Roland ouvrit les yeux. Il était allongé sur un lit moelleux, avec le plafond familier au-dessus de sa tête, chaque fissure correspondant à celle de ses souvenirs.

« Mais…C’est ma chambre! »

Il tourna la tête et ses épaules l’une après l’autre : toutes deux semblaient en bonne conditions. Il n’eut aucune difficulté non plus à bouger ses mains.

« C’est comme si tout n’avait été qu’un long rêve. »

Mais le Prince savait que tout ceci était bien réel. Les investigations au sujet des Diables et les attaques qu’ils avaient subies s’étaient réellement produites! Cependant, le fait qu’il soit allongé là, en sécurité dans sa chambre à coucher signifiait qu’ils avaient réussi à échapper à la poursuite des Diables et à rentrer au château.

« Toutes les sorcières sont-elles rentrées saines et sauves ? »

À cette pensée, Roland se sentit le cœur lourd. Il tenta de se redresser mais une explosion d’impuissance provenant de son bras blessé se propagea dans tout son corps. Au moment où il s’apprêtait à ouvrir la bouche pour appeler quelqu’un, il aperçut une rangée de sorcières adossées au mur à côté de son lit. Anna, Rossignol, Foudre, Maggie et Nana étaient appuyées l’une contre l’autre. Leurs yeux fermés et leur respiration régulière semblaient indiquer qu’elles dormaient.

Roland souleva tranquillement un coin des rideaux et fut accueilli par les premiers rayons du soleil du matin qui montaient de la rivière Redwater comme des fils d’or éblouissants traversant la terre.

– « Vous êtes réveillé ? »

Il se retourna. Anna, qui frottait ses yeux encore pleins de sommeil, s’était réveillée et l’avait rejoint pas à pas. Le Prince ne savait depuis combien de temps elle était là.

– « Oui, je suis levé. Les autres sorcières… »

– « Toutes sont rentrées saines et sauves à Border Town. En fait, vous êtes le seul à avoir été blessé. »

– « C’est vrai ? » Dit Roland soulagé : « C’est formidable. »

« Idiot »

Il n’eut pas le temps de réfuter. La jeune femme l’étreignit nerveusement et avec tant de force qu’elle donnait l’impression de vouloir se fondre dans sa chair.

En raison de l’agitation d’Anna, les autres sorcières se réveillèrent à leur tour.

– « Votre Altesse! »

Elles se levèrent d’un bond et une à une, vinrent tourner autour de lui. Foudre fut la seconde à se cramponner à Roland, suivie de Nana et Maggie. Rossignol hésita tout d’abord avant de le serrer dans ses bras. Prises dans ce câlin collectif, chacune était réticente à lâcher prise… Pendant un moment, on aurait dit que le temps s’était arrêté.

Le petit déjeuner terminé, Roland retourna à son bureau et écouta narrer les détails de ce qui s’était passé après qu’il ait eu perdu connaissance. Il s’efforçait de comprendre.

Main dans la main, les sorcières avaient réussi à vaincre leurs poursuivants. Ensuite, Foudre et Maggie étaient partis devant pour le ramener au château.

Dès son retour, Nana Pine avait immédiatement soigné ses blessures, et guéri son bras déchiré qui avait retrouvé son état normal. Cependant, comme il avait perdu beaucoup de sang, le Prince était tombé dans un profond sommeil qui avait duré une journée entière. Ainsi, cela faisait déjà quatre jours qu’ils étaient partis.

En repensant à sa façon d’agir, Roland dut admettre qu’il avait été un peu négligent. Il n’aurait jamais pensé que les Diables puissent apercevoir un ballon camouflé sous une peinture imitant le ciel à une distance de plus de dix kilomètres. D’après l’explication de Sylvie, il semblait que le Diable massif aux yeux multiples n’avait rien détecté d’anormal au début, lorsqu’il observait de tous ses yeux dans toutes les directions. Ce n’est que lorsqu’elle avait posé son regard sur la créature que celle-ci, en retour, avait tourné tous ses yeux vers elle.

Ce type de détection, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, était sans précédent. Il était important de savoir qu’à cette distance, même avec un miroir d’observation, la vue serait floue. À part bien sûr l’Oeil de Vérité de Sylvie.  De plus, une brume rouge recouvrait les flèches, ce qui rendait encore plus difficile l’observation de ce qui se passait dans la ville des Diables. En conséquence, l’ennemi lui aussi aurait dû avoir grand peine à les localiser.

Cela dit, même s’ils avaient couru de grands dangers au cours de ce voyage, les informations qu’ils avaient recueillies n’en étaient pas moins abondantes.

Les Diables n’étaient plus ces mystérieux inconnus, messagers de l’enfer. Ils avaient eux aussi des cités, des villes, une structure organisée. On pouvait donc les classer dans la catégorie des civilisations hautement évoluées, tout comme les humains.

