Scroll se tenait derrière Son Altesse Roland, l’observant attentivement tandis qu’il rédigeait le manuscrit. Le soleil automnal tombait par la fenêtre sur le dos de la sorcière : on aurait dit que tout son corps était baigné de chaleur.

– « À part les avantage et inconvénients de l’électronique, quel autre contenu pourrais-je… Ah!… En ligne… très important. »

De temps en temps le prince écrivait quelque chose sur son papier, puis il se prenait la tête dans les mains et méditait. Occasionnellement, il disait des choses absurdes et incompréhensibles. Au début, Scroll s’inquiétait un peu de la santé du Prince, mais par la suite, elle s’aperçut que ce dernier était toujours dans cet état lorsqu’il essayait de se souvenir de ses ײconnaissancesײ.

Ce jour-là, cependant, les symptômes semblaient beaucoup plus sérieux qu’auparavant.

« Malheureusement, je ne peux lui être utile… », soupira Scroll. « S’il y a bien une sorcière qui pourrait l’aider à cet égard, je pense que c’est Anna. »

Elle avait bien noté dans son cerveau tout ce que contenaient les précédents ouvrages que Son Altesse avait rédigés, mais simplement noté, sans plus. « Ces connaissances sont bien supérieures aux bases des mathématiques et des sciences naturelles que nous avons apprises. Il suffit de les lire pour en avoir le vertige. Il n’est pas étonnant que Son Altesse Royale se sente si embarrassée. »

Incapable d’en supporter davantage, Scroll lui dit :

– « Que diriez-vous d’arrêter là pour aujourd’hui ? »

Roland décida de renoncer. Il posa sa plume, s’adossa à son siège et dit :

– « Je vous envie d’avoir une telle mémoire. Si j’avais été comme vous, je n’aurais jamais eu à m’inquiéter pour mes examens. J’aurais été admis dans une école célèbre et serait parvenu au sommet dans ma carrière. »

Par habitude, elle ignora la dernière partie de la phrase qu’elle considérait comme une absurdité :

– « Votre Altesse a-t-elle dû passer des examens du temps où elle vivait au palais ? »

– « Oui, sinon comment auraient-ils pu savoir quel prince était meilleur que les autres », marmonna-t-il.

– « En fait, il vaut parfois mieux ne pas se souvenir de tout », répondit Scroll avec un sourire. « Les mauvaises expériences, par exemple, ou les moments où vous vous êtes senti profondément triste ou blessé… parfois aussi vous ne parvenez pas à oublier l’époque où vous meniez encore une vie heureuse… »

À l’époque où elle vivait dans la Région du Vent de la Mer, comme elle était pauvre, la sorcière avait souffert un nombre incalculable de fois sous les coups et les brimades. Elle se souvenait encore avec précision de chacun des coups qu’elle avait reçus, des visages de ses agresseurs déformés par la colère et de la douleur qu’elle ressentait à chaque coup de poing ou de pied. Ce n’est qu’après avoir trouvé refuge auprès du vieux capitaine à la jambe cassée que sa vie s’est légèrement améliorée. Vivre dans un endroit semblable à un bidonville où tous pillaient, se battaient et s’entretuaient ne valait guère mieux que de mourir de faim et de froid. 

Pendant longtemps elle s’était détestée de conserver toutes ces souffrances bien vivantes dans son esprit. Le souvenir de ces évènements était encore si clair qu’elle revivait son insoutenable passé la nuit dans ses cauchemars. Le jour de sa majorité, alors que sa capacité secondaire, ײle livre magiqueײ, venait de s’éveiller, elle comprit que sa mémoire extraordinaire était liée au fait qu’elle était sorcière.

Roland, qui devinait certainement ce qu’elle avait voulu dire, lui adressa un sourire d’excuse tout en répondant :

– « Vous avez peut-être raison. »

Scroll sentit soudain la chaleur envahir son cœur.

Très peu de gens se souciaient de ce que pouvaient bien penser une sorcière. De plus, il s’agissait d’un illustre membre de la Famille Royale.

– « Peu importe, tout ceci est du passé, Votre Altesse. »

Comparé à d’autres nobles qu’elle avait croisés, Roland Wimbledon… non, le Prince était très différent de tous les gens qu’elle avait rencontrés. Il était très savant et sa seule préoccupation était d’enseigner son savoir aux autres. C’était peut-être un noble, mais il ne méprisait pas les personnes de rang inférieur. Etant donné sa position, il aurait parfaitement pu agir sans scrupules et faire ce qu’il voulait. Non seulement il ne le faisait pas mais il se préoccupait de ce que ressentaient les autres.

Cette ville pauvre et désolée avait subi des changements terribles en un an. Roland avait procuré aux sorcières la liberté et la paix dont elles rêvaient depuis toujours. Si Scroll n’en avait pas personnellement fait l’expérience, elle n’aurait jamais cru qu’il puisse exister dans le monde un tel dirigeant.

