« Ainsi… c’est comme cela que ça s’est passé! »
Mayne ne pouvait détacher ses yeux de la scène illusoire, le cœur battant comme jamais auparavant.
« La Cérémonie de Conversion a donc été inventée par des sorcières pour vaincre les Diables! Elles n’ont pas hésité à sacrifier leur propre espèce… Combien parmi les sorcières présentes oseront-elles se lever pour lui faire payer sa cruauté ? »
Le résultat final fut au-delà de ses attentes. Quelques minutes passèrent et pas une seule se leva. La sorcière elle-même qui avait remis en question la cérémonie ne s’opposa pas ouvertement aux paroles d’Alice. Elle serrait les dents et agrippait la table en pensant : « Comme c’est ironique! Après avoir tué tant de sœurs de ses mains, elle ose encore parler de l’avenir des sorcières. C’est vraiment ridicule! »
– « Elle n’a pas tort », dit une femme âgée. « Nous sommes toutes nées de mortels. Si l’Humanité était anéantie, les sorcières n’existeraient plus elles non plus. »
– « Et inversement. Quelque soit le nombre de sorcières sacrifiées lors de la Cérémonie de Conversion, il y en aura toujours de nouvelles pour les remplacer : plus les mortels seront nombreux, plus il y aura de sorcières », ajouta Elaine.
– « Etes-vous certaine que l’Armée du Châtiment Divin viendra à bout des Diables ? » demanda quelqu’un ?
– « Je l’ignore », répondit Alice. « Nous ne le saurons pas tant que nous n’aurons pas essayé. Nos défaites lors des deux Guerres de la Volonté Divine nous ont prouvé que les Diables étaient bien plus puissants que nous. Le seul moyen que nous ayons à notre disposition pour restreindre leurs actions est la Brume Rouge. Même si nous créons un grand nombre de Guerriers du Châtiment Divin, il n’est pas certain que nous remporterons cette guerre. » Elle marqua une pause : « Mais je suppose que vous connaissez ma façon de procéder. »
Elaine sourit et répondit :
– « Même s’il n’existe qu’une toute petite chance, nous devons faire de notre mieux. »
– « Je suis prête à vous suivre. »
– « Pour l’avenir des sorcières. »
– « Je refuse, moi aussi, d’admettre la défaite. »
Toutes se levèrent pour saluer la Reine des Sorcières.
Celle qui avait soulevé des questions se leva la dernière en disant :
– « J’espère que vous avez raison. »
– « Alors c’est décidé », dit Alice en inclinant la tête. Elle ne semblait pas surprise du résultat. « À présent, il nous faut convaincre les autres membres de l’Union. »
– « Il n’est pas certain qu’ils vous écouteront », dit la vieille sorcière. « Si nous voulons pouvoir réaliser la Conversion sans rencontrer de résistance, les sorcières ne peuvent pas continuer à agir dans cette position de supériorité et de privilèges. Il faut dissoudre l’Union et enterrer le passé à jamais. »
– « Je ferai de mon mieux pour les convaincre », dit Alice d’un ton résolu. « S’ils refusent, la Cité des Étoiles dirigera seule ce projet et nous fonderons un nouvel ordre. »
Puis la scène disparut, …engloutie par les ténèbres. Lorsque la lumière revint dans la salle secrète, Mayne se rendit compte que son dos était trempé d’une sueur froide. Sa tête lui tournait terriblement.
– « Vous semblez fatigué, voulez-vous que je vous aide à sortir ? » demanda Cléo qui s’était approchée.
– « C’est inutile, ouvrez vite la porte! » répondit l’Archevêque en prenant une énorme inspiration.
La porte s’ouvrit et Mayne sortit en titubant de la Salle des Illusions, puis, la main devant sa bouche, il se précipita vers le Sanctuaire et s’agenouilla devant O’Brien.
– « Lorsque la pierre magique a été activée, la scène a été automatiquement cartographiée dans votre esprit, par conséquent, il est parfaitement normal que vous en ressentiez l’inconfort », dit doucement le pape. « La première fois que je suis entré en contact avec elles, j’ai eu la même réaction que vous. Vous vous sentirez mieux lorsque vous vous serez un peu reposé. »
– « Comment se fait-il que je n’ai rien ressenti ? » Demanda Cléo en saisissant le bras du pape.
– « Parce que vous êtes une sorcière. Votre corps est depuis longtemps habitué à l’action du pouvoir magique », répondit O’Brien avec un sourire bienveillant. « Que ce soit en termes d’endurance ou de résistance, les sorcières sont généralement supérieures aux mortels. »
Mayne mit un moment à reprendre son souffle.
