre pourrait être encore en vie. »
– « Ce n’est qu’une possibilité. Les sorcières ont de nombreuses capacités mais une chose est sûre : elles ne peuvent pas avoir d’enfants. D’où ma supposition. »
Ferlin réfléchit un court instant puis changea de sujet :
– « Nos ancêtres n’ont-ils jamais pensé à rechercher Ayesha, notre fondatrice, dans la forêt aux Secrets ? »
– « Plus facile à dire qu’à faire », répondit son père. « Si les sorcières elles-mêmes n’ont jamais pu revenir saines et sauves, à plus forte raison les simples mortels, en entrant dans cette forêt, étaient certains de jouer avec la mort. Il y a quatre cents ans, la Région de l’Ouest n’était qu’une terre sauvage, une jungle peuplée de bêtes. C’est pourquoi nos ancêtres ont bien écrit dans leur testament qu’ils espéraient qu’un jour, un descendant entrerait dans la tour de pierre de la Forêt aux Secrets, ne serait-ce que pour y jeter un coup d’œil. »
Lumière du Matin inspira profondément et ouvrit le livre couvert de poussière. Dès la première page, il ressentit le regret qui filtrait entre les lignes. Une grande partie de l’écriture avait disparu au fil du temps, c’est peut-être justement ce qui rendait les sentiments de ses ancêtres encore plus poignants. Après avoir longuement lu, il sauta directement à la dernière page où étaient écrits les testaments, qui s’apparentaient davantage à des vœux non réalisés.
Selon toute vraisemblance, c’était cette page qui avait profondément ému son père cette fameuse nuit où il l’avait vu ivre.
En tant qu’ancien chevalier, il pouvait comprendre cela.
– « Voulez-vous que je vous aide à la retrouver ? » Demanda Ferlin après un bref silence. « S’il s’agit bien d’Ayesha, elle doit séjourner au château du Prince. Pour autant que je sache, bon nombre de sorcières vivent là-bas. »
– « Les sorcières vivent toutes au château ? »
Plongé dans ses pensées, le père du chevalier répondit : « Il n’est pas étonnant que la Forteresse de Longsong ait publié il y a quelques jours une annonce pour recruter des sorcières. De toute évidence, Son Altesse a l’intention de se faire l’ennemi de l’Eglise. » Secouant la tête, il ajouta : « Non, vous n’aurez pas à la chercher. »
Surpris, Ferlin demanda :
– « Vous ne voulez pas la voir ? »
– « Où avez-vous vu qu’un ancêtre rendait visite à un descendant ? » dit en riant Sir Eltek. « Bien sûr que c’est à nous d’aller la voir. »
– « N … nous ? »
– « En effet. Je vous accompagne à Border Town. »
Le père se caressa le menton et sourit : « Emportez tout ceci avec vous. S’il s’agit vraiment d’Ayesha, la dernière volonté de nos ancêtres pourra enfin se réaliser. »