– « Elle partirait… de la Région de l’Ouest ? » s’exclama Margaret, surprise. « Je ne savais pas qu’il y avait un port maritime par ici. »
– « Il n’y en a pas encore, mais nous pouvons en construire un. »
Son interlocutrice écarquilla les yeux :
– « Votre Altesse, êtes-vous sérieux ? »
– « Bien sûr! Et nous devrions être en mesure de commencer les travaux d’ici le printemps prochain », répondit Roland, le sourire aux lèvres.
À cette époque, tous les ports, sans exception, étaient naturels. Les projets de construction nécessitant la transformation du paysage, tels que les ports artificiels, étaient pratiquement impossibles.
Mais maintenant qu’il avait obtenu le plein appui de Tilly, il lui suffirait d’attendre que la construction de logements soit terminée sur l’Île Dormante, après quoi Lotus reviendrait. D’ici là, les bêtes démoniaques auraient certainement disparu. Ce serait le bon moment pour commencer les travaux.
Il se leva et désigna une carte accrochée derrière lui :
– « Au sud de Border Town se trouve un rivage où la profondeur de l’eau est idéale et la superficie très convenable, suffisante pour toutes les installations requises par le port. Il suffira de faire quelques modifications et d’aplanir les crêtes le long de la côte, après quoi je serai en mesure de transporter des marchandises de l’intérieur jusqu’au port. »
– « Modifier le rivage… et aplanir les crêtes ? Pourquoi, présentés par vous, des projets aussi surprenants me paraissent-ils si simples ? » Dit Margaret, intéressée. « Mais avez-vous une flotte marchande ? Vous n’êtes sans doute pas sans savoir que les navires maritimes sont très différents des bateaux fluviaux. »
– « Pas pour le moment », répondit Roland en écartant les mains. « C’est une des raisons pour lesquelles j’espère que vous accepterez de participer. »
– « En vous fournissant les navires ? »
– « Vous serez également responsable de l’expédition et de la vente », ajouta le Prince. « La Région de l’Ouest ne fournira que les marchandises. »
Cela revenait à posséder l’exclusivité des droits de distribution dans la région des fjords et Margaret, avec son expérience, saurait pressentir les bénéfices potentiels. S’il créait sa propre flotte marchande et vendait lui-même des marchandises aux Fjords, Roland gagnerait davantage d’argent. Cependant, le Prince ne voulait pas dépenser trop d’énergie et de main-d’œuvre dans ce domaine. Ce qui lui importait, était d’obtenir des fonds afin de développer au plus vite son territoire. Lorsque l’accumulation primitive du capital serait terminée, ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il n’introduise le crédit.
Comme prévu, la femme d’affaires cligna des yeux et demanda avec enthousiasme :
– « Vous me confieriez toutes ces responsabilités ? »
– « Si votre prix est raisonnable », acquiesça Roland. « Si vous êtes disposée à prendre en charge le commerce extérieur de la Région de l’Ouest, occidentale, nous pouvons discuter des détails sans attendre. Le secteur commercial sera limité aux fjords et le prix de vente ne devra pas être inférieur à celui auquel nous vendons actuellement à la caravane de la Baie du Croissant de Lune. »
– « C’est sûr! Le bateau à vapeur, qui ne nécessite pas l’énergie éolienne pour naviguer en continu, contribue à ce que les équipes de négociation maritime se disputent et achètent des marchandises à des prix élevés », répondit-elle avec assurance. « Si vous vendez directement aux îles des Fjord, je suis confiante dans le fait de réussir à doubler les prix. »
« Nous partagerons les bénéfices », dit Roland. « Et ce n’est pas tout. Je n’ai pas que les machines à vapeur. Il y a également ceci. » Il frappa dans ses mains et aussitôt, un garde qui attendait dans le couloir entra, un plateau à la main. Sur ce plateau se trouvaient plusieurs flacons de cristal étincelants de la taille d’un pouce.
– « C’est… »
– « Ouvrez et sentez. »
Curieuse, Margaret retira le bouchon et respira. Aussitôt, son regard s’illumina :
– « Mon dieu, vous avez réussi à créer du parfum! »
– « Je me demande comment il est, comparé au parfum créé par l’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi. »
– « Il me paraît plus fort. » Elle se leva et scruta le flacon : de toute évidence, il lui plaisait beaucoup. « Est-ce l’atelier d’alchimie de Border Town qui l’a fabriqué ? »
– « Oui et non », répondit Roland.