– « C’est ainsi qu’est née l’Eglise ? »
– « Oui. Après cela, Alice a mené au combat les sorcières de la Cité des Étoiles et de deux autres villes. Elles en sont finalement sorties victorieuses et ont établi de nouvelles règles : les sorcières ne seraient plus des élues, mais deviendraient des personnes mauvaises que le Diable menait vers leur déchéance. Cette guerre, qui a duré près de cent ans, est connue dans les livres d’histoire comme la Bataille des Croyances. »
– « A-t-elle vécu aussi longtemps ? »
Le pape secoua la tête :
– « Alice a été tuée ainsi qu’une autre Transcendante peu de temps après avoir fondé l’Église. La seconde Papesse, qui a hérité de sa volonté, a continué à diriger l’armée dans la bataille jusqu’à ce qu’ils aient complètement soumis les deux autres factions. Malheureusement, cette guerre a causé de grands dommages aux trois villes et elles ont pratiquement perdu le contrôle sur le pouvoir séculier. Les mortels qui ne voulaient pas prendre part aux combats s’installèrent sur cette étroite bande de terre et amenèrent les autochtones à cultiver le sol. Progressivement, cet endroit devint ce que nous appelons aujourd’hui les Quatre Royaumes. »
Etrangement, O’Brien semblait plus énergique. Sa voix elle-même était plus cohérente et plus assurée.
« Après cela, l’Eglise, en diverses occasions, a continué à éliminer un à un ses ennemis, y compris les mortels qui n’appartenaient pas à la Cité des Etoiles. Mais l’ordre du monde avait déjà pris forme et, faute de puissance, l’Eglise n’a jamais pu achever l’unification du continent. Tout cela est dû à la mort prématurée de la Reine des Sorcières. »
« Natalia, qu’elle considérait comme une amie, a non seulement rejeté son plan mais l’a attaquée au cours d’une réunion. Cet évènement est consigné dans le Canon intégral. »
Le pape soupira. « Si elle avait survécu, la Bataille des Croyances aurait pris fin cinquante ans plus tôt. En réunissant toutes les sorcières, l’Église n’aurait eu aucune peine à unifier le continent. Personne ne s’attendait à ce que la Bataille se poursuive jusqu’à aujourd’hui. »
Mayne essuya la sueur qui perlait sur son front et dit :
– « Votre Sainteté, il y a quelque chose que je ne comprends pas : pourquoi, alors que les premières Papesses étaient toutes des sorcières, des gens tout à fait normaux leur ont-ils succédé ?
O’Brien resta un bref instant silencieux :
– « Cléo, laissez-nous je vous prie. »
– « Très bien. »
O’Brien attendit que la Purifiée soit sortie pour répondre :
– « À cause de leur faiblesse et de leur lâcheté. »
– « Co… Comment ? », dit Mayne, stupéfait.
– « Oui, mon enfant, vous avez bien entendu », répondit O’Brien comme s’il avait lu dans ses pensées. Le Pape avait les yeux brillants et semblait rajeuni. « Afin de restaurer la gloire des sorcières une fois qu’elles auraient vaincu les Diables, Alice avait stipulé que le poste de Pape devrait revenir à une Extraordinaire. Mais celles-ci se faisant rares, il n’était pas toujours possible de trouver la candidate idéale. Quelques sorcières ordinaires importantes ont bien été nommées papesses, mais la faiblesse et la lâcheté sont comme des serpents venimeux qui, une fois entrés dans le cœur des gens, n’en sortent plus. Un jour, un mortel qui avait été nommé Archevêque et qui craignait d’être tyrannisé par les sorcières a usurpé le poste de pape. »
Mayne ouvrit grand les yeux :
– « Si je comprends bien, les derniers Papes étaient… »
– « Oui, nous sommes tous de lâches successeurs qui ont profité du sacrifice des sorcières », répondit le Pontife. Il laissa échapper un long et profond soupir : « Quoi qu’il advienne, l’Église doit enterrer ce secret pour toujours. » Il marqua une pause. « La vérité concernant la Bataille de la Volonté Divine est enregistrée dans le Temple Secret. Il vous appartient maintenant de porter cette responsabilité et de poursuivre… mais si vous renonciez… ce serait peut-être une décision judicieuse. »
Sur ces paroles, son corps se détendit brusquement, comme s’il venait de déposer une lourde charge et il s’affala sur le chariot.
« Renoncer ? Mais qui d’autre pourrait occuper ce poste ? »
Avant qu’il ait le temps de réfléchir, Mayne se rendit compte que quelque chose n’allait pas chez O’Brien : son état physique empirait et le regard fougueux qu’il avait encore un instant auparavant avait disparu. Les muscles de ses yeux se relâchaient rapidement et leur éclat disparaissait peu à peu.
– « Votre Sainteté! Seigneur O’Brien! »
Inquiet, Mayne secoua le Pape, mais O’Brien regardait fixement le plafond, la bouche légèrement tremblante. On aurait dit qu’il murmurait quelque chose.
Au dernier moment, l’Archevêque eut l’impression d’entendre :
– « Je suis désolé, mon Enfant. »