Lorsque l’alerte retentit à nouveau, tout le camp était en effervescence.  

Van’er se précipita hors de la tente. Il suivit les soldats qui montaient à pas pressés en haut des remparts et prit sa position de combat. Cette série de manœuvres avait déjà été répété tant de fois que tous savaient ce qu’ils avaient à faire sans même qu’un commandant le leur dise.  

Comme l’année passée, seule une petite équipe veillait en permanence sur les murs, deux ou trois soldats suffisaient à affronter les bêtes démoniaques isolées. Le poste de guet ne déclenchait l’alerte que lorsqu’une attaque à grande échelle était repérée.

À l’horizon, des ombres approchaient. Van’er fit un calcul estimatif et constata que les créatures étaient environ un millier. Un an auparavant, il aurait fallu s’attendre à mener un combat acharné. À l’époque, en tant que piquier chargé de gagner du temps pour que l’équipe de tir puisse recharger, il devait se relayer avec un réserviste afin de tenir jusqu’à la fin du combat.

Mais depuis, les forces armées de Border Town avaient radicalement changé.

Griffe-de-Chat enleva la toile qui recouvrait le canon de campagne et secoua la neige qui s’y était accumulée puis Rodney en inspecta chaque centimètre. Lorsqu’il fut certain qu’il n’était pas obstrué par d’éventuels corps étrangers, il entreprit de le charger avec de la poudre noire. Bien que les nouveaux remparts soient faits de terre, ils étaient plus hauts et plus larges que les premiers. En outre, une plate-forme de bombardement avait été mise en place tous les cent mètres, améliorant considérablement sa capacité défensive et sa puissance de feu.

Le passage sur le haut du mur était si large que quatre personnes pouvaient y marcher côte à côte. Au cours d’une bataille, les tireurs étaient au premier rang et derrière eux se tenaient des recrues qui rechargeaient les armes en remettant des balles dans les cartouches.

– « Ils n’en ont pas marre de s’acharner sur nous ? » Bâilla Rodney. « Chaque année, lorsque les Mois des Démons arrivent, tous ces monstres accourent vers nous comme des excités. Quand bien même ils réussiraient à entrer, quel avantage en tireraient-ils ? »

– « Disons qu’ils sont là pour nous permettre de perfectionner nos compétences. » Dit Horatio en souriant. « Il est bien plus intéressant de tirer sur des bêtes démoniaques que sur des cibles  de bois immobiles. »

– « À propos de cible, j’ai récemment entendu une rumeur au sujet de notre équipe d’artilleurs » dit Jop, prenant un air mystérieux.

– « Laquelle ? »

– « Selon d’autres groupes de tireurs, tous ceux qui toucheront leur cible avec précision seront incorporés dans une troupe d’artilleurs d’élite où de nouvelles tâches leur seront confiées » Il marqua une pause : « L’un d’entre vous en saurait-il davantage à ce sujet ? »

– « Une équipe d’artilleurs d’élite ? »

– « Comment pourrions-nous en savoir davantage alors que vous même, qui êtes généralement bien informé, n’avez aucune précision ? »

– « Je parie que c’est une histoire inventée par quelqu’un qui s’ennuyait. »

Au sein du groupe de tireurs, seul Van’er restait silencieux. En entendant parler Jop, il ne put s’empêcher de froncer les sourcils. Quelqu’un, pensant que cette information valait le coup d’être répandue, aurait vendu la mèche ?

Une semaine auparavant, Sir Hache-de-Fer l’avait convoqué pour l’informer que Son Altesse avait l’intention de développer un nouveau type de canon. Totalement différent du canon de campagne, celui-ci ne serait pas utilisé par la Première Armée. Il serait installé à bord d’un bateau qui deviendrait alors un navire de guerre capable d’attaques à longue distance. Les opérateurs de ce nouveau canon seraient choisis parmi les meilleurs membres de l’équipe d’artillerie. Les personnes intéressées pourraient alors poser leur candidature auprès de Hache-de-Fer.

Il va sans dire que Van’er avait accepté sans la moindre hésitation. C’était évidemment une chance pour lui d’évoluer dans la hiérarchie. D’après Hache-de-Fer, Son Altesse attendait beaucoup de cette nouvelle unité qui pourrait même devenir une toute nouvelle armée.  Celui qui se montrerait capable de grands exploits verrait son nom porté par un des futurs navires de guerre.

Quel honneur ce serait! Si un vaisseau de guerre portait le nom de Van’er, il serait heureux jusqu’à la fin de ses jours. Il se remémora ses origines, lorsqu’il n’était qu’un simple mineur qui rêvait de se faire un nom. Malheureusement, il n’avait pas pu sauver la vie de son jeune frère lorsqu’ils s’étaient réfugiés dans les bidonvilles de la Forteresse. À présent, le soldat n’avait plus besoin de se vanter. Au sein de l’armée, le boire et le manger étaient assurés et il bénéficiait de vêtements épais et chauds. Lorsqu’il retournait dans son quartier, les voisins le saluaient.

