Border Town, Territoire de l’Ouest.
Le déchargement des quatre navires chargés de pierres achetées à Silver City avait pris plusieurs jours.
Maintenant qu’il y avait suffisamment de matières premières, le projet de fabrication de savon à grande échelle avait été officiellement inscrit à l’ordre du jour.
L’usine et l’entrepôt étaient déjà installés depuis longtemps : la savonnerie était située près du parc industriel, à côté de l’usine à vapeur n° 2, construite exactement de la même manière que l’ancienne. Le toit, les poutres de soutien et les planches formant les murs étaient faits de bois et leurs dimensions étaient les mêmes qu’auparavant. Les sorcières avaient pour tâche de découper et transporter le bois aussi la construction fut-elle rapidement achevée.
La fabrication de savon nécessitant une série de réactions chimiques, les pierres de lavage, qui étaient une forme naturelle de soude, conviendraient parfaitement. Quant aux autres matières premières indispensables, il s’agissait également de matériaux très courants. Le Prince avait non seulement besoin de carbonate de sodium, mais également d’une énorme quantité de lait de chaux et de graisse. Lorsqu’il aurait fait tremper le lait de chaux, ou, pour être plus précis, la chaux dans de l’eau, celle-ci se déposerait au fond du récipient. Mélangée à du carbonate de sodium, elle réagirait et produirait de la soude caustique. Il suffirait alors d’y ajouter de la graisse pour obtenir, par réaction, un acide gras de haut niveau et du glycérol, le premier constituant le savon et le second étant une matière première essentielle pour la fabrication d’explosifs.
Avant de fabriquer du savon parfumé, Roland avait déjà testé dans la cour du château le processus de réaction chimique dans son intégralité. Les bases théoriques étaient les mêmes, cependant pour passer d’une petite production d’essai à une production à grande échelle, il lui fallait développer un procédé industriel cohérent et des normes. Mais le plus important à ses yeux était que le processus de fabrication devait absolument être dirigé par des chimistes professionnels.
C’est pourquoi il avait fait appeler le chef alchimiste dans son bureau.
– « Votre Altesse, vous m’avez demandé de développer un système de production à grande échelle pour l’acide sulfurique, je crois que j’ai finalement trouvé un plan réalisable! » s’écria Kyle Sichi aussitôt qu’il eut ouvert la porte. « Cependant, nous devrons utiliser une grande quantité de plomb. Nous aurons également besoin d’un forgeron qui puisse nous fabriquer un récipient en plomb. J’ai entendu dire que certaines de vos sorcières étaient capables de découper le métal avec précision. L’une d’entre elles a même fabriqué ces pièces d’acier qui provoquent des grondements et des ײbangsײ… pourrais-je… »
– « Bien sûr, faites-moi un rapport indiquant la forme et la taille du récipient dont vous avez besoin et je demanderai aux sorcières de l’Association de le réaliser », répondit Roland. Il agita la main en signe d’impatience, lui indiquant de s’asseoir : « Je ne vous ai pas fait venir aujourd’hui pour vous interroger sur le système de production de l’acide mais pour discuter avec vous d’un autre projet. »
– « Votre Altesse, je suis vraiment occupé-ci, je n’aurai pas le temps de faire un autre travail », répondit Kyle. « Le système de production d’acide à grande échelle est un rude défi. Il me faut terminer à tout prix. » Il marqua une pause avant d’ajouter : « et c’est un défi redoutable. Quant à mes disciples, c’est également hors de question : tous m’aident dans cette tâche, et j’ai besoin de tout le monde. »
– « Rassurez-vous, vous n’aurez pas à perdre du temps », dit tranquillement Roland. Il prit une gorgée de thé avant de continuer : « Il n’est pas nécessaire d’envoyer l’un de vos disciples bien-aimés pour contrôler ceci, quelques apprentis devraient suffire. »
– « Quelle sera leur tâche ? »
– « Fabriquer du savon. Plus précisément, une version bon marché du savon parfumé que vous pouvez acheter sur le marché de proximité. Mis à part le parfum, celui-ci remplit les mêmes fonctions que le savon parfumé et peut être utilisé pour la toilette, la lessive ainsi que la vaisselle. »
– « Faites-vous allusion à la réaction de saponification mentionnée dans la “Chimie élémentaire” ? » Demanda Kyle en caressant sa barbe. « Celle qui utilise la réaction de la soude caustique avec de la graisse pour produire de l’alcool et du sel ? »
« Je dois reconnaître que c’est un sentiment très étrange que d’entendre des termes de chimie standard sortir de la bouche d’un alchimiste, d’autant plus que c’est moi qui les lui ai présentés », pensa Roland en se retenant de sourire.
– « C’est exact, il s’agit de la réaction de saponification telle qu’elle est décrite dans le livre ancien. C’est grâce à ces fondements que j’ai pu fabriquer du savon parfumé », répondit-il avec le plus grand sérieux.
