Le lendemain de l’emménagement des sorcières de l’Île Dormante dans leur nouvelle maison, Roland fit appeler le Premier Ministre Barov à son bureau.
– « Je voudrais que vous publiiez un nouvel avis de recrutement », dit le Prince en poussant devant lui la première ébauche détaillée. « Il s’agit d’un emploi temporaire d’une semaine pour une dizaine de personnes, de préférence des femmes ».
Barov prit le papier, le lut et demanda :
– « Pardonnez-moi Votre Altesse… qu’est-ce que l’amidon ? »
– « Connaissez-vous la farine de blé ? »
Le premier ministre hésita :
– « Vous voulez parler de la poudre grossière ou de la poudre fine ? Les grains de blé, après broyage, peuvent être cuits pour faire du pain ou du gâteau de blé. Et si vous filtrez le son, vous obtenez une poudre fine. Celle-ci ne représente que 6/10 de la première. Le pain que l’on obtient est plus moelleux, cependant il est également très cher c’est pourquoi seules les puissantes familles sont en mesure de se le permettre. »
Ce que Roland aimait le plus chez Barov, c’est qu’il avait une compréhension globale des produits de toutes catégories. Une pénurie alimentaire due à un retard de l’agriculture pouvait avoir des conséquences très différentes selon la classe sociale du consommateur. En ce qui concerne le blé courant, par exemple, les gens du peuple mettaient souvent les grains entiers dans la marmite pour préparer le ײcongee*ײ, tirant ainsi le maximum de leur nourriture limitée. Cependant parfois, les enveloppes du blé et le sable se retrouvaient eux aussi dans la marmite bouillante, crissant et provoquant des douleurs dentaires lorsqu’ils le mangeaient.
Les petits aristocrates y prêtaient une attention particulière et ordonnaient à leurs gens de tamiser le blé pour le débarrasser du sable et du gravier. Les grains étaient ensuite broyés en une poudre grossière et cuits sous forme de pain ou de crêpes.
Au sommet de la hiérarchie, les familles aisées et les puissants aristocrates qui ne considéraient pas la nourriture comme simplement un moyen de remplir leur estomac mais plutôt comme un plaisir, faisaient de plus tamiser la poudre obtenue dans leurs cuisines pour en ôter le son, et le résultat donnait une fine poudre blanche. Le pain qui en résultait était de couleur crème-jaunâtre. Non seulement il avait un goût exquis mais sa saveur était beaucoup plus douce.
– « La base de l’amidon est une poudre fine qui passe ensuite par un procédé de purification », expliqua Roland. « Lorsque nous aurons embauché les personnes, j’enverrai quelqu’un les instruire sur que nous attendons d’elles exactement. »
– « Poursuivre le processus de traitement ? » S’écria Barov sous l’effet de la surprise. « Quelle quantité de blé leur faudra-t-il ? »
– « Pas trop, seulement trois ou quatre cents kilos… » Roland s’interrompit et ajouta : « Vous remplirez un panier à peu près aussi grand que ma table de travail. »
Barov acquiesça et demanda :
– « Pourquoi faut-il que ce soient des femmes ? »
– « Parce qu’elles seront plus méticuleuses. De plus, je voudrais voir davantage de femmes travailler plutôt que de rester oisives à la maison. »
Soudain, une idée traversa l’esprit de Roland. Il demanda : « Il semblerait que l’instruction des classes féminines de Border Town progresse plus rapidement, non ? »
– « C’est Dame Scroll qui est chef du Ministère de l’Éducation mais en effet, c’est le cas. Comme elles n’ont pratiquement rien à faire d’autre que de s’occuper des enfants et de faire le ménage, elles passent le plus clair de leur temps à améliorer leurs compétences en matière de lecture et d’écriture. »
– « Dans ce cas, je demande qu’après la prochaine session d’examen, vous preniez la tête de l’Hôtel de Ville et que vous recrutiez des d’apprentis de sexe féminin. Ainsi, nous augmenterons progressivement la proportion des postes occupés par des femmes », ordonna Roland.
– « Votre Altesse, c’est que… il n’y a jamais eu de précédent », contesta Barov. « Pour ce qui est du soin, mes apprentis valent bien une femme. »
– « S’il n’y a jamais eu de précédent, nous devons en créer un », répondit brusquement Roland. « C’est également le moyen le plus simple et le plus rapide d’augmenter la population active sans augmenter la population totale. Si toutes les femmes pouvaient jouer un petit rôle dans la construction de Border Town, mon personnel disponible doublerait. La seule chose que je vous demande de faire, c’est d’amener les gens à changer leur vision des choses. Si le salaire est attrayant, je pense qu’elles viendront d’elles-mêmes les unes après les autres. »
Après le départ de Barov, Roland entendit Rossignol rire près de son oreille :
– « Que comptez-vous faire de délicieux cette fois ? »
– « L’amidon ? Cela ne se mange pas », répondit Roland après avoir pris une gorgée de thé, « même si l’on peut en effet utiliser ce qui reste de matériaux après traitement pour obtenir de bons aliments. »
Il fallait d’abord tremper la fine farine de blé dans de l’eau puis mélanger et pétrir jusqu’à ce que l’eau soit entièrement blanche avant de passer à une autre bassine d’eau et de continuer. À la fin, on obtenait une masse collante connue sous le nom de gluten. Celui-ci présentant une texture à la fois souple et résistante, pouvait être utilisé pour la friture à grande huile ou le sauté à la poêle. Enduit de miel ou saupoudré d’aromates après cuisson, il contribuait somme toute à un bon repas.
