Lucia déposa solennellement trois morceaux de fer sur le sol de sa chambre et ferma les yeux. Elle prit une profonde inspiration, se repassa une fois de plus les expériences de son dernier entraînement puis tendit la main et libéra sa capacité tout autour de la cible.

C’était la méthode qu’Anna l’avait aidée à trouver pour s’entraîner. Elle utilisait trois lingots de fer forgé qui avaient été spécialement fondus par Anna. Ceux-ci avaient été formés à partir de composants qui n’avaient rien de commun entre eux et contenaient tous respectivement de l’argent, du cuivre, du plomb et quelques impuretés. Sa tâche consistait à les reconstituer en tant que substances pures en laissant de côté les impuretés et également à trouver le lingot qui contenait la plus grande quantité d’argent.

Pour ce faire, elle devait contrôler sa production de magie et travailler d’abord sur une cible à la fois.

Faute de quoi il se pourrait qu’elle introduise les impuretés plus loin dans leurs éléments, ce qu’elle avait déjà fait chez elle à Valencia. C’était aussi la raison pour laquelle elle avait le sentiment que ses capacités étaient très difficiles à contrôler. Même si deux feuilles de papier se ressemblaient, une fois restaurées à leurs éléments d’origine, elles pourraient être très différentes. Le fait qu’il y ait une relation entre la quantité de pouvoir magique qu’elle utilisait et l’effet produit était une chose qu’elle ne serait jamais apte à comprendre par elle-même. De ce fait, les composants de certains papiers avaient été séparés plusieurs fois et fini par transformer la plupart des matières premières en eau et en gaz.

Dès son arrivée à Border Town, la première chose que les autres sorcières lui avaient apprise était qu’elle devait s’entraîner à contrôler sa magie.

À l’origine, Lucia n’était pas convaincue que ces choses invisibles et incompréhensibles pouvaient être contrôlées avec précision. Ce n’est que lorsqu’Anna eut démontré qu’elle était capable de contrôler la taille de sa flamme noire qu’elle réalisa à quel point elle s’était trompée. Non seulement Anna pouvait ajuster sa magie et changer la taille et l’épaisseur de la flamme noire, mais elle atteignait à chaque fois un niveau supérieur de perfectionnement.

– « Grande sœur, allez-vous à nouveau vous entraîner ? » demanda Bella, curieuse, en sortant la tête de son lit. « C’est juste après le déjeuner. »

La main de Lucia se mit à trembler et le lingot de fer qu’elle tenait se transforma immédiatement en un tas de poussière fine.

– « Je vous ai déjà dit de ne pas me déranger lorsque j’utilise mon pouvoir », dit-elle en se retournant pour donner une tape sur la tête de sa sœur. « Concentrez-vous sur vos lettres! »

– « Je suis incapable de donner un sens à ce que je regarde », répondit Bella.  « Je ne comprends même pas la signification de la moitié des mots; Je ne suis pas comme ma grande sœur. Vous, vous savez lire et écrire. »

– « C’est pourquoi il est important de lire davantage. De nombreux mots ont une structure similaire, donc même si vous ne les avez pas appris, vous devriez pouvoir deviner ce qu’ils signifient. L’alphabétisation est un processus de familiarisation. »

– « D’accord. » Bella rétracta sa tête.

Lucia concentra son attention sur le second lingot de fer, puis exerça son contrôle pour libérer lentement sa magie. Elle essaya d’imaginer une mince couche de gaze recouvrant le lingot et l’enveloppant uniformément.

– « Hey, je suis arrivée! »

La porte grinça soudain et une femme blonde se précipita dans la pièce.

« Vous vous entraînez ? »

– « Sœur Rossignol! » s’écria Bella, insouciante.

Le second morceau de fer se transforma lui aussi en un tas de poudre fine.

Lucia soupira et mit tous les débris de métal qui jonchaient le sol dans un sac en cuir. Il était évident qu’elle ne s’entraînerait probablement pas ce jour-là.

Soudain, on lui tendit une glace au riche arôme de lait.

– « Tenez, c’est pour vous. »

– « Merci », dit Lucia en prenant la glace. « Mais cela n’est-il pas réservé au thé de l’après-midi ? »

Rossignol se tapota fièrement la poitrine et répondit :

– « Oh, c’est exact. Mais c’est une récompense spéciale que j’ai demandée à Son Altesse… En voici une pour vous aussi », dit-elle en tendant une autre glace à Bella qui éclata de rire. 

– « Sœur Rossignol est la meilleure! »

« Quelle filoute! Sitôt qu’elle aperçoit quelque chose de délicieux, plus rien d’autre ne compte », se dit Lucia, impuissante.

Mais lorsqu’elle goûta la crème glacée, le riche goût sucré du miel et du lait se répandit dans sa bouche, le froid et la fraîcheur de la glace renforcèrent encore sa douceur. Elle se dit qu’à la place de sa sœur, elle aurait probablement réagi de la même manière. Lorsqu’elle eut avalé toute la glace, une légère sensation de froid persista sur ses dents et ses lèvres.

« Personne ne pourrait résister à un tel délice, surtout avec la chaleur estivale. Il n’est pas surprenant que Son Altesse ne donne de la glace  que durant le thé de l’après-midi. »

La jeune fille pensait que cet aliment exceptionnel coûtait vraiment beaucoup d’argent. Du moins n’avait-elle jamais entendu parler de ce dessert lorsqu’elle vivait à Valencia.

Lucia réfléchit et demanda :

– « Comment avez-vous pu obtenir que Son Altesse vous donne ceci ? »

– « Heh heh, » répondit Rossignol avec un large sourire, « je suis classée troisième à l’examen, juste derrière Wendy et les Leaves. Son Altesse pensait que je ne réussirais jamais cette épreuve. La réalité étant à des années lumières de ce qu’il avait imaginé, il était tout à fait normal que je lui demande une récompense spéciale. »

– « Alors c’était ça… » Elle hésita un moment puis demanda : « Et le mien ? »

– « Soixante-huit, mais je ne connais pas votre classement. »

– « Euh, si bas », fit Lucia, déprimée.

« Au total, il y avait 120 points, mais je n’en ai obtenu qu’un peu plus de la moitié, alors que j’ai appris à lire et à écrire il y a longtemps », pensa-t-elle.

– « C’est plutôt bien », commenta Rossignol en lui tapotant la tête. « Après tout, depuis combien de temps suivez-vous les cours ? Il est tout à fait naturel que vous soyez un peu limite en ce qui concerne les mathématiques et la nature. Mais si jamais vous avez un souci, vous pouvez venir me voir si vous le souhaitez. »

– « Et moi ? Pourrais-je aussi venir vous demander! ? » Dit Bella en levant la main.

– « Bien sûr », répondit Rossignol en riant, « vous êtes la bienvenue à tout moment. »

– « Si je réussis l’examen élémentaire, est-ce que je pourrai moi-même choisir mon travail ? »

– « Son Altesse dit que vous êtes bien trop jeune. L’âge minimum requis pour commencer à travailler est quatorze ans et pour le moment, vous n’avez que dix ans. Ne soyez pas si anxieuse», répondit Lucia en la regarda fixement.

Cependant, la petite fille n’abandonnait pas si facilement :

– « Je veux vous aider et partager votre pression. Si un jour vous voulez vous marier et avoir un bébé, vous aurez besoin de beaucoup d’argent. Si vous n’en avez pas suffisamment, vous vivrez des jours pénibles! »

– « Où avez-vous entendu cela ? » demanda Lucia en portant ses mains à son visage.

– « De papa. Il répétait toujours qu’il avait beaucoup de mal à nous élever. »

Rossignol ne put réprimer son rire :

– « Si vous pouviez avoir un emploi, que choisiriez-vous ? »

– « Le laboratoire de chimie! » s’écria Bella en leva la main.  « Je veux devenir alchimiste, obtenir le titre de Sage ainsi que l’admiration et les louange de tous! »

– « Ce… il ne vaut mieux pas », répondit la sorcière en secouant la tête. « Le laboratoire est dangereux. »

– « Dangereux ? », demandèrent simultanément les deux sœurs.

– « Ouais », répondit Rossignol. Elle étendit les mains : « Non seulement ils travaillent souvent avec des acides, mais parfois, il y a également des explosions. Kyle Sichi lui-même, le chef alchimiste, n’a pu éviter les accidents. La dernière fois que cela s’est produit, quatre de ses doigts ont été emportés. Sans le pouvoir magique de Nana, de toute sa vie, jamais plus M. Sichi n’aurait pu manipuler de bocaux ou de flacons. » Elle marqua une pause.  « De plus, il semblerait que Son Altesse ait récemment entrepris de développer un nouveau type de poudre à canon. Il pense que c’est extrêmement dangereux, c’est pourquoi il a ordonné que cela soit fait dans un laboratoire séparé. »

– « Euh, dans ce cas, auriez-vous de bonnes suggestions ? »

Lucia s’approcha et entoura Bella de ses bras, décidée à ne jamais laisser sa sœur se rendre dans un endroit aussi dangereux.

– « Sans aucun doute devrait-elle entrer à l’Hôtel de Ville et devenir fonctionnaire. »

– « Fonctionnaire ? » Répéta Lucia

Rossignol toussota :

– « c’était ainsi que Son Altesse les appelait lorsqu’il réfléchissait à voix haute. Communément parlant, on les appelle des fonctionnaires municipaux. Ils bénéficient d’un emploi stable et sûr, assorti d’un salaire de niveau supérieur. En outre, ils ont de belles  perspectives de carrière. Un chef de département a les mêmes avantages qu’une sorcière. »  

– « Alors, c’est ainsi, » dit Lucia, pensive.

– « Sœur rossignol, aimez-vous Son Altesse Royale ? » Demanda Bella avec curiosité. « Dans la plupart de vos phrases, vous dites : « Son Altesse a dit. » Maman disait toujours qu’on parle beaucoup des gens que si on les apprécie. »

En entendant la question de sa sœur, le visage de Lucia se crispa.

« La barbe! Comment osez-vous poser une telle question, c’est terriblement déplacé! Nous ne sommes tout au plus que des amies. Vous n’avez pas le droit de lui poser une telle question, d’autant plus que cette personne est mon aînée et que je l’estime énormément », pensa-t-elle.

Prise de panique, elle couvrit en hâte la bouche de Bella, mais avant même qu’elle puisse lui présenter des excuses, Rossignol répondit avec franchise :

– « Ouais, je l’aime bien. »