Une semaine plus tard, Roland lançait officiellement le grand projet de construction d’un pont en acier.
– « Vous voulez dire que je devrai soulever deux parcelles de terre au milieu de la rivière pour servir de point d’appui aux piliers du pont ? » Lotus regarda la rivière qui déferlait et demanda, étonnée : « Ne me dites pas que vous projetez de construire un véritable pont plutôt qu’un pont fait de pontons pour relier les deux côtés de la rivière ? »
– « Si », répondit le Prince. Il déroula le parchemin qu’il tenait à la main : « Compte tenu de l’impact du courant de la rivière, il faut que ces deux parcelles de terre aient un certain volume. Elles devront également être construites de cette manière afin de réduire la puissance de l’impact. »
– « Cela… ressemble à un bateau », dit Lotus dont le regard se promenait sur le plan.
– « C’est exact. Pour être plus précis, on appelle ceci une construction “en fuseau” acquiesça-t-il. « S’ils sont construits parallèlement à la direction du flux, l’impact reçu par le front sera réduit au minimum. Le problème est que la rivière Redwater a près de dix mètres de profondeur, pourrez-vous soulever le terrain malgré tout ? »
– « Cela ne devrait pas être difficile, Votre Altesse », répondit simplement Lotus, « Laissez-moi faire. »
Par sécurité, la sorcière se rendrait sur les lieux à bord du ײLittle Townײ. Lorsque l’on se tenait sur la coque massive du navire en ciment qui flottait sur la rivière, c’était comme si l’on se trouvait sur la terre ferme. À nouveau, Foudre prit le poste de timonier tandis que Wendy était chargée du vent.
Au cours de la semaine précédente, on aurait dit que cette dernière, visiblement un peu mal à l’aise, évitait de se trouver dans la ligne de mire du Prince. Jusqu’au jour où Roland la vit se promener la tête haute, comme si elle était redevenue elle-même. Enfin, alors que la sorcière passait devant lui pour monter à bord du navire, il l’entendit même murmurer un doux “merci”.
– « Vous pouvez me remercier », lui murmura Rossignol à oreille depuis son brouillard.
Bientôt, le ײLittle Townײ quitta le quai et se dirigea vers le centre de la rivière. Carter avait tendu une corde de chanvre d’un bout à l’autre de celle-ci et deux morceaux de toile rouge étaient attachés à l’emplacement prévu pour les piliers. Lorsque le navire eut atteint le site réservé au premier pilier, Lotus se dirigea vers la rambarde et entreprit d’utiliser sa capacité.
La surface de la rivière prit soudain l’apparence de l’eau bouillante. Les bulles montaient l’une après l’autre tandis qu’une «colline» se formait progressivement. Peu de temps après, le gravier, les algues et le limon remontèrent dans les flots de la rivière dont l’eau devint boueuse.
« Alors, c’est ainsi que ça fonctionne », pensa Roland.
Sa capacité non seulement pouvait modifier une surface solide mais également l’eau. De plus, cette dernière était bien plus facile à soulever que le gravier en vrac. Même si le flux l’emportait aussitôt, le lit de la rivière avait déjà été soulevé.
Peu de temps après, une masse de boue grise apparut à la surface de l’eau. Celle-ci paraissait molle et dégageait une odeur particulièrement désagréable. Toutes les personnes présentes durent se couvrir le nez.
Cependant, aux yeux de Roland, cette masse grise était le meilleur type d’engrais. Le sol contenait des centaines d’années d’os de poissons et autres créatures aquatiques, des plantes ainsi que les excréments des habitants des profondeurs. Si le transport ne posait pas trop de problèmes, le Prince aurait bien voulu collecter tout ce terreau et l’utiliser comme fertilisant. Malheureusement, pour l’heure, il ne pouvait être ramassé qu’à la main et il fallait entrer dans l’eau.
Lorsque les couches d’engrais furent nettoyées et la section améliorée, il aperçut enfin la terre solide d’un jaune-brun tant attendue. Les étapes suivantes consistèrent à répéter inlassablement le processus jusqu’à ce que les deux parcelles de terrains soient totalement formées.
Roland s’attendait à ce que l’évolution dure au moins une semaine, mais le fait que le sol ait été soulevé et ait franchi la surface de l’eau ne signifiait pas que le terrain était exploitable. Le flux de la rivière emportait le limon et, à défaut de protection complémentaire, même si les piliers étaient formés selon la conception du fuseau, ils ne dureraient pas plus de dix ans.
Roland, qui s’efforçait de parvenir à une conclusion, appela Karl van Bate, prit un morceau de charbon de bois et se mit à dessiner les étapes nécessaires à la consolidation du sol.
– « Votre intention est-elle de creuser des trous dans le sol et de les remplir de ciment ? », demanda le Ministre de la Construction nouvellement promu après avoir analysé le dessin.
« Il vient une fois de plus de démontrer pourquoi il était l’un des membres les plus doués de la Guilde des Tailleurs de Pierre de la Cité du Roi », pensa Roland avec satisfaction. « En seulement quelques mots de ce dont j’ai pu me souvenir, il a immédiatement compris mes intentions. »
– « C’est exact. Cependant, chaque segment ne doit pas dépasser cinq mètres de long et faire environ un mètre de profondeur. Lorsque vous le remplirez de ciment, appelez Lotus et demandez-lui de l’enterrer un mètre sous terre. En répétant cela, nous serons en mesure de construire un mur de ciment qui sera bien droit à la surface et dans le lit de la rivière. »
Roland avait mis au point ce plan après avoir vu la capacité de Lotus en action. Puisqu’elle pouvait contrôler la surface et la faire baisser, elle était vraisemblablement en mesure d’enfoncer dans le sol une structure qui se trouvait sur la terre.
– « Votre idée est, en effet, extrêmement ingénieuse », dit Carl dont les yeux étincelaient. « De cette façon, même si la rivière emportait les couches du sol en surface, il resterait toujours le mur de ciment pour bloquer l’eau. »
Roland hocha la tête :
– « Le point crucial réside dans le calcul de la hauteur totale des blocs de ciment. Si elle est trop faible, la partie inférieure deviendra instable ce qui posera problème. Et si elle est supérieure à ce qui est requis, en plus de gaspiller du ciment, la construction s’en trouvera retardée. Aussi je place sur vos épaules cette responsabilité. »
– « Entendu, Votre Altesse », acquiesça Karl. « À en croire le limon et la terre molle qui se sont soulevés, je suppose que la hauteur finale du mur de ciment sera d’environ douze mètres. »
« Et lorsque vous aurez tout entouré de murs, ne recouvrez pas la terre qui se trouve au centre avec du ciment. Je voudrais, par la suite, y faire pousser de l’herbe et toutes sortes de fleurs », recommanda le Prince avec insistance.
– « Plusieurs sortes de… fleurs ? »
Karl semblait confus.
Tout bien considéré, ces murs ne seraient jamais totalement étanches. Et à chaque fois qu’il faudrait réparer les segments, il y avait toujours des failles. Pour consolider le sol, la méthode la plus simple consistait à planter différentes sortes d’herbe et de fleurs. La végétation réduirait la quantité d’eau et en minimiserait l’érosion. Ce serait encore plus vrai une fois que Leaves aurait utilisé sa magie pour allonger le système d’implantation des racines. Ainsi, la terre serait solidement soudée.
Après une explication simple sur la façon dont les plantes pouvaient renforcer le sol, Roland se tourna vers les ouvriers qui travaillaient sur les berges de la rivière :
– « Quel est l’état actuel de la construction des accès au pont ? »
– « Nous sommes en plein milieu de la pose du gravier de ciment pour la surface de la route », répondit Karl sans réfléchir. « Cela devrait être terminé dans le courant de la semaine. »
Selon les plans, les accès de chaque côté de la rivière seraient constitués de pierres empilées et de ciment, tout comme les murs de la ville. À partir du moment où la position et les mesures étaient correctes, la construction en elle-même n’était pas très compliquée. Le point culminant de la passerelle se situait à sept mètres au-dessus du sol et elle était reliée aux rues de la ville par une longue pente douce et courbée.
Il y avait également une différence de hauteur entre la digue sur la rivière et la surface de l’eau. Lorsque la construction du pont serait terminée, douze mètres sépareraient celui-ci de la surface de l’eau, ce qui devait être suffisant pour que les voiliers puissent passer.
Pour le moment, seule la première étape du pont en lui-même était achevée et subissait actuellement un test de résistance sur la rive. En raison de sa petite enjambée, la charge serait très faible. De cette façon, le pont serait fiable même si Roland ignorait l’ingénierie des ponts. En l’absence de camions à huit roues, qui ne feraient leur apparition que des siècles plus tard, une poutre en I de trente centimètres d’épaisseur garantirait la stabilité du pont. Même si la foule envahissait celui-ci, la poutre d’acier ne cèderait pas. D’autant plus qu’Anna avait pris en charge la totalité du processus de construction, de l’assemblage à la soudure. Il était donc extrêmement peu probable que cela soit bâclée.
De même, l’installation du pont serait également très simple. Lorsque le pont à trois travées serait terminé, Colibri réduirait son poids et le remettrait à Foudre afin qu’elle l’emmène jusqu’à l’emplacement prévu.
Dès lors, deux chariots pourraient emprunter côte à côte le pont d’acier qui reliait le secteur nord et le secteur sud pour traverser la rivière Redwater.
– « Même les plus grands maçons ne sauraient imaginer un pont aussi magnifique », déplora Karl en regardant la surface étincelante de la rivière. « Votre Altesse, ce pont d’acier a-t-il un nom ? »
Roland réfléchit puis annonça :
– « Je suppose que le nom le plus approprié est : ײLe Pont Redwaterײ.