Debout au dernier étage de la Tour de Babel, Mayne regardait par la fenêtre la ville d’Hermès enneigée.
Depuis qu’une importante meute de bêtes démoniaques avait attaqué la Nouvelle Cité Sainte, la paix était revenue et la neige ne tombait plus aussi dru sur les plaines gelées. Les citoyens d’Hermès profitaient d’un répit inattendu mais opportun.
Bien que cet instant soit supposé être un moment de joie et de célébration, Mayne ressentait toujours le même vide dans son cœur. Au cours de l’attaque, une troupe de guerriers de l’Armée du Châtiment Divin avait surgi de l’entrée latérale des remparts pour combattre les bêtes hybrides. Au total, 19 avaient été blessés et deux tués. Quant aux deux bêtes, couchées sur le sol, elles grognaient encore longtemps après que les guerriers leur aient coupé les membres. Finalement, les gardes postés sur les remparts les avaient achevées à l’aide de leurs lances. Plus que la perte des guerriers, c’était plutôt le moment où les monstres avaient attaqué qui terrifiait l’Evêque.
Après un long moment de silence, il laissa échapper un soupir et retourna s’asseoir près de la table dans l’intention d’ouvrir le Canon et de le relire attentivement.
– « Quand bien même vous parcourriez ce livre jusqu’à l’user, cela ne changerait rien », dit Tayfun qui venait d’entrer dans la salle circulaire, deux boissons chaude à la main dont une qu’il déposa devant Mayne. « Sa Sainteté O’Brien aurait-elle refusé de vous voir ? »
– « J’ai déjà envoyé trois fois ma demande à la Zone Centrale Secrète mais je n’ai toujours pas de réponse », répondit l’Evêque, inquiet. « Je n’ai aucune idée de ce que peut faire Sa Sainteté à un moment aussi crucial… »
– « Ne vous inquiétez pas », intervint Tayfun, « comme vous l’avez dit vous-même, le Canon ayant été écrit par le premier Pape, il y a donc forcément des erreurs : après plus de quatre cents ans, comment peut-on être certains que la totalité du contenu est exacte ? »
– « Cette fois, c’est différent », répondit L’archevêque. « Si jamais le temps a été mal calculé, nous courons à la catastrophe! Nous investissons beaucoup de forces et d’énergie dans l’unification du royaume pour rassembler toute la puissance du continent contre les Diables. Mais si le temps est diminué de moitié, nous n’aurons aucune chance de terminer de construire l’Armée du Châtiment Divin après la guerre! »
– « Calmez-vous, Seigneur Mayne », dit le vieil évêque tandis qu’il sirotait lentement sa boisson chaude. « Ce qui est ne peut pas être défait, nous ne pouvons changer le fait qu’un Griffu des Enfers soit apparu devant nous, mais il pourrait y avoir deux raisons à cela. »
– « Lesquelles ? »
– « Buvez, je vous l’expliquerai après », répondit Tayfun en caressant sa barbe.
Mayne saisit sa tasse. À première vue, on aurait dit du lait de chèvre mais en l’approchant de son nez, il sentit une odeur épicée : « Qu’avez-vous mis dedans ? »
– « Du tussilage », répondit Tayfun. « Vous ne pouvez pas boire directement l’Eau des Rêves, aussi le fait de boire un peu de ceci vous détendra. Vos nerfs seront apaisés et vous dormirez mieux. »
D’un trait, Mayne vida la tasse et ressentit aussitôt une sensation de brûlure dans sa gorge. Même si le goût savoureux du lait de chèvre était supposé diluer le jus de tussilage, cette boisson restait désagréable pour quelqu’un qui n’avait pas l’habitude d’en consommer.
Il toussa, s’essuya la bouche et dit :
– « Vous auriez pu me donner une tasse entière d’Eau des Rêves que je ne dormirais pas. À présent, pourriez-vous m’expliquer ? »
– « D’une part, il est possible que le Pape ait fait une erreur en écrivant : nous savons très bien que les hommes âgés ont très souvent des vertiges et des pertes de mémoire », dit Tayfun.
– « C’est peu probable », répondit Mayne, fronçant les sourcils. « Etant donné que cela concerne l’organisation de l’Église, et plus important encore, détermine le destin de l’Homme, je suis certain qu’il a rédigé ceci avec le plus grand soin. Quelle est la seconde possibilité ? »
– « Il est possible que certains évènements, que nous ignorons, soient venus tout changer »
L’Archevêque attendit un moment après quoi, s’étant aperçu que le vieil évêque avait terminé de parler, lui demanda :
– « Vous croyez ? »
– « Oui, je le pense », répondit Tayfun.