– « Dans ce cas, que voulez-vous que je fasse ? Si ce n’est pas très important, je suggère que nous reportions la production à une date ultérieure. Après tout, si vos sujets ne prennent pas de douche pendant quelques jours, cela ne posera aucun problème. Ils n’auront qu’à laver directement leurs vêtements, leurs assiettes et autres choses semblables dans la rivière. »
– « C’est crucial », répondit le Prince en insistant sur chaque mot. « Pour être plus clair, ce n’est pas le savon qui m’importe, mais le sous-produit issu du procédé de fabrication dont j’ai désespérément besoin. »
– « Vous parlez de l’alcool ? » demanda Kyle qui avait peine à croire ce qu’il venait d’entendre.
– « C’est exact, de l’alcool, précisément. On l’appelle aussi du glycérol », répondit Roland : « C’est une matière première très précieuse, aussi importante que les deux acides. »
– « D’accord », dit Kyle en haussant les épaules, « Cependant, comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas le temps de m’en charger personnellement. »
Roland poussa un léger soupir. Une fois de plus, il réalisait à quel point il était épuisant de traiter avec l’alchimiste en chef :
– « Choisissez quelques apprentis talentueux. Vous leur montrerez le processus une fois et cela suffira. Je vais recruter quelques-uns de mes sujets pour mener à bien le procédé de fabrication, mais comme ils ne comprennent pas un traitre mot à la chimie, il faudra donc des personnes compétentes pour effectuer des contrôles dans chaque secteur. »
Après une pause, le Prince poursuivit : « Vous pouvez aussi le voir comme un test chimique que vous n’auriez jamais réalisé. Effectué dans un atelier d’alchimie, ce processus pourrait signifier la découverte de nouvelles formules, suffisamment pour qu’un apprenti accède au titre d’alchimiste. »
Au final, ces dernières paroles eurent raison des réticences de Kyle :
– « Présenté sous cet angle… Il me faudra un après-midi entier pour enseigner aux apprentis ce qu’ils auront besoin de savoir. »
– « Excellent », sourit Roland. « Il faut savoir que le plus important dans ce processus est de s’assurer que l’on produit suffisamment de soude caustique », dit-il en notant la formule relative à la réaction sur une feuille de papier.
Avant l’invention de l’alcali de synthèse, la soude naturelle était la plus importante matière première alcaline. Celle-ci était principalement composée de bicarbonate de sodium qui, lorsqu’il était chauffé, se décomposait en carbonate de sodium, en dioxyde de carbone et en eau. Disponible en grande quantité et très facile à traiter, elle est encore utilisée à l’époque moderne.
« En décomposant les pierres de lavage sous l’effet de la chaleur, en les dissolvant ensuite dans de l’eau et en filtrant, vous obtiendrez une solution relativement pure de carbonate de sodium.
Faites ensuite chauffer celle-ci avec du lait de chaux, ce qui vous donnera une solution d’hydroxyde de sodium pour laquelle vous devriez être en mesure de trouver facilement une méthode de purification adaptée », expliqua Roland. « Pour clarifier, commencez par distiller, puis mélangez et répétez ces étapes jusqu’à ce que la concentration soit suffisamment élevée. Lorsqu’elle aura refroidi, la solution concentrée aura formé une importante quantité de cristaux. »
Tous ces points de détail étaient consignés dans la “Chimie élémentaire”. Ces deux alcalis avaient plusieurs appellations (comme la soude caustique, la soude, le carbonate de soude, l’hyposulfite de sodium, le thiosulfate de sodium, les cristaux de soude, etc.), il était incroyablement facile de les confondre, ce qui en faisait un important sujet pour un test de connaissances. Si le Prince s’en souvenait encore à ce jour, c’est parce qu’il avait d’abord dû apprendre par cœur le contenu du manuel relatif à cette question.
– « Je comprends », dit l’alchimiste en chef en parcourant l’équation du début à la fin. « Mais Votre Altesse, pour la graisse, que faire ? »
– « Je veillerai à ce qu’on vous en apporte. »
La graisse animale était une ressource coûteuse à cette époque, cependant, lors de la précédente mission de collecte de graines, son garde personnel avait ramené de la Crête du Dragon Déchu des graines d’olivier qui constituaient à présent une source fiable d’huile végétale pour Border Town. Même si pour l’heure l’oliveraie était peu importante, Leaves ayant le pouvoir d’accélérer le processus de maturation, il ne serait pas difficile de récolter chaque jour une bonne quantité de fruits.
Extraire l’huile d’olive était également très simple. Lorsque le fruit était à maturité, il suffisait d’utiliser la force physique pour extraire l’huile et de la tamiser ensuite de manière à filtrer la pulpe et les noyaux.
Enfin, après lui avoir fait une brève description des exigences et des préparations nécessaires à la fabrication de savon et de glycérol, Roland autorisa Kyle Sichi à quitter le bureau.
Sitôt que la savonnerie aurait commencé à produire, Roland bénéficierait désormais d’un flux constant de glycérol.
Grâce à la glycérine, il aurait fait un grand pas en avant vers l’obtention d’une véritable poudre à canon sans fumée et de puissants explosifs.
TN: carbonate de sodium
ED: saponification