Leur force aérienne n’était pas puissante, du moins pour ce qui était du groupe de Diables qui vivaient derrière la montagne enneigée. Même si des centaines de Diables étaient sortis de terre, seuls deux les avaient poursuivis sur leurs montures volantes. On pouvait donc supposer sans grand risque de se tromper que la capacité de voler n’était guère fréquente parmi eux. Quant à savoir si c’étaient les montures ou les cavaliers qui étaient rares, nous ne le savions pas encore. Mais pour résumer, c’était une bonne nouvelle pour Border Town. Au moins, le Prince n’aurait pas à redouter qu’un groupe de Diables contourne les collines et les montagnes du Sud  en direction de l’arrière-pays du Territoire de l’Ouest pour brûler, tuer et piller.

De plus, l’information comme quoi ceux-ci possédaient également la magie était une découverte importante.

D’après Rossignol, même si la quantité de pouvoir magique que renfermaient les Diables qui les avaient poursuivis était clairsemée, elle était encore suffisante pour former un cyclone et attirait l’attention de par son état brumeux. Cependant, leur manière de  stimuler la magie semblait très différente de celle des sorcières. Ils ne le faisaient pas d’eux-mêmes mais utilisaient une sorte de mécanisme. Pour libérer leur force, par exemple, ils avaient recours à des pierres brillantes. À la différence des capacités des sorcières qui pouvaient subir des changements constants, cela ressemblait plutôt à une arme standard que l’on pouvait produire en série.

Bien entendu, ce n’était là que spéculation de la part du Prince. Les corps des deux Diables étant tombés à la mer,  il ne pouvait malheureusement pas le vérifier.

Le dernier point concernait leurs bâtiments.

Ces petites flèches noires et minces n’étaient pas des habitations. De plus, elles étaient construites dans un étrange matériau qui ne présentait aucune trace de corrosion que pourrait produire le brouillard rouge. Alors que certaines de ces tours étaient vides, d’autres contenaient un liquide rouge. On aurait dit des réservoirs de stockage.

« Se pourrait-il que la brume rouge que l’on voit dans le ciel soit en réalité l’état gazeux de ce liquide ? La raison pour laquelle les Diables ne s’étendent pas plus loin dans les terres désertiques ou vers les Quatre Royaumes serait-elle liée à la quantité limitée de ce gaz ? En tout cas, après avoir recoupé toutes les informations que nous avons pu recueillir, j’en déduis que pour le moment, ceux-ci ne constituent pas une menace pour la sécurité de Border Town. »

Mais Roland savait aussi que puisqu’ils avaient chassé les humains des terres sauvages quatre cents ans auparavant, il pourrait arriver qu’un jour ils attaquent à nouveau. Il allait devoir s’y préparer.

Comme Roland avait perdu beaucoup de sang, la nuit étant tombée, il décida de remettre à un autre jour son travail gouvernemental inachevé et de se coucher de bonne heure.

Alors qu’il était assis sur son lit, parcourant un livre d’histoire et qu’il s’apprêtait à souffler la chandelle, un coup frappé à la porte retentit dans la pièce.

Après une courte hésitation, il se leva pour aller ouvrir : Anna se tenait devant lui.

Cette fois, elle n’était pas venue avec un épais volume entre ses mains comme elle avait l’habitude de le faire. Elle n’avait emporté ni la ײPhysique Intermédiaireײ ni la ײFondation Théorique des Sciences Naturellesײ

La jeune femme, vêtue d’une robe blanche, les mains vides, entra dans la pièce. Elle ne portait même pas de chaussures, aussi lorsque son pied délicat embrassait le sol, on n’entendait aucun bruit.

Roland s’écarta et  ravala sa salive.

Anna se retourna, referma la porte et tira le verrou. Puis elle prit la main de Roland et se dirigea vers le lit.

Il pouvait voir qu’elle avait récemment lavé ses cheveux qui, détachés et à la lumière des bougies, avaient un éclat doré. Ils étaient si proches qu’un parfum enivrant remplissait ses narines. Ce parfum enchanteur ne provenait pas du savon parfumé à la rose mais émanait de sa personne.

Ses longs cils tremblaient légèrement, elle avait les joues roses et ses yeux bleus étaient aussi clairs que des eaux limpides en automne. Bien qu’elle parût quelque peu nerveuse, il n’y avait en elle aucune trace d’hésitation. Au  contraire, la jeune femme regardait le prince droit dans les yeux, le regard remplis de résolution.

Même pour quelqu’un comme lui qui n’avait jamais traversé une si grande bataille, ce qu’elle voulait lui faire comprendre était clair.

Il toussa :

– « Ce… »

– « Je ne veux pas attendre plus longtemps », chuchota Anna, « surtout après ce que nous avons vécu. » Elle marqua une pause : « Je ne veux rien avoir à regretter. »