Le départ soudain de Linley inquiéta quelque peu les personnes présentes au Château du Sang de Dragon.
– « Père, mon oncle est-il parti chercher… » murmura Cena.
Il n’avait terminé sa phrase que tout le monde comprit. Eux aussi étaient d’avis qu’une Divinité puisse être à l’origine de l’apparition de nombreuses villes fantômes au sein de l’empire Rohault. Qu’allait-il advenir si Linley était contraint d’affronter une seconde Divinité ?
– « Je connais parfaitement mon frère », dit Wharton en fronçant les sourcils. « S’il n’aime pas se mêler de ce qui ne le regardent pas, en revanche, il ne se dérobe jamais à ses responsabilités. »
À ces mots, tous, y compris Délia, hochèrent légèrement la tête.
Pour le moment, mis à part celles qui étaient parties pour la Nécropole des Dieux, les seules Divinités humaines présentes sur le continent Yulan étaient Linley et Desri, qui, sur ce plan d’existence, se tenaient au sommet de l’humanité.
Et voilà que des Divinités venues d’autres plans se manifestaient dans leur patrie, ce continent, où ils avaient leurs racines et leurs fondations, pour massacrer les êtres humains!
À une époque pareille, Linley et Desri devaient absolument s’imposer car si même eux restaient cachés à se préserver, ces experts qui avaient fui la Prison du Plan de Gebados massacreraient librement les hommes du continent Yulan.
– « En pareilles circonstances, nous ne pouvons que nous en remettre aux Seigneurs Linley et Desri », dit doucement Cena.
En effet, seuls ces deux experts étaient en mesure d’empêcher les Saints de baisser la tête devant ces Divinités.
L’arrivée soudaine de Linley dans le paisible village de montagne où vivait Desri fut, comme on pouvait s’y attendre, une source de grande joie pour le peuple. Reynolds, qui ne l’avait pas vu depuis longtemps, aurait bien voulu bavarder avec lui mais comme le guerrier avait été retenu pour une mission importante, personne n’osa intervenir.
Les deux experts les plus puissants du continent Yulan étaient assis l’un face à l’autre dans la résidence de Desri où l’on pouvait entendre murmurer les sources.
Linley avait à peine commencé de parler que son interlocuteur se leva brusquement, stupéfait :
– « Que dites-vous ? »
– « Vous avez bien entendu. De nombreuses villes de l’empire Rohault ont été décimées et sont désormais des villes fantôme. Vous n’êtes pas sans savoir que cela s’est déjà produit au sein de l’Empire Baruch, mais cette fois, c’est trop. Plus de cent millions de personnes sont mortes en un rien de temps! »
Desri le regardait, stupéfait : « Une centaine de millions ?! Combien de temps aurait-il fallu pour les tuer un à un ? »
Le calcul était vite fait. Sachant qu’une petite ville comptait en moyenne dix mille habitants, on obtenait un chiffre de dix mille villes fantômes.
– « À votre avis, que faut-il faire ? » Demanda-t-il.
Linley se leva, le regard flamboyant, et répondit d’une voix claire et forte :
– « Que faire ? Au-delà de ce qui se passe entre les Empires, il s’agit d’affaires internes à notre continent, à nos racines! Jamais je ne laisserai des Divinités venues d’autres plans se livrer à un tel massacre chez nous! Pour qui nous prennent-ils ? »
Il était furieux.
« Avez-vous l’intention de rester terré ici, Desri ? »
– « Comment pouvez-vous dire une telle chose, Linley ? O’Brien et les autres étant partis pour la Nécropole des Dieux, nous sommes les deux seules Divinités humaines restantes sur le continent. Pensez-vous réellement que je vais rester caché dans un moment pareil ? » S’écria Desri, le regard vif et féroce.
« S’ils ont déjà tué cent millions de personnes, qui sait combien ils vont encore en éliminer ? Une centaine de millions ? Un milliard ? Le continent Yulan ne comptant que quelques milliards d’habitants, il est probable que dans quelques décennies, toute vie humaine ait été éradiquée », ajouta-t-il d’un ton grave et résolu. « Nous avons beaucoup à faire, Linley. Ce n’est pas parce qu’une vie est longue qu’elle est nécessairement bonne. Il est tout à fait normal que je m’impose pour défendre ce continent, qui est notre patrie. »
Tous deux échangèrent un sourire, chacun ayant compris ce que l’autre pensait.