Cependant, la nourriture n’était pas au centre des préoccupations de Roland.
En filtrant et en laissant reposer ensuite cette eau d’un blanc laiteux, il se formerait un précipité. C’était précisément l’amidon qu’il cherchait, un ingrédient essentiel utilisé dans la fabrication d’explosifs.
Étant donné que les expériences concernant la nitroglycérine n’avaient pas encore commencé, il ne pouvait avoir accès au TNT, c’est pourquoi le nitrostarch était dans l’immédiat la meilleure solution pour fabriquer de puissants explosifs. Son procédé de fabrication était le même que pour la nitrocellulose. Le produit fini n’était guère sensible et la détonation ne pouvait être déclenchée en l’enflammant. Pour qu’il explose, il fallait utiliser un détonateur. En outre, sa puissance, supérieure à celle du TNT, lui avait valu d’être largement utilisé comme substitut à celui-ci au cours des deux guerres mondiales.
Avec de l’amidon très pur, les apprentis alchimistes, qui connaissaient déjà par cœur le processus de fabrication de la nitrocellulose, devraient également être en mesure de préparer rapidement un lot de nitrostarch.
Après le déjeuner, alors que Roland prévoyait de retourner dans sa chambre pour faire une petite sieste, il entendit soudain quelqu’un frapper à sa porte.
Neuf fois sur dix, à cette heure-là, c’était Anna qui venait le trouver. C’est pourquoi lorsque le Prince entendit frapper, son cœur se mit à danser : « Peut-être que comme elle s’est endormie la dernière fois parce qu’elle était épuisée, de venir à midi ? »
– « Entrez. »
La porte grinça et Roland sursauta en apercevant Evelyne.
« Ce… ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais. » Il toussa, eut un sourire rassurant et dit :
– « Vous voulez me demander quelque chose ? »
Evelyne entra dans la pièce, se dirigea vers le bord de la table et s’inclina en signe de salut. Elle semblait un peu nerveuse :
– « Votre Altesse, je voudrais en effet vous poser une question. »
« Ne me dites pas que c’est encore cette éternelle question : « Pourquoi êtes-vous si bon pour nous autres sorcières ? »
Cependant, comme il les considérait comme des camarades, il était important d’être aussi chaleureux que le vent du printemps. Il sourit et demanda :
– « Que voulez-vous savoir ? »
– « Vous… Pourquoi avez-vous souhaité que je vienne à Border Town ? »
Durant un instant, Roland fut un peu surpris : « Se pourrait-il qu’elle n’aime pas le goût du vin? »
– « Ma capacité n’est pas seulement inférieure à celle de Sylvie, elle est pratiquement au même niveau que celle de Lotus et Honey », murmura-t-elle. « Elle se limite à la dégustation du vin. Avec un salaire mensuel d’un Royal d’or, vous pourriez engager un œnologue spécialisé à la Cité du Roi »
– « Que pensez-vous de ces… vins ? »
– « Au début, je pensais qu’ils étaient trop forts, mais en les buvant lentement, je pouvais les accepter. Quant à ces trois vins mélangés avec des glaçons, des jus de fruits et du sirop, leur goût est plus riche. Mais ce n’est que mon opinion personnelle », répondit prudemment Evelyne. « Le pub de ma famille ne vendait que des vins bon marché et des bières diluées, je ne connais rien aux… goûts de l’aristocratie. »
Comme elle ne remettait pas le vin en question, le prince soupira de soulagement. Il se leva, ouvrit la bibliothèque, prit tout en haut de celle-ci un pot de bière qu’il posa devant Evelyne et demanda :
– « Pourriez-vous transformer ce pot de bière en vin ? »
– « Je pense que … cela ne devrait pas poser de problème. »
Elle étendit la main au-dessus du pot. Un instant plus tard la bière jaune commença à changer. Dans le sillage des bulles qui montaient, le liquide était de plus en plus clair. Il fut bientôt aussi limpide que l’eau bouillie, pourtant Roland sentait déjà sa forte odeur d’alcool. Il ne put s’empêcher de tremper son doigt dedans avant de le mettre dans sa bouche. C’était amer et brûlant en même temps, exactement le goût de l’alcool hautement purifié.
Roland se mit à rire et dit :
– « C’est pour cette raison que je vous ai choisie. »
Il regarda Evelyne, perplexe, lui tapota la main et expliqua :
– « Je vais mettre en place une fabrique d’alcool… ou plutôt une entreprise de production viticole. Voudriez-vous être mon viticulteur en chef ? »
NT : le Congee est une soupe (ou porridge) de riz ou de blé très consommée en Asie de l’Est et du Sud ainsi que dans plusieurs pays de langue portugaise (Portugal, Brésil…)