Lorsqu’il eut achevé les expériences du jour, Kyle Sichi rentra chez lui. Sa femme avait déjà fait cuire le pain. Elle lui prépara une soupe aux champignons et lui versa un verre de vin blanc.

C’étaient des produits vendus sur le marché de proximité. Ces énormes champignons blancs étaient comme l’écriteau les décrivait : « Vous ne trouverez pas de mets plus frais ni plus parfumés. Goûtez, vous découvrirez que tout ceci est vrai. Lorsque vous en aurez mangé un, il vous sera difficile d’en oublier sa saveur. »

Bien sûr, son prix était également très élevé. Un champignon de la taille de la paume valait bien un Royal d’argent. S’il n’avait eu un bon salaire, Kyle n’aurait jamais pu se permettre d’acheter un aliment aussi cher. Il y avait également beaucoup d’autres choses semblables, comme du savon parfumé et des miroirs. Si on avait suffisamment d’argent, la vie à Border Town était beaucoup plus confortable que celle d’un noble moyen.

Roland était purement et simplement dans la démesure, c’était son sentiment dominant.

Après le repas du soir, son épouse lui remit une lettre.

– « C’est ? »

– « Un garde a apporté cette lettre cet après-midi. Vous étiez encore au travail », répondit-elle en commençant la vaisselle. « Il a dit qu’apparemment, elle venait de Redwater City. »

– « C’est vrai ? » Demanda Kyle en entrant dans son bureau. Il décacheta la lettre à l’aide d’un couteau puis en sortit un parchemin qu’il étala.

À sa grande surprise, la lettre commençait par : « Cher mentor respecté. »

Comprenant que cette missive lui était envoyée par Chavez, le Chef Alchimiste ne put s’empêcher de sourire. Il s’assit à son bureau et se mit à lire attentivement.

Lorsque Kyle avait quitté l’Atelier d’Alchimie de Redwater City, un autre alchimiste nommé Capola était devenu le nouveau chef. Mais cet homme avait l’esprit mesquin. Lorsqu’il eut  obtenu la formule du verre de cristal laissée par Kyle, non seulement il affirma devant le Seigneur que c’était le fruit de son travail et de celui de Kyle, mais volontairement ou non, il exclut même Chavez du groupe expérimental d’Alchimie.

Dans la lettre, Chavez se plaignait du fait que c’était peut-être parce qu’il voulait lui emprunter l’idée de la méthode de fabrication de l’acide dite ײà double pierreײ mais qu’il ne voulait finalement pas faire part de son succès. Depuis, apparemment, plusieurs autres alchimistes s’étaient mis à évincer Chavez, intentionnellement ou non.

Kyle en fut très troublé.

Globalement, il comprenait la pensée de ces gens : Chavez était le plus jeune alchimiste de la chambre de raffinage et beaucoup étaient d’avis que ce n’était que grâce à la chance et au fait que Kyle l’appréciait en tant que disciple qu’il avait pu sortir du lot. Mais l’Alchimiste en Chef ne pouvait que cracher dédaigneusement sur ce point de vue.

Le salpêtre et le vitriol vert étaient tous deux des matériaux communs. Aussi pourquoi était-ce Chavez et personne d’autre qui avait découvert la méthode de la double pierre pour fabriquer de l’acide ? Ce seul point expliquait déjà suffisamment d’où venait le problème. La perception, la mémoire, faire des suppositions sans crainte et se montrer diligent durant l’expérimentation, tout cela était indispensable. L’habileté innée de ce jeune homme était même supérieure à la sienne.

À la fin de la lettre, Chavez avait joint deux formules alchimiques, affirmant qu’il s’agissait de deux des acides qu’il avait récemment découverts et qu’il souhaitait partager avec son mentor. Mais au premier coup d’œil, Kyle s’aperçut que l’essence de ces deux formules était simplement de créer du sel par la réaction conjointe des acides et des alcalis. Des recettes comme celles-ci, il pouvait les recopier des douzaines de fois le temps d’un seul souffle.

Avec un soupir, Kyle Sichi reposa la lettre et jeta un coup d’œil à la ײChimie Elémentaireײ posée sur sa table.

Tout avait bien changé avec Son Altesse et ses soi-disant ײlivres anciensײ. Sans eux, il serait sans doute encore comme Chavez, errant sans but dans le chaos primitif dans l’espoir de trouver à la surface de l’argile qu’il considérerait comme une sorte de Trésor.

Kyle prit le livre et l’ouvrit directement à la dernière page.

Il y avait là une table soigneusement divisée en une centaine de petits carrés.

Chaque fois qu’il regardait la table, il ne pouvait s’empêcher d’avoir la chair de poule et avait du mal de décrire tout le respect et la crainte qu’il ressentait.