S’ils n’avaient pas peur de la mort, ce qu’ils redoutaient, c’était de mourir pour rien, comme des brins d’herbe sauvage.
Pour avoir été en mesure d’atteindre le niveau Divin simplement en s’entraînant aux Lois Élémentaires du Vent, il fallait que tous deux aient une volonté extrêmement forte. Lorsqu’ils décidaient quelque chose, dussent-ils y laisser la vie, ils l’accomplissaient.
Pour quelqu’un comme eux, se retrouver dans une situation telle qu’il ne puisse plus rien faire alors que son pays natal était devenu une boucherie était pire que la mort.
Le soleil couchant étirait les ombres des réfugiés en fuite sur la route désolée. Les vêtements en lambeaux, les visages émaciés et sales, les yeux remplis d’un mélange de crainte et d’espoir pour l’avenir, ils luttaient pour rejoindre le Nord.
Ayant passé la frontière de l’Empire Rohault, qui était dans un état déplorable, Linley et Desri s’arrêtèrent en plein ciel, épaule contre épaule. Ils avaient perdu le sourire et affichaient désormais un air grave.
– « Descendons jeter un coup d’œil. En interrogeant ces réfugiés, peut-être comprendrons nous mieux ce qui s’est passé », suggéra Desri.
Un vent se leva puis se dispersa. Les deux experts se retrouvèrent au bord de la route, dans les herbes sauvages, et rejoignirent aussitôt le chemin peuplé de réfugiés en fuite sans que personne ne leur prête la moindre attention.
– « Combien de souffrances ont-ils endurées ? » Soupira Desri à la vue de leurs regards sombres et terrifiés.
Linley partageait ses sentiments.
Soudain, son regard tomba sur un jeune homme musclé à l’air déterminé qui portait sur son dos une vieille dame âgée aux cheveux argentés. Au premier coup d’œil, il se dit que ce garçon, qui, visiblement, avait un peu plus de courage que les centaines de personnes qui l’entouraient, devait être un guerrier de cinquième rang.
Il se dirigea aussitôt vers lui, suivi de Desri.
Le jeune les regarda s’approcher, l’air méfiant. Son expérience du monde lui soufflait que ces deux hommes n’étaient pas ordinaires.
– « Que puis-je pour vous, Mes Seigneurs ? »
– « J’ai une question à vous poser, mon ami », répondit Linley d’une voix douce. « Que s’est-il passé exactement pour que vous fuyiez de la sorte ? »
– « Pourquoi me posez-vous la question à moi ? J’imagine que tous les réfugiés savent que bon nombre des citoyens de l’Empire Rohault ont été massacrés », répondit le jeune homme, confus.
– « Je suis au courant, mais quelque chose me laisse perplexe. Ce massacre a dû commencer depuis plus d’un jour ou deux, aussi, pourquoi avoir attendu qu’un nombre impressionnant de personnes aient été tuées pour vous enfuir ? »
C’était une question qui le préoccupait depuis un bon moment. Pour tuer cent millions de personnes, le meurtrier avait certainement mis un certain temps durant lequel la nouvelle s’était sans doute répandue. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
Il avait déjà posé la question à Cena, mais celui-ci lui avait répondu qu’ils n’avaient pas encore trouvé le temps de se renseigner.
Le jeune homme eut un sourire amer :
– « Si vous aviez posé la question à une personne ordinaire, elle n’aurait pas su vous répondre, Mes Seigneurs », soupira-t-il.
Le regard des deux experts s’illumina : de toute évidence, ce garçon savait certaines choses que les autres ignoraient.
– « Dites-nous tout, je vous prie », dit Desri.
Ne sachant pas qu’il avait affaire à des Divinités, le jeune homme posa sur eux un regard exprimant à la fois la douleur et l’impuissance :
– « Ce n’est pas un grand secret. Du temps où j’étais en poste au sein de la Légion Barrow [Ba’luo], beaucoup de gens étaient au courant. »
La Légion Barrow ?
Comment des experts solitaires tels que Linley et Desri auraient-ils pu s’intéresser aux légions d’un empire ?
