À peine le dîner terminé, Chandelle se rendit dans la  grande salle du château.

Chaque soir, Maître Scroll y donnait des leçons, mais contrairement aux collèges de l’aristocratie dans les grandes villes, les étudiants qui assistaient à ses cours étaient des sorcières de l’Association.

Mais elle n’était pas la première à pénétrer dans la “salle de classe”. Evelyne, qui était déjà assise à la longue table, lui fit signe.

– « Son Altesse vous a-t-elle assigné quelque devoir récemment ? »Demanda-t-elle alors que Chandelle prenait place.

Elle se souvient qu’à leur arrivée, elle s’était adressée sèchement à ce dernier en l’appelant  “mon seigneur”. Chandelle, qui riait intérieurement, répondit :

– « En effet, il m’a donné pour tâche de lancer ma capacité sur quelques étranges morceaux de métal, afin qu’ils demeurent à température ambiante, mais je n’en vois pas l’utilité. »

– « Alors… C’est ainsi », fit Evelyne dont les yeux se ternirent. « Jusqu’ici, Son Altesse ne m’a pas demandé de faire quoi que ce soit. »

– « Il ne vous a pas indiqué de pratique adaptée à votre capacité ? » Demanda Chandelle, intriguée.

– « Non, je pratique selon mes propres envies », répondit Evelyne en secouant la tête. Elle ajouta : « Il ne vient qu’occasionnellement et me demande de goûter un nouveau vin. »

– « Peut-être est-ce tout ce que Son Altesse recherche. Vous avez passé toute votre vie dans les pubs, par conséquent vous connaissez parfaitement le goût des boissons. Il n’y a pas beaucoup de sorcières comme vous. »

– « Il n’a pas besoin d’une sorcière pour goûter le vin », protesta-t-elle. « Un salaire d’un Royal d’or suffit pour engager un vigneron spécialisé. »

– « Euh… » Chandelle tapota l’épaule de son interlocutrice : « Son Altesse Royale doit certainement avoir un projet. »

– « Scroll a elle aussi tenté de me réconforter de cette façon, mais je ne sais que faire de mes capacités. Je ne peux pas compter uniquement sur de l’air pour transformer de l’eau en vin … Ne me dites pas qu’il cherche seulement à fabriquer le vin le plus savoureux pour le vendre! Les gens du peuple ne peuvent se permettre qu’un vin de basse qualité, quant aux nobles, ils ont tous leurs goûts personnels qui n’ont rien en commun l’un avec l’autre. » Evelyne posa le menton sur la table et poursuivit d’un ton accablé. « De plus, le vin que Son Altesse me donne à goûter est de plus en plus… difficile à boire. Je lui ai suggéré d’y ajouter de l’eau ou du jus de fruits, mais de toute évidence, il ne cherche qu’à obtenir le vin le plus fort possible. »

Durant un moment, Chandelle ne sut que répondre. Sur ce point, Evelyne et elle étaient toutes les deux assises dans le même bateau. Depuis leur arrivée à l’Île Dormante, elles n’avaient, la plupart du temps, que quelques corvées insignifiantes à faire. L’huile de poisson augmentant quotidiennement, il n’était plus nécessaire de solidifier. Par ailleurs, Tilly interdisait totalement les boissons en général.

Durant les premiers temps, les provisions étaient souvent distribuées en fonction de la capacité de chacune. Parfois, Chandelle n’avait droit qu’à du poisson grillé non salé. Durant tout ce temps, elle n’avait jamais eu le sentiment qu’il y ait un quelconque problème avec cette manière de faire. Bien au contraire, elle était même prête à renoncer à sa nourriture en faveur de sorcières qui devaient dépenser une plus grande quantité de magie. Cependant, que les autres sorcières commencent à former des groupes et à l’exclure quelque peu l’avait rendue légèrement mal à l’aise.

Heureusement, Lady Tilly avait toujours pris bien soin d’elles. Elle s’était même excusée pour cette méthode de distribution, allant jusqu’à promettre que sitôt que les provisions seraient plus abondantes, elles commenceraient à faire des ajustements de sorte que les sorcières les moins favorisées ne se sentent plus jamais exclues.

Jamais une telle situation ne s’était produite à Border Town. Toutes les sorcières étaient assises à la même table et savouraient le repas ensemble en compagnie de Son Altesse.  Les vêtements qu’elles portaient ou la manière dont on les traitait ne différaient en rien.

Mais le plus grand changement qu’elle avait constaté en ce qui concerne leur vie quotidienne était celui-ci : que leur capacité soit formidable ou non, chacune d’entre elles considérait l’autre comme un membre du même groupe. Même si cela ne faisait que deux courtes semaines qu’elle était arrivée à Border Town, elle avait profondément ressenti cela.

Elles se considéraient vraiment comme des sœurs.

C’était quelque chose que Chandelle enviait beaucoup.

Lorsque toutes les sorcières furent assises, Maître Scroll entra dans la pièce avec une pile de papiers blancs :

– « Aujourd’hui, je ne vous apprendrai rien de nouveau. À la place, je vais effectuer un examen complet de tout ce que vous avez appris jusqu’ici. »

– « De quoi s’agit-il ? » Demanda Foudre en levant la main.

– « Googoo ? » fit également Maggie.

– « Voilà trois mois maintenant que vous étudiez. Son Altesse est d’avis qu’il est temps de tester les résultats de votre apprentissage », dit gaiement Scroll. « Toutes les questions sont sur ces documents. Elles sont divisées en trois parties : la langue du royaume, les mathématiques et la nature. Au total, il y a soixante questions, chaque bonne réponse vous donne un point et chaque erreur fait baisser le score… Bien entendu, si vous ne comprenez pas le problème, il vous suffira de lever la main et de poser votre question. Je crois que vous maîtrisez toutes déjà les compétences de base en matière d’écriture et de lecture, sans quoi même si vous connaissiez la réponse, vous seriez incapable de la donner. » Scroll marqua une pause avant de poursuivre : « Au fait, Son Altesse a dit que seules celles qui auront répondu correctement à plus de la moitié des questions pourront apprécier la crème glacée durant le thé de l’après-midi. Si votre score est inférieur à cette limite, vous perdrez votre qualification pour le thé de l’après-midi. »

Chandelle entendit soudain un soupir. Elle se retourna et vit Rossignol, l’air sidéré, qui regardait un morceau de charbon de bois brisé en deux morceaux sur le sol.

– « En outre, Son Altesse a clairement fait savoir que les cinq sorcières qui viennent de l’Île Dormante n’étaient pas comprises dans ces dispositions. Si elles souhaitent rester et répondre aux questions, c’est leur choix. Sinon, elles peuvent prendre leur soirée. » Scroll regarda Chandelle, Evelyne et les autres et reprit : « Peu importe votre score final, vous pourrez profiter du délicieux thé de l’après-midi. »

– « Puh », Evelyne se tapota la poitrine, tourna la tête et murmura : « Je ne serai jamais capable de reconnaître toutes les lettres, aussi je ne suis pas certaine d’avoir de la glace. »

Honey et Lotus se levèrent aussitôt, saluèrent joyeusement Scroll et quittèrent la salle.

De plus, Sylvie, qui ne se sentait pas très bien, n’était pas venue ce soir-là. Evelyne et Chandelle furent donc les seules sorcières de l’Île Dormante à rester dans la salle.

– « Vous restez ? » Demanda Chandelle d’une petite voix.

– « Je voudrais essayer », répondit son interlocutrice en hochant la tête. « Son Altesse n’a-t-elle pas dit que la connaissance menait à l’évolution ? Si je ne travaille pas dur à cet égard, j’ai peur de ne jamais pouvoir me comparer à elles. » Elle afficha un sourire futé : « Ces jours-ci, je me suis entraînée à écrire les caractères dans ma chambre après le cours. Lily et Lune Mystérieuse m’ont également appris à lire et à écrire des mots courants. »

Tandis qu’elle relatait ces faits, la frustration dans la voix d’Evelyne se dissipa et ses yeux se mirent à briller. Chandelle ne put s’empêcher de sourire.

– « Je vais essayer moi aussi. »

…

– « Votre Altesse, voici les résultats de l’examen », dit Scroll.

Elle remit  le résumé à Roland.

– « Vous avez travaillé dur. »

Depuis la récente découverte sous la Mine du Versant Nord, Roland était perplexe. Il avait du mal de se concentrer sur ses tâches quotidiennes, aussi essayait-il de reporter son attention sur quelque chose de moins intense. « Hein ? La performance de Rossignol aurait, contre toute attente, atteint la norme requise ? »

– « Oui, non seulement c’était plutôt bon, mais sa note est même parmi les meilleures. C’est en grande partie dû à son score linguistique parfait », rapporta Scroll avec un sourire, « après tout, la plupart de vos sujets étaient très simples. De plus, il y a longtemps qu’elle a appris à lire et à écrire, elle était donc, dès le départ, avantagée aux autres sorcières. »

– « Tsk, » Roland passa sa langue sur ses lèvres : « Je pensais pouvoir lui faire manger moins de sucreries avec cet examen. » Avant même qu’il ait terminé sa phrase, il sentit un fort pincement à l’épaule. « Bref, le résultat me semble plutôt bon. Tous les membres de l’Association ont plus de soixante points. Votre instruction semble porter ses fruits. »

– « Ces résultats sont également indissociables de leurs efforts. »

Roland regarda plus bas sur la liste et demanda :

– « Deux sorcières de l’Île Dormante seulement ont participé au test ? »

– « Eh bien, celle qui se nomme Evelyne a obtenu cinq points, tandis que Chandelle en a eu trente-six. Cette dernière avait certainement des bases antérieures. La plupart de ses points viennent des questions portant sur la langue du royaume », répondit Scroll.

« Le fait qu’elle soit parvenue à obtenir quelques points en dehors des questions portant sur l’écriture bien qu’elle n’ait suivi les cours que durant deux semaines montre que ses qualités individuelles sont vraiment étonnantes. L’instinct et la connaissance externe sont des composantes pour l’amélioration continue du pouvoir magique d’une sorcière. »

Les résultats de leurs propres sorcières étaient excellents. Par exemple, Lily, Colibri, Lune Mystérieuse et les autres analphabètes avaient appris en trois mois les bases de la lecture et de l’écriture et surpassaient déjà la majorité des gens dans les rues.

« À quoi ressemblerait le futur si les gens pouvaient mettre de côté leurs préjugés et travailler de concert avec les sorcières pour promouvoir le niveau global de la société et de la civilisation ? »

À cette pensée, le cœur de Roland fut rempli d’attentes.