Il devait tous ces changements à Son Altesse Royale.

Il se souvint qu’au départ, il avait décidé de rejoindre la milice pour un œuf et se dit que c’était la décision la plus sage qu’il ait jamais prise de sa vie.

Hache-de-Fer lui avait également demandé s’il avait des candidats à lui recommander  qui pourraient alors postuler avec lui le moment venu. En d’autres termes, tous ces jeunes gens avaient une chance de voir leur vie évoluer mais comme Van’er les trouvait encore trop agités, il jugeait préférable d’attendre qu’ils soient un peu plus posés. De plus, s’il leur arrivait de réaliser un grand exploit, des navires de guerre porteraient les noms de Jop ou Griffe-de-Chat ? Quelle horreur! Rodney ou Nelson conviendraient mieux.

Van’er se dit qu’il vaudrait mieux avertir Hache-de-Fer que certains avaient révélé l’information à leurs subordonnés. Lors des derniers cours concernant le règlement militaire, ce dernier avait bien insisté sur le fait que les informations concernant la Première Armée ne devaient sous aucun prétexte être diffusées, sauf autorisation ou demande expresse d’un supérieur.

– « Terminé les ragots, à présent, concentrez-vous sur le champ de bataille », ordonna Van’er après s’être éclairci la voix, mettant ainsi fin à toute discussion au sein de l’équipe. « N’oubliez pas ce que Sir Hache-de-Fer a souligné à plusieurs reprises durant les cours : toute défaillance de votre part pourrait entrainer des dommages irréparables. »

– « À vos ordres! » répondirent tous en cœur les soldats.

La puissance des boulets de fer étant trop faible lorsqu’il s’agissait de meutes de bêtes démoniaques, ils utiliseraient des obus et ne tireraient que lorsque les créatures seraient suffisamment proches.

Lorsque les loups démoniaques à l’air farouche qui étaient en tête eurent franchi la ligne des 100 mètres, les bombardements commencèrent.

Des vagues de chaleur faisaient tourbillonner la neige sous le museau des canons et le bruit écorchait douloureusement les tympans de Van’er. Au loin, une brume de sang noir s’éleva soudain et les bêtes démoniaques s’effondrèrent par centaines. Qu’il s’agisse de sangliers ou d’ours, leur peau n’était pas suffisamment résistante face aux dommages infligés par les obus de fer sur une distance aussi courte.

– « Regardez cet énorme monstre là-bas », s’écria Griffe-de-Chat en pointant vers la gauche devant lui. « C’est un loup à peau rouge! »

Des soldats déplacèrent prestement le porte-canon, pointèrent le museau en direction de la cible, chargèrent et tirèrent. En théorie, il n’était pas nécessaire de viser. Il suffisait de tirer pour être certain de faire des dégâts dans le camp ennemi.  En outre, les murs d’argile nouvellement construits étant plus hauts que les anciens remparts de pierre, les loups, qui ne pouvaient les escalader, n’avaient aucun moyen de menacer les personnes qui s’y trouvaient. Si les soldats avaient décidé de tirer d’abord sur ces bêtes agiles, c’était uniquement pour s’entraîner, rien de plus.

Vint enfin le tour de l’équipe des armes à feu qui attendait depuis un moment. Afin d’assurer un taux de réussite plus élevé, ils devaient attendre que les bêtes soient à environ 50 mètres avant d’ouvrir le feu.

Contrairement aux tirs synchronisés des fusils à silex, ceux des révolvers étaient denses et continus. Une fumée blanche se mit à flotter au-dessus des remparts et titilla le nez de Van’er qui se mit à éternuer.

– « Bande de crétins! Les révolvers sont les moins puissants mais ils produisent davantage de fumée que n‘importe laquelle de nos armes », rouspéta Jop.

– « En définitive, c’est l’artillerie qui décide de l’issue de la guerre », acquiesça Rodney, « que nous nous battions contre des chevaliers ou des bêtes démoniaques. »

C’est alors que l’alerte se mit à sonner de façon brève mais répétée depuis le poste de garde, indiquant qu’une espèce hybride venait d’être repérée.

Van’er plissa les yeux et regarda devant lui : deux ombres massives s’avançaient lentement dans la fumée. Au vu de leur aspect et de leur taille, il devait s’agir de bêtes de siège à l’épaisse carapace.

– « Qu’est-ce que je disais ? »  dit-il avec un sourire. « Il est temps pour nous de montrer ce dont nous sommes capables. Chargez les munitions à embout pointu. »

Afin de faire face à des ennemis dotés de capacités défensives relativement élevées, l’usine de munitions avait développé un nouveau type d’obus d’artillerie capable de pénétrer la carapace d’un ennemi à une distance d’environ 200 mètres. Si affronter les loups démoniaques était un exercice d’échauffement, cette fois, les choses sérieuses commençaient.

Van’er frappa dans ses main pour attirer l’attention de tous :

– « Au travail! Montrons aux autres équipes qui sont les artilleurs d’élite! »