– « Il y a trois ans, la Légion Barrow, qui comptait environ trois cent mille hommes répartis en plusieurs unités, a été envoyée à divers carrefours du Sud de l’Empire. Nous avions pour ordre de tuer quiconque tenterait de passer. »
Desri et Linley en furent stupéfaits. Ils commençaient à comprendre pourquoi il avait fallu attendre que cent millions de personnes soient massacrées pour que tout tourne au chaos.
– « Au départ, nous n’avons pas compris. Même si quelques personnes tentaient de passer les points de contrôle et nous parlaient des “villes fantômes”, nous autres soldats, considérant que les ordres étaient primordiaux, les exécutions aussitôt.
« Aux deux premiers, nous n’avons pas fait attention. Mais un jour, il s’est présenté un homme qui tentait de fuir et qui était un ami de notre Capitaine. Par égard pour ce dernier, nous ne l’avons pas tué immédiatement. Qui aurait pu croire que cet homme, qui était le seul survivant de la ville natale du Capitaine, nous parlerait de toutes ces villes massacrées au Sud de l’Empire ? Si cet homme avait survécu, c’était uniquement parce que ce jour-là, il était allé chasser le sanglier dans les montagnes », expliqua le jeune homme d’une voix tremblante.
« Cela faisait déjà deux mois que nous étions en poste », reprit-il d’un ton amer. « Tout notre unité étant sous le choc, le Capitaine envoya immédiatement quelqu’un enquêter dans les villes voisines. Ce qu’il a découvert…je pense que vous le savez. »
Il secoua la tête et poursuivit :
– « Nous nous préparions à en informer les autres unités lorsque nous nous sommes aperçus que l’une d’entre elles avait découvert tout ceci avant nous. »
Linley et Desri comprenaient à présent.
Nul ne pouvant échapper aux Saints lorsqu’ils décidaient de répandre leur énergie spirituelle quelque part, les rares chanceux ne pouvaient être que des gens qui, comme cet homme, étaient partis chasser de nuit et qui, à leur retour, découvraient ce qui s’étaient passé.
C’est pourquoi les fuyards étaient aussi peu nombreux.
Il y avait pas mal de couloirs d’évasion possibles. Les sous-unités de la légion se trouvant à des carrefours distincts, ils ne rencontraient sans doute que deux ou trois survivants, la plupart ayant été massacrés. Et les ordres étaient les ordres.
– « Devant cette découverte, tous mes frères d’armes se sont révoltés. Quel intérêt avions nous de rester dans l’armée alors que nos parents, nos conjointes, nos enfants et tous les habitants de nos villes natales étaient morts ? » Poursuivit le jeune, visiblement en colère. « Pour ma part, j’ai eu plus de chance que mes camarades. N’étant pas originaire du Sud, ma famille a pu échapper à ce désastre. »
Sur ce, il jeta un regard inquiet à la vieille femme qu’il portait sur son dos.
– « Merci », dit sincèrement Linley.
Le cœur des deux experts était glacé. Il était facile de comprendre comment tout ceci s’était produit.
Après que de nombreuses ville aient été massacrées, d’autres Saints volaient sans doute de cité en cité pour éliminer les quelques survivants. Rares étaient ceux qui avaient réussi à fuir jusqu’aux camps militaires. Mais de tels faits ne pouvaient rester éternellement cachés.
– « D’après ce jeune homme, il semblerait que ce massacre ait duré deux mois », dit Linley.
Tous deux se regardèrent, puis, se faufilant dans les herbes sauvages qui bordaient la route, ils prirent leur essor en direction du Sud, vers de nouvelles cibles.
– « Il ne nous reste plus qu’à aller trouver les Saints de l’Empire Rohault », dit Linley, certain que ceux-ci ne pouvaient pas ignorer un tel évènement.
Nul doute que tout ceci était l’œuvre de Saints car il était peu probable qu’une Divinité se déplace personnellement de ville en ville pour massacrer les gens.
Ceci dit, il était convaincu que l’une d’entre elles avait ordonné à ces experts de le faire, aussi allaient-ils devoir recueillir des informations à son sujet auprès des Saints.
« Si l’on veut remporter tous les combats, il est essentiel de connaître son ennemi aussi bien que soi-même.* »
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NDT : « Connais ton ennemi, connais-toi toi-même » est une citation tirée de l’Art de la Guerre de Sun Tzu, général chinois du VIe siècle av. J.-C. (544–496 av. J.-C.)