– « Vous plaisantez ? Tout aurait changé et pour cette raison, tous nos efforts vont tomber à l’eau! Comment pouvez-vous déduire aussi vite… »
– « Seigneur Mayne! », dit Tayfun, haussant un peu la voix. « Que cherchez-vous exactement ? Un moyen infaillible de vaincre les Diables ? Où pensez-vous être la seule personne à vouloir défendre Hermès et empêcher les Diables de pénétrer dans les plaines gelées ? »
Mayne se figea.
« Quel que soit le motif de la guerre, chacun veut la victoire. Jusqu’à présent, nous n’avons même pas été capables de gagner chacune des batailles contre les Quatre Royaumes, alors que dire de démons tout droit sortis des enfers! » Il haussa le ton : « Avez-vous oublié les enseignements du Souverain Pontife ? L’excès de confiance conduit à peu près aux mêmes résultats que la peur. Vous devez accepter la réalité et considérer les choses l’une après l’autre. Notre but ultime n’est pas de tout contrôler. »
Peur… résultats… Le cœur de Mayne s’accéléra. « Il a raison. C’est vrai, j’ai peur. Peur que, devenu Pape, je sois incapable de repousser les Diables. Je serais responsable de la fin de l’humanité. »
– « J’étais comme vous autrefois », dit Tayfun, « mais la mort de Heather m’a fait comprendre que les choses sont souvent imprévisibles. Les Mois des Démons sont arrivés en avance, sans aucun signe annonciateur mais nous sommes tout de même parvenus à mettre la main sur Wolfheart City avant les grosses chutes de neige, comme nous l’avions prévu… Même si Heather est morte et si la guerre n’est plus la même, nous devons continuer. » Il se leva, soupira longuement, tapota l’épaule de Mayne et quitta la pièce en disant : « Aussi… que cela dure cinq ou dix ans, vous devrez vous montrer implacable quant à votre mission, ceci non pas parce que vous êtes certain de gagner mais pour accomplir votre devoir même si le résultat n’est pas celui que vous auriez souhaité. »
Mayne entendit la porte se fermer, fixa la tasse vide devant lui et resta silencieux.
Il devait admettre que les paroles de Tayfun étaient sensées, mais maintenant qu’il était sur le point d’assumer cette lourde responsabilité, comment pourrait-il ne pas avoir peur ?
Soudain, un Juge Président entra dans la pièce :
– « Seigneur Mayne, le Souverain Pontife désire vous voir. »
Enfin!
Il se leva aussitôt et dit avec empressement :
– « Conduisez-moi vite à la Zone Centrale Secrète. »
Profondément dissimulée sous un plateau, cette zone secrète était un endroit froid et calme.
Mayne se sentit légèrement étourdi tandis qu’il s’avançait dans le Temple Central Secret. Ce jour-là, bien qu’il n’y ait pas de Cérémonie de Conversion, toutes les bougies étaient allumées, éclairant la salle d’une teinte jaune orangée. Le lustre au-dessus de sa tête ressemblait à une constellation d’étoiles au sein du Royaume de Dieu.
Assis sur le trône, le Pape O’Brien, silencieux, regardait Mayne.
L’Evêque s’aperçut immédiatement que quelque chose n’allait pas. Cependant, réprimant ses craintes, il se dirigea vers le trône, s’agenouilla et se prosterna, le front contre le sol.
– « Relevez-vous mon enfant », dit le Pontife d’une voix si frêle qu’il fallait tendre l’oreille pour l’entendre.
Mayne se redressa et vit que le visage du Pape était marqué par l’âge et la fatigue, comme s’il ne s’était pas reposé depuis longtemps.
– « Je vous en prie, Votre Sainteté, prenez soin de vous. »
– « C’est inutile », répondit le chef de l’Eglise, tandis que de profondes rides lui striaient le visage. « Je vais bientôt mourir. »
– « Votre Sainteté, vous n’êtes pas… »
– « Non. Écoutez-moi, mon enfant », dit fermement O’Brien, interrompant l’évêque. « Je connais l’état de mon corps et il ne fait aucun doute que mon temps se termine. » Il marqua une pause et prit une profonde inspiration : « Si je vous ai fait appeler aujourd’hui… c’est pour vous transmettre mes fonctions de Pape. »