Le chemin du retour fut sans encombre.
Les chasseurs portaient leurs sacs remplis de serpents en avançant dans la forêt sombre des montagnes, dont les zones humides comptaient des champignons bien plus grands que ceux qui entouraient la tribu.
La mère de Liang avait l’habitude d’en manger, et, la voyant faire, les membres de la communauté avaient d’abord pensé qu’il s’agissait de mets délicieux. Ils étaient donc aussi allés en cueillir, mais beaucoup étaient devenus fous après en avoir consommé. Certains commençaient même à succomber à la mort sans raison apparente, et quand la mère de Liang s’en rendit compte, il était déjà trop tard.
Depuis, les membres du clan ne mangeaient plus de champignons.
Seule la mère, considérée comme une sorcière, et Liang, continuaient à en consommer.
Lors du repos, Liang appela chacun à sectionner des morceaux de plantes grimpantes et à préparer des paniers de rotin pour cueillir des champignons comestibles sur le bord de la route. La mère de Liang aimait manger des champignons frais, cuits avec de la viande de serpent dans des pots de céramique. Le tout, saupoudré de sel, constituait un excellent plat. Cela faisait longtemps que Liang avait quitté son foyer et sa mère commençait à lui manquer.
Que ce soit pour cuire la viande, préparer la soupe, ou encore faire pousser de l’herbe angélique ou de grands rosiers à l’extérieur de la maison, elle savait toujours ajouter sa touche personnelle. Le garçon ne pouvait s’empêcher de penser à sa mère tout en marchant. Les années passaient vite et ne se rattrapaient pas. Une nuit au clair de lune, elle lui avait dit :
« Liang, quand le printemps viendra, tu pourras revenir avec une femme. Notre famille pourra s’agrandir. »
« Oui, Mère. » Liang lui répondait toujours avec respect.
Mais il n’avait pas encore l’âge qu’il fallait. Les jeunes filles rejoignaient toujours des chasseurs d’âge mûr. La mère soupira, comme si quelqu’un avait volé la bonne fortune de son fils. Mais pour Liang, cela n’avait pas d’importance. Déterminé à devenir d’abord le plus puissant des chasseurs, il n’avait pas le loisir de penser aux femmes des autres tribus.
« Toi, tu ne t’intéresses à rien d’autre qu’à la chasse. »
« Mh », répondit simplement Liang.
« Ha, ha ! » Les réactions de son fils la faisaient toujours rire.
« Zhu! » Alors que le jeune homme pensait à sa mère, tout à coup, la silhouette de Zhu apparut dans son esprit. Intérieurement, il prononça doucement son nom, et un sourire aussi éclatant qu’une rose apparut sur son visage.
« Liang, qu’est-ce qui te fait sourire ? » A côté de lui, Caillou était surpris. En plus de la viande de serpent qu’ils avaient sur le dos, Liang leur avait aussi demandé de porter des paniers de champignons. Malgré le poids de ces fardeaux, le jeune homme arrivait toujours à sourire ?
« Je pense à la nourriture que prépare ma mère. »
« Oh, c’est vrai que ta mère sait vraiment comment griller la viande », répondit Caillou.
« Liang, on cherche toujours un étang pour ce soir ? » demanda un autre chasseur.
« Oui, il y a un étang à la sortie de cette forêt. Ce sont des réserves d’eau que le ciel a préparées pour les chasseurs. » Liang connaissait l’emplacement de chaque étendue d’eau.
Lorsque le clair de lune éclaira la terre, le groupe des courageux chasseurs arriva à un vaste terrain. La paix et la tranquillité régnaient en ce lieu où un étang brillait d’un éclat profond, mais Liang craignait toujours de rencontrer des animaux sauvages. Beaucoup d’espèces avaient pour habitude de se reposer au bord de l’eau.
Sans doute parce qu’il était encore tôt, le groupe ne rencontra aucun animal de grande taille; ils ne virent que de petites silhouettes d’animaux non identifiables buvant de l’eau au bord de l’étang.
Les chasseurs allumèrent un feu au bord de l’eau, puis, après avoir préparé le repas, ils attrapèrent des grenouilles qui coassaient autour du lac pour les jeter dans les sacs contenant les serpents. Les paresseux reptiles s’étaient déjà habitués à être ainsi nourris depuis quelques jours, et après avoir mangé, ils s’endormaient sans se soucier de leur sécurité. Mais les sacs s’alourdissaient chaque jour un peu plus, car, ne pouvant pas bouger, les serpents à sourcils noirs engraissaient rapidement.
Tout était calme autour du feu de camp alors que les hommes se reposaient en paix. Seuls deux chasseurs faisaient le guet. Ou plutôt se tenaient-ils dos à dos en faisant la sieste. Liang récupéra quelques cendres d’herbe brûlées, et, lorsque celles-ci refroidirent, il les appliqua sur la grande vésicule biliaire et sur la chair du serpent-roi.
Grand-père Rivière lui avait en effet dit que les cendres des herbes pouvaient aider à conserver la nourriture, et il lui fallait ramener le butin à bon port et en bon état. Les membres de la tribu en avaient grandement besoin.