Il prit un flacon et le posa sur la paume de sa main. Conformément à ses exigences, les flacons de parfum avaient été conçus à partir de cristaux d’une transparence exceptionnelle et chacun d’eux avait la forme d’un prisme hexagonal. Lorsqu’on faisait tourner doucement le flacon sous la lumière, le parfum prenait différentes nuances, ce qui était extrêmement esthétique. Si l’on se fiait au concept de vente des générations futurs, un bel emballage améliorait considérablement la qualité du produit. Etant donné que ce parfum devait tenir lieu de produit phare pour ouvrir le marché des Fjords, il y avait apporté le plus grand soin sous tous les aspects.
Comparé à la machine à vapeur, le parfum pouvait être considéré comme une véritable marchandise à bas prix. Lorsqu’Evelyne s’était aperçue que la liqueur blanche particulièrement piquante était également un type d’alcool, elle s’était mise à produire continuellement des alcools fortement concentrés, allant jusqu’à sauter la dernière étape de la distillation. Quant aux roses et autres fleurs merveilleusement odorantes, Leaves se chargeait d’en tirer des huiles essentielles. Deux ou trois tiges suffisaient pour obtenir un flacon d’alcool au riche parfum floral.
– « Si cela vous fait plaisir, je vous fais cadeau de ces quelques flacons », dit-il en reposant le parfum sur le plateau.
– « Vraiment ? » Margaret sourit : « Dans ce cas, je vais être franche avec vous. J’ai entendu dire que ceci se vendait à prix d’or dans les Fjords…
Il faut savoir que l’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi ne vend chaque année qu’un stock très limité de parfums. Le millier de bouteilles fabriquées ne parvient pas à satisfaire la demande, et une grande partie des parfums vendus dans les autres régions est ensuite revendue dans les Fjords qui en font une grande consommation en raison de l’odeur de poisson qu’ils portent sur eux. Un flacon acheté 5 Royals d’or peut être revendu jusqu’à quinze ou vingt Royals d’or dans les Fjords. »
Margaret fit une pause et poursuivit : « Je me demande, combien de flacons de parfum votre Atelier d’Alchimie pourrait produire par an… »
– « Si les matières premières sont suffisantes, il pourrait produire environ dix fois la quantité produite par l’Atelier de la capitale », répondit Roland en minimisant délibérément le chiffre réel. Il ne tenait pas à vendre ce produit très rentable comme s’il s’agissait de choux pour ne gagner que quatre ou cinq mille pièces d’or par an. Avec la machine à vapeur, le parfum était son produit phare, aussi Roland espérait pouvoir en tirer un bénéfice similaire.
La femme d’affaires resta longtemps silencieuse, puis se leva :
– « Décidément, votre territoire est plein de surprises. »
– « Cela signifie-t-il que vous êtes disposée à gérer la vente de ces produits ? »
– « Bien sûr, Votre Altesse », répondit-elle en saluant. « J’aurais bien tort de refuser une opportunité aussi rare. »
Le but global ayant été atteint, Barov fut chargé de négocier les détails spécifiques et les conditions contractuelles. Roland retourna à son bureau dans l’intention d’écrire une lettre à Théo, toujours caché dans la Cité du Roi.
Que ce soit pour lancer une attaque en vue de renverser Timothy ou pour ouvrir une nouvelle route commerciale, il allait falloir agir judicieusement.
Roland ne voulait pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Si l’attaque se résolvait par un échec, le Prince entendait pouvoir continuer à se procurer du salpêtre.
Le seul moyen d’arriver à ses fins était d’en produire lui-même.
Dans la lettre, non seulement il informait Théo de son intention d’attaquer Timothy mais il le pressait également de contacter les usines de nitre autour de la capitale afin d’engager une équipe de travailleurs spécialisés et de les envoyer dans la Région de l’Ouest.
Cette année, la vie n’était certainement pas rose pour les marchands de salpêtre. Non content d’interdire les exportations, Timothy obligeait les marchands à vendre à bas prix pour l’Atelier. En conséquence, les bénéfices des champs de salpêtre avaient considérablement diminué. Roland était persuadée qu’à partir du moment où il leur offrirait un salaire suffisant, des usines entières seraient prêtes à travailler pour lui.
La production de salpêtre n’était pas compliquée. La population de Border Town qui ne cessait d’augmenter, étant en mesure de satisfaire la quantité de fumier requise par les champs de salpêtre, toutes les conditions étaient réunies. Tant que le Prince n’avait pas vaincu Timothy, c’était sans doute l’une des meilleures garanties possibles.