Dernièrement, la sorcière s’était aperçue que sa façon de penser elle-même avait subi quelques changements. Autrefois, elle n’approuvait pas le fait que Son Altesse ait l’intention de prendre une sorcière pour femme, mais à présent, elle se disait que quiconque le Prince décide d’épouser, il deviendrait Roi de Graycastle. À la différence des autres qui, fidèles à l’habitude, favorisaient les nobles corrompus et avides de pouvoir, Son Altesse avait à cœur de mettre tout en œuvre pour améliorer la vie de son peuple.

Elle avait dans l’idée que cette impulsion était plus forte que toutes les précédentes.

– « Ah, enfin ! » Dit tout à coup Roland en se frottant la tête : « C’est la dernière page! »

– « Allez-vous continuer demain ? »

– « Non, donnez-le-lui tel quel. Avec le manuel d’enseignement de la physique, il a de quoi étudier pour un bon moment. » Le Prince prit une nouvelle feuille de papier et nota dessus quelques caractères avant de poursuivre : « Après tout, il s’agit de la copie d’un livre des ײtemps anciensײ. Il est donc naturel que certaines pages soient manquantes, non ? »

Scroll prit le papier et lut le titre du livre : « Chimie Intermédiaire (Vestiges) ».

Sa tâche de mémorisation terminée, Scroll quitta le bureau et se préparait à retourner à l’Hôtel de Ville lorsque le décor magnifique du jardin arrière attira son attention.

Depuis que l’expansion du mur du château était terminée, l’arrière-cour était presque aussi vaste que la place centrale de Border Town. Moins d’une semaine après la fin des travaux, elle était déjà couverte de toutes sortes de plantes. Ce chef d’œuvre était sans doute le fruit du travail de Leaves.

Scroll suivit le passage délimité par deux rangées d’oliviers et se dirigea vers le fond du jardin. Après une dense rangée de cannes à sucre, elle aperçut celle-ci assise au bord d’un petit étang.

Contrairement à son habitude, la jeune fille n’avait pas tressé ses longs cheveux verts comme elle le faisait généralement la journée. Ceux-ci ruisselaient sur ses épaules et ses pieds d’un blanc immaculé éclaboussaient légèrement l’eau. Leaves tenait à la main quelques grains de blé qu’elle jetait de temps à autres aux poissons qui nageaient autour de ses pieds. Elle ne pouvait s’empêcher de pouffer à chaque fois que l’un d’entre eux s’approchait d’elle et lui frôlait doucement les orteils.

– « Vos pieds sont-ils complètement guéris ? » Demanda Scroll en s’asseyant près d’elle.

– « Oh, c’est vous Maître Scroll! » Surprise, elle cligna des yeux et dit en hochant joyeusement la tête : « Oui, Mlle Nana les a complètement restaurés. De cette façon, mes orteils ne me feront pas souffrir durant l’hiver. »

– « Toutes les plantes du jardin sont-elles des versions améliorées ? »

– « Eh bien… » Dit Leaves. Elle entreprit de les désigner l’une après l’autre : « Là-bas, vous avez la vigne, ici, ce sont les arbres fruitiers et là, les récoltes. J’ai demandé à Son Altesse Royale de m’apporter du compost pour pouvoir tester la qualité d’absorption des nouvelles cultures. Il y a des douzaines de nids d’oiseaux dans les arbres fruitiers et les messagers que Honey a élevés y dorment. »

Scroll caressa affectueusement ses longs cheveux et dit :

– « Je pensais que vous seriez la première sorcière de l’Association à évoluer. Lorsque nous étions dans la Chaîne des Montagnes Infranchissables, vous avez montré une capacité qui valait bien celle de Cara. »

– « Son Altesse Royale dit que les possibilité d’évolution de nos capacités sont liées à la compréhension que nous en avons. Les gens croient en effet que les cellules végétales sont insondables. Je l’ai longtemps pensé moi aussi mais à présent, je suis convaincue qu’à l’origine, elles sont toutes semblables. Vous voyez ce paquet d’herbes minuscules ? Celles-ci peuvent fusionner pour se transformer en plantes grimpantes et flexibles. Si elles étaient si différentes l’une de l’autre, comment cela serait-il possible ?

Scroll voulut dire quelque chose, mais elle ne savait pas si elle devrait la réconforter ou acquiescer à ce qu’elle disait.  

– « Même si elle n’évolue pas, votre capacité est très utile à Son Altesse », dit elle finalement.

– « Je sens que ce n’est pas loin », répondit Leaves en secouant la tête, les yeux pleins de lumière. « Les animaux sont vivants, les plantes sont vivantes et même les plus petites particules qui les composent… Les oiseaux ont besoin des arbres pour construire leur nid et leurs excréments en retour nourrissent les arbres. Une forêt peut fournir à un être vivant tout ce dont il a besoin et en même temps,  la forêt s’étend grâce à l’humidité apportée par tous les êtres vivants. » Elle marqua une pause : « Regardez ce jardin. Je pense que j’ai trouvé un moyen d’aller de l’avant. »