Le doyen avait aussi dit aux jeunes femmes de la tribu qu’il était bon de mélanger les cendres d’herbes avec de la graisse animale et de l’appliquer sur le corps et le visage pour échapper aux lois du dieu du temps qui passe, qui, chaque nuit, volait un peu de leur beauté.
Au plus profond de la nuit, on entendit un son sourd semblable à un roulement de tambour, la terre se mit à trembler et la surface de l’eau à onduler. Les chasseurs ajoutèrent du bois au feu de camp pour éclairer leur lieu de repos : des éléphants venaient boire à l’eau de l’étang. Si les hommes n’agrandissaient pas leur feu, ils pourraient facilement être écrasés au passage de ces grands animaux. S’il ne s’agissait pas d’éléphants, cela ne pouvait être que des rhinocéros, ou aussi bien les deux.
Les éléphants et les rhinocéros étaient les pionniers des terres et des forêts : tout chemin était d’abord tracé par les éléphants.
Mais dans la mesure du possible, Liang ne souhaitait pas leur faire face.
Liang et ses compagnons se mirent en protection du feu de camp. Sous le clair de lune, les géants dont on entendait la course semblaient de plus en plus proches d’eux. Pour le jeune chasseur, le corps d’un éléphant était comme une montagne mobile, dont les épaisses défenses d’ivoire pouvaient renverser des forêts.
En courant vers l’étang, les éléphants aperçurent les flammes du camp. Ils ralentirent soudain leurs pas, semblant hésiter un instant, avant de s’orienter finalement vers l’autre côté de l’étang. La soif leur avait fait oublier pour un instant la cruauté des hommes.
Au moment où les éléphants buvaient, une autre vague de roulements retentit au loin. Liang ressentit une profonde appréhension : ces bêtes assoiffées risquaient de ne pas tenir compte de leur feu de camp. Prises de folie, elles finiraient par réduire le groupe en viande hachée.
Liang appela ses compagnons à jeter la poudre de pourriture qu’ils avaient sur eux. Celle-ci était obtenue suite au séchage de fourrures pourries de diverses espèces animales, dont le putois. En en jetant dans le feu, une forte odeur répulsive se dégagerait instantanément. Les animaux habitués à conserver une hygiène propre et en particulier les grands herbivores s’échapperaient instinctivement. Comme prévu, les mauvaises odeurs s’exhalèrent en un instant, et les hommes se couvrirent le nez avec des fibres végétales imprégnées de jus de menthe.
Les animaux qui arrivaient rapidement étaient des rhinocéros, de grands et puissants animaux, tout comme le sont les éléphants. Allait-il y avoir une lutte entre eux pour accéder à l’eau potable ?
Liang attendait avec une certaine curiosité de voir si une bataille rare entre géants allait se produire.
Sans se battre, les éléphants et les rhinocéros se regroupèrent de l’autre côté de la rive pour boire, mais Liang ressentait clairement l’hostilité qu’il y avait entre ces deux grands troupeaux. Le moindre incident pourrait engendrer un affrontement.
Il observa alors la rive au loin, puis sortit une flèche qu’il enroula de fibres végétales avant d’y mettre le feu. Il tira ensuite la flèche en direction de ces géants en train de boire.
« Liang ! » s’écria Caillou avant de regarder avec les autres chasseurs l’autre côté de la rive.
Sous le clair de lune, les troupeaux des grands animaux furent apeurés par un rugissement soudain. Pris de panique, les éléphants et les rhinocéros qui était encore en retrait chargèrent en avant, alors que ceux qui étaient en train de boire cherchaient à rebrousser chemin.
Il était difficile de percevoir clairement ce qui était arrivé à ces grands mammifères.
« Alimentez le feu !! »
« Soufflez dans les cornes ! Vite ! » Liang commença aussitôt à souffler dans sa corne.
« Hou, Hou ! » Le son des cornes retentit, comme si un autre groupe de géants se mettait à hurler.
Puis, on n’entendit plus que des gémissements intermittents à l’extrémité de la rive. Suite à la vague de panique, les géants s’étaient enfuis sans laisser de trace !
En entendant les gémissements s’estomper, Liang demanda à ses compagnons d’augmenter encore l’intensité du feu.
Il ne resta bientôt plus qu’un homme pour surveiller le feu, et tous coururent sans crainte vers l’autre extrémité de la rive. Tous les autres animaux avaient fui lors de la lutte entre les géants.
Liang et son groupe croisa plusieurs jeunes éléphants et rhinocéros allongés au sol. Certains étaient morts, d’autres se débattaient. Il gisait même quelques défenses d’ivoire, un symbole de pouvoir et de dignité pour le peuple tribal. La tribu n’en possédait qu’une seule en tout, et Liang demanda aussitôt à chacun de recueillir l’ivoire et de ramasser du bois de chauffage pour allumer plusieurs feux de camp et éclairer la zone.
Il découvrit aussi de jeunes éléphants légèrement blessés qui, sans doute trop craintifs, avaient peur de bouger.
À l’aube, face aux corps des éléphants et des rhinocéros, les hommes se sentirent quelque peu démunis : comment allaient-ils pouvoir les transporter ? Les animaux qui n’étaient que légèrement blessés se nourrirent de l’herbe et des feuilles que les chasseurs récoltèrent, puis ils s’habituèrent très rapidement à cette étrange nourriture aussi providentielle que celle d’une mère nourricière !
Il y avait trois éléphanteaux et quatre jeunes rhinocéros. Aux yeux de Liang, c’était de l’excellente viande capable de se transporter seule ! Il avait l’intention de les laisser marcher jusqu’à la tribu. En ce qui concernait les corps des autres bêtes, le jeune chasseur laissa suffisamment d’hommes sur place, munis de torches, de cornes et de poudre de fourrures en décomposition pour attendre l’arrivée d’une équipe.
Liang aspergea d’eau l’herbe verte avec un peu de sel pour nourrir les jeunes animaux. Gourmands, les éléphanteaux et les jeunes rhinocéros les suivirent alors sur le chemin !
Après quelques jours, il profita du fait que les jeunes animaux se soient habitués à eux pour leur faire porter des sacs de serpents aux sourcils noirs. Ces reptiles étaient de plus en plus lourds !
L’équipe de transport arriva rapidement à l’étang. Les hommes découpèrent les meilleurs morceaux des corps des animaux et en laissèrent une grande partie sur place : les autres carnivores venant boire l’eau de l’étang pourraient ainsi profiter à leur tour de ce don du ciel ! De plus, s’ils avaient tout emporté, les prédateurs n’auraient pas manqué de suivre l’odeur du sang et de les intercepter.
La sortie des montagnes de Liang et du groupe de chasseurs marqua la fin de cette longue et dangereuse période de chasse automnale. Après avoir quitté la forêt, les hommes se mirent à genoux et chantèrent des hymnes en direction des montagnes afin de les remercier pour toute la nourriture qu’elles leur avaient apportée.
« Au sommet d’une montagne lointaine,
Les grands dieux sont miséricordieux.
Ils sont bienfaisants,
Ils apportent les nuages et la pluie pour toutes les espèces,
Et donnent aux mortels force et sagesse,
Et donnent aux mortels force et sagesse.
Les dieux sont miséricordieux.
Le poisson du grand lac est bien gras,
Dans la forêt, les buffles et les chèvres mangent de l’herbe,
La fourrure du léopard est comme l’éclair,
Les dieux sont miséricordieux.
La flamme du foyer ne s’éteint jamais,
Pour chasser les ténèbres et le froid,
Et apporter de la nourriture fraîche.
Les dieux sont miséricordieux.
Les mortels pieux s’agenouillent devant eux.
Les dieux sont miséricordieux. »
En arrivant aux abords du village, Liang et son groupe aperçurent les membres de la tribu qui venaient les accueillir. Le butin de la chasse n’avait cessé d’affluer durant cette période, et les nouvelles du jeune chasseur Liang tuant deux léopards, et récoltant l’énorme vésicule biliaire du grand serpent, étaient depuis longtemps arrivées jusqu’à eux ! Les jeunes filles apportèrent de l’eau au miel aux chasseurs, et le chef de tribu mena les aînés asperger les hommes d’eau claire pour chasser leur fatigue.
L’enceinte des sacrifices débordait déjà du butin de la chasse. Des sacs de serpent à sourcils noirs furent également jetés à terre et les éléphanteaux et les jeunes rhinocéros frissonnèrent sous les regards des membres de la tribu, comme s’ils sentaient leur heure venue.
Le chef ordonna aux hommes du village de ramasser les dernières proies, et aux chasseurs de rentrer chez eux pour se reposer et prendre un bain.
Alors que les hommes allaient se disperser, les jeunes filles leur tendirent de nouveau des pots remplis d’eau au miel.
« Zhu. » En buvant, Liang reconnut la jeune fille aux grands yeux et prononça son nom.
« Liang. » Avec une joie non dissimulée, Zhu prononça à son tour le nom du jeune homme. Une lueur ocre, semblable à la couleur du miel sauvage, lui traversa le regard, et la jeune fille dévoila ses dents de jade blanche. Le sourire de Zhu agit comme des rayons de soleil qui réchauffèrent le cœur de Liang.
« Zhu, voici des dents de léopard, elles sont pour toi. » Liang lui donna les dents qu’il avait arrachées de la gueule d’un des léopards.
Pendant cette période de chasse, il avait souvent serré dans sa main ces dents de léopard avec beaucoup d’exaltation. Lorsqu’il vit Zhu à cet instant, il se rendit compte qu’il les avait conservées pour elle. Le léopard est tel un éclair descendu du ciel et ses dents contiennent une force infinie. Le jeune chasseur espérait qu’elles la protègeraient.
Les yeux ardents, la jeune fille reçut les dents de léopard, et son sourire s’élargit soudain davantage. Elle regarda Liang, le visage aussi rayonnant qu’un rosier en fleur, puis repartit en s’élançant comme un cerf.