Chaque carré portait un petit numéro de série dans le coin supérieur gauche qui, sauf omission, allait jusque 118. À côté des deux premières rangées, la majorité des cases étaient vides à l’exception de quelques symboles au milieu. Par exemple : vingt-six: fer, vingt-neuf: cuivre.

Cette table était intitulée : “Tableau périodique des éléments”.

Le livre entre ses mains tremblantes, l’Alchimiste en Chef avait interrogé Roland au sujet des cases vides. Ce dernier lui avait répondu qu’à l’origine, il y avait également des éléments consignés dans ces case mais qu’il était incapable de s’en souvenir. Si, en cet instant, son interlocuteur n’avait été Son Altesse Royale, il aurait probablement pris le livre et le lui aurait jeté en plein visage.

Selon ce qui était consigné dans le livre, cette table contenait tous les éléments existant sur terre. S’il existait un Canon d’Alchimie, il n’y avait aucun doute que ce serait le chapitre le plus spectaculaire de l’ouvrage. Ce qui l’effrayait le plus était de se demander qui était celui qui avait été en mesure de réaliser un tel tableau. Si l’on connaissait déjà tout ceci, a quoi les Alchimistes étaient-ils supposé servir ? Apparemment, ils n’étaient qu’une bande de gamins assis dans la vase en train d’empiler des rochers.

Kyle se rappela soudain la promesse de Son Altesse. S’il réussissait à faire venir Chavez et à mettre sur les rails le groupe d’apprentis récemment recrutés, peut-être qu’il serait capable de remplir ces trois nouveaux laboratoires. Ainsi, son rêve de mettre la main sur la ײChimie Intermédiaireײ deviendrait réalité.

Ayant réfléchi, il prit aussitôt une feuille de papier blanc et entreprit de rédiger sa réponse.

En fait, lors de la réunion où Son Altesse Royale lui avait demandé s’il avait la moindre idée de comment produire de l’acide à grande échelle, Kyle ne lui avait pas dit la vérité. Les choses étant longues et complexes à expliquer, ç’aurait été une perte de temps. Et surtout,  il ne savait pas encore si son programme fonctionnait. Il avait entièrement fondé sa méthode de production sur les éléments et les principes de réaction consignés dans le livre.

Comparée au test d’alchimie précédent, cette hypothèse avait l’air des murmures absurdes qu’aurait pu proférer un enfant durant son sommeil. Il avait l’intention d’utiliser des matériaux qu’il n’avait jamais vus auparavant et une méthode de réaction sans précédent pour créer quelque chose qui, apparemment, n’avait aucune similitude avec les matières premières, et ce uniquement parce qu’elles contenaient le même type d’élément.

Cependant, Kyle avait la faible présomption que cette méthode pouvait fonctionner!

Après tout, au cours des centaines expériences de permutation qu’il avait menées précédemment, pas une seule fois les assertions du livre ne s’étaient révélées erronées.

Son plan initial terminé, l’étape suivante consistait à réaliser un ensemble complet de tests théoriques au sein du laboratoire. Puisque Son Altesse avait déclaré qu’il était possible d’utiliser une méthode industrielle pour la production à grande échelle, les résultats devraient être reproductibles en laboratoire.

Kyle eût bientôt terminé sa lettre. Au lieu de s’étendre en paroles inutiles pour réconforter Chavez, il informa sans détours son ancien disciple que la connaissance alchimique était à la fois disponible et mesurable. Kyle était persuadé qu’aucun alchimiste débordant d’intérêt comme peut l’être un homme sage ne laisserait passer l’occasion de chercher la vérité.

Une fois la lettre pliée, Kyle la plaça dans une enveloppe qu’il scella à la cire, après quoi il fut contraint d’attendre le lendemain pour remettre le message à un vendeur itinérant qui avait accepté de le livrer.

Ceci fait, il reporta son attention sur le tableau périodique.

En pensant à ces cases vides qui ne seraient jamais remplies, Kyle avait l’impression que sa vie n’avait plus de joie à lui offrir. Mais heureusement, Son Altesse Royale avait prononcé une courte phrase qui avait fait bondir son cœur et depuis ce jour, il ne cessait de repenser à ces paroles :

– « Ne faites pas cette tête, la table périodique organise chaque élément dans un modèle régulier selon une règle de base. Vous pouvez le remplir vous-même. »

– « Un modèle régulier ? » Voulez-vous dire que l’on peut déduire ces éléments inconnus, tout comme lorsque l’on calcule une formule alchimique ? »

– « C’est exact. Même si vous ne les avez jamais vus auparavant, il vous est possible de décrire leur apparence et leurs caractéristiques. »

– « Cette règle, quelle est-elle ? »

– « Voulez-vous savoir ? Elle est inscrite dans la ײChimie Intermédiaireײ.