La plume de Roland grattait le papier tandis qu’il était absorbé dans la rédaction d’un long paragraphe.
Avant d’arriver dans ce monde, il dessinait des plans de mécanique à l’aide de son ordinateur. À cette époque, il se disait qu’il y avait très peu de chance pour qu’il ait encore à écrire avec un stylo mais jamais il n’aurait pu imaginer qu’il lui faudrait utiliser un jour cette ancienne manière de rédiger.
Deux feuilles remplies de texte reposaient non loin de sa main : il s’agissait des projets qu’il avait l’intention de mettre en œuvre prochainement.
L’un d’entre eux concernait le nouvel équipement nécessaire à la production à grande échelle d’acide sulfurique. Anna et Soraya seraient à sa fabrication. Plutôt que d’utiliser du plomb pour le récipient où aurait lieu la réaction, elles utiliseraient le fer le plus robuste et le plus fiable qui soit et le recouvriraient d’un revêtement anti corrosion. En outre celui-ci serait trois fois plus grand que le prototype.
Prenant en compte le fait qu’il n’y avait à cette époque aucun moyen de collecter ou purifier les gaz résiduels produits par l’industrie (issus principalement de la combustion du soufre et des émanations d’oxydes d’azote), Roland avait décidé de placer cette usine à l’extrémité sud du parc industriel, suffisamment loin des quartiers résidentiels et de la rivière Redwater. Il avait également prévu de construire le bâtiment en pierre afin de mieux l’isoler et d’ériger une cheminée pour que les émissions de gaz soient libérées à une altitude conséquente.
Étant donné que l’augmentation de la production d’acide sulfurique allait nécessairement entraîner celle de l’acide nitrique concentré, mettre cet équipement en service était prioritaire. Dans le document, le Prince donnait pour instructions à Kyle Sichi de choisir parmi ses disciples ceux qui se spécialiseraient dans la production d’acide sulfurique. Barov, de son côté, serait chargé de recruter des hommes à tout faire parmi les résidents locaux de confiance, portant à cent le nombre de personnes employées par l’usine chimique.
Le second document concernait l’instauration d’un système de santé publique.
Pour être honnête, Roland ne connaissait pas grand-chose au sujet. Il ne comprenait rien à la médecine moderne, mais cela ne l’avait pas empêché d’utiliser son bon sens pour élaborer un projet capable de répondre à tous les besoins du moment.
Tout d’abord, ce département aurait pour principale mission de faire connaître les découvertes scientifiques modernes. Par exemple faire bouillir l’eau avant de la boire, bien cuire la viande avant de la manger, d’où viennent les maladies et comment elles se propagent, en quoi un parasite diffère-t-il d’un microbe et ainsi de suite. La difficulté n’était pas d’amener les gens à agir conformément à ses recommandations : le Prince désirait qu’ils comprennent pourquoi ils le faisaient, c’est pourquoi il allait avoir besoin de gens pour les informer et les instruire en son nom. Il ne servirait à rien d’aborder une seule fois ces sujets, il fallait les répéter sept, huit, jusqu’à des dizaines de fois, comme pour les slogans suspendus en bordure des champs. À force de les répéter, leurs idées finiraient par être intégrées.
La seconde partie du projet concernait les moyens d’encourager le taux de natalité. L’Hôtel de Ville ne disposant que d’un nombre limité d’employés, Roland ne pouvait se permettre d’instaurer un service de planification familiale. Il avait donc décidé de placer cette tâche sous la responsabilité du système de santé publique. À cette époque, les ressources humaines se faisaient rares et la meilleure façon d’y remédier était de pousser les gens à mettre davantage d’enfants au monde.
Grâce à la capacité de Nana, les risques liés à la grossesse et à l’accouchement seraient considérablement réduits et pratiquement toutes les femmes pourraient survivre à la naissance d’un enfant. Afin d’éviter que des enfants soient abandonnés, en particulier les petites filles, Roland avait élaboré une politique complète de subventions et de sanctions. Par exemple, si une petite fille venait à naître, les parents toucheraient une subvention légèrement supérieure à celle qu’ils auraient perçue si c’était un garçon. Ces subventions seraient versées en plusieurs fois. Par ailleurs, tout abandon d’enfant serait sanctionné par des amendes voire des peines d’emprisonnement…
Venait ensuite le problème de la facturation. En plus de l’aide à l’accouchement, l’hôpital facturerait des frais en fonction de la quantité de magie que Nana aurait utilisée. Cela réduirait ainsi les charges de la jeune fille et poserait les bases du futur système hospitalier. Roland savait déjà qui serait à la tête de ce service : le Vicomte Tigu Pine, le père de Nana.
Le troisième document, que le Prince était en train de rédiger, concernait le projet le plus complexe et le plus ambitieux des trois : La construction de la ville de Border Town.
La proposition comprenait l’expansion de Border Town et le projet de fusion avec la Forteresse de Stronghold. Le moment venu, il faudrait à coup sûr de nouvelles lois pour gouverner les deux peuples, aussi était-il indispensable de prévoir un système judiciaire et de sécurité publique. Les connaissances de Roland en la matière n’étant pas suffisantes, il avait décidé de rédiger d’abord une ébauche et de discuter ensuite des détails avec le ministre Barov.
L’introduction rédigée, Roland, qui avait mal au poignet à force d’écrire, se dirigea vers la fenêtre afin de faire une pause.
Ce jour-là, il faisait très sombre et le soleil ne s’était pas montré de toute la journée. Le ciel, couvert de nuages noirs, semblait annoncer une averse torrentielle. Le vent froid de l’automne balayait la cour du château et le Prince entendait bruisser les feuilles d’olivier.
C’est alors qu’une tache noire apparut à l’horizon. Elle volait en direction du château.
– « C’est Foudre », dit Rossignol derrière lui.
– « Elle est probablement allée cueillir des champignons dans la forêt », répondit Roland avec un sourire.
Lorsqu’elles n’étaient pas en mission, Foudre et Maggie pouvaient décider de leur pratique. Il était donc tout à fait normal qu’elles ne rentrent pas toujours déjeuner au château. Selon leurs propres dires, elles étaient souvent quelque part dans les bois à la recherche d’œufs et de nids d’abeilles, ou bien elles chassaient de petits animaux qu’elles faisaient rôtir au barbecue. Probablement que tous les explorateurs finiraient par devenir des Bear Grylls*.
Bien que ces champignons, appelés ײBecs d’Oiseauxײ, poussaient principalement sur les arbres, le Prince ne put s’empêcher de repenser à une histoire appelée : « La petite fille aux champignons. ** »
– « Votre Altesse, vous… avez un bien étrange sourire. »
– « Je repensais à une petite histoire, voudriez-vous l’entendre ? »
– « Pardon ? »
Roland s’éclaircit la gorge :
– « Il était une fois une petite fille qui aimait beaucoup aller cueillir des champignons… Une seconde! »
L’ombre grandissait lentement. Contre toute attente, au lieu de survoler le château, celle-ci descendit directement vers la fenêtre du bureau. Surpris, Roland l’ouvrit. Quelques secondes plus tard, Foudre entrait dans la pièce en volant.
– « Votre Altesse », cria-t-elle, tout excitée, « J’ai trouvé une sorcière! »
– « Une sorcière ? » Demanda Roland, curieux. « Où donc ? »
– « Dans la tour de pierre cachée dans la Forêt aux Secrets! »
Foudre pointa du doigt Maggie qui entrait justement dans le bureau : « Elle peut en témoigner! »
– « Googoo! » Acquiesça Maggie.
– « La tour de pierre ? » le Prince fronça les sourcils : « Racontez-moi tout en détails. »
Lorsque Foudre eut terminé son récit, Roland ne put s’empêcher de prendre une grande bouffée d’air froid : « Cette fille est bien trop audacieuse, elle ose explorer des ruines où elle sait qu’il y a des Diables, seule avec un pigeon. Mais le plus incroyable est cette sorcière, prisonnière de ces ruines. Il est également possible qu’il s’agisse d’une jeune femme ordinaire emprisonnée par une sorcière… quoi qu’il en soit, c’est plutôt étrange. »
– « Et cet appel à l’aide ? »
– « Il venait de cette chose. J’ai trouvé ceci sur une table derrière elle. »
Foudre tira de sa poche une boîte carrée de la taille d’une paume. À première vue, on aurait dit un petit miroir de voyage. Mais lorsqu’elle ouvrit le couvercle, Roland aperçut une gemme rouge insérée. Foudre actionna une sorte d’interrupteur situé près de la pierre et une voix de femme angoissée s’éleva :
– « Sauvez-moi… »
En entendant cette voix, Roland fut parcouru de frissons. Le son semblait tantôt s’éloigner, tantôt se rapprocher. C’était particulièrement effrayant. S’il avait entendu cette voix dans une sombre pièce souterraine, le Prince se serait enfui sans demander son reste.
– « Cette gemme contient de la magie », dit Rossignol, étonnée, en apparaissant derrière eux. « À l’intérieur, j’aperçois un faible tourbillon magique, comme dans le corps d’une sorcière. »
Apparemment, il s’agissait d’un appareil magique capable de répéter en continu des mots enregistrés. Cela venait renforcer la probabilité que l’inconnue soit en effet une sorcière.
– « Avez-vous trouvé d’autres pierres comme celle-ci dans les soubassements de la tour ? »
– « Je n’ai pas regardé d’assez près. De nombreux endroits de la pièce étaient inondés », répondit Foudre. « À ce moment-là, je ne pensais qu’à rentrer pour vous faire part au plus vite de cette découverte. »
– « Ne refaites plus jamais une telle chose, surtout si vous avez l’intention de vous rendre dans un endroit dangereux. Vous devez d’abord m’en demander l’autorisation. »
Roland lui tapota la tête et regarda Rossignol : « Faites venir Hache-de-Fer ainsi que tous les membres de l’Association de Coopération des Sorcières dans mon bureau. L’exploration des ruines aura lieu plus tôt que prévu. »
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(*) Pour ceux qui ne s’en souviendraient plus, petit rappel au sujet d’Edward Michael Grylls, alias Bear Grylls, dont nous avons déjà parlé dans un précédent chapitre.
(**) La petite fille aux champignons existe sous la forme d’un conte ou d’une comptine chinoise ancienne que vous pouvez écouter